Jurisprudence : E-commerce
Cour d’appel de Paris 5ème chambre, section A Arrêt du 23 mai 2007
France Telecom, Wanadoo E.Merchant / Syndicat de la Librairie française
e-commerce
PROCEDURE
Vu le jugement en date du 25 janvier 2005 par lequel le tribunal de grande instance de Créteil a, notamment :
– dit que les opérations de gratuité de frais de port et d’attribution de bons d’achat menées par les sociétés Wanadoo et Wanadoo E.Merchant étaient en contravention avec les dispositions de la loi du 10 août 1981,
– en conséquence, condamné in solidum les sociétés Wanadoo et Wanadoo E.Merchant à verser au Syndicat de la librairie française la somme de 30 000 € en réparation du préjudice occasionné par cette concurrence déloyale ;
Vu l’appel interjeté par les sociétés Wanadoo E.Merchant et France Telecom, laquelle vient aux droits de la société Wanadoo, et leurs conclusions enregistrées le 24 avril 2006 ;
Vu, enregistrées le 5 mars 2007, les conclusions présentées par le Syndicat de la librairie française ;
DISCUSSION
Considérant qu’il résulte de l’instruction que sur son site internet « www.alapage.com », la société Wanadoo E.Merchant, laquelle est une filiale de la société Wanadoo, devenue France Telecom, et a pour objet social la vente par correspondance de livres, disques, DVD et jeux vidéos, a proposé à ses clients une première opération promotionnelle consistant à faire bénéficier entre les 9 septembre et 6 octobre 2002 tout acheteur de ses produits de frais de port gratuits pour toute commande en envoi standard en France métropolitaine, à l’exception des fleurs et des jouets, puis une seconde opération qui eut lieu en 2001 et 2003 et consistant à octroyer à tout acheteur un bon d’achat de 15 € pour tout achat supérieur ou égal à ce bon ; qu’estimant, néanmoins, que ces deux opérations étaient constitutives d’actes de concurrence déloyale et méconnaissaient les dispositions de la loi du 10 août 1981 instituant le prix unique du livre et interdisant aux détaillants de pratiquer pour les livres les ventes avec primes le Syndicat de la librairie française a, par actes des 26 et 31 mars 2003, fait assigner devant le tribunal de grande instance de Créteil les sociétés Wanadoo et Wanadoo E.Merchant aux fins de leur condamnation in solidum en réparation de son préjudice ;
Sur la demande formée par la société France Telecom et tendant à sa mise hors de cause
Considérant que si le Syndicat de la librairie française soutient à l’appui de sa demande de condamnation solidaire des appelantes que la société France Telecom ne saurait être demeurée extérieure aux opérations commerciales litigieuses susmentionnées dès lors qu’elle a permis l’utilisation de son nom commercial sur la page d’accueil du site internet de la société Alapage.com, aux droits de laquelle se trouve désormais la société Wanadoo E.Merchant, qu’elle a mentionné son engagement exprès pour cette dernière et que les factures adressées aux clients étaient établies au nom de la société Alapage.com avec le rappel du sigle Wanadoo » et s’il précise également dans ses écritures que le « seul fait que le groupe « Wanadoo ou la société Wanadoo soient présentés comme instigateurs, animateurs ou supporteurs des opérations de promotion suffit à caractériser une participation effective et tangible » aux faits critiqués, il convient, cependant, de rappeler le principe de l’autonomie juridique des sociétés filiales, lesquelles sont des entités juridiques distinctes pourvues de la personnalité morale et de l’indépendance tant financière que gestionnaire ;
qu’ainsi la responsabilité de la société mère ne saurait être engagée pour des opérations émanant de sa filiale qu’en cas d’immixtion délibérée et caractérisée dans la gestion de celle-ci et, notamment dans les rapports commerciaux que cette dernière entretient avec ses clients ; qu’en l’occurrence la seule apposition sur le site internet de la société Wanadoo E.Merchant d’un signe d’appartenance au groupe Wanadoo est sans influence sur le fait que l’intéressée est seule impliquée dans les opérations promotionnelles contestées alors surtout, que les objets sociaux des deux sociétés sont distincts, la société Wanadoo E.Merchant ayant pour activité la vente par correspondance sur catalogue général et par l’intermédiaire de son site internet sur lequel elle propose la vente en ligne de ses produits tandis que la société France Telecom a pour seul objet le conseil en systèmes informatiques ;
que, par suite et en l’absence de toute confusion entre les appelantes ainsi que de toute immixtion démontrée dans les activités respectives de celles-ci, les éléments factuels sus énumérés invoqués par l’intimée et tirés de la proximité des logos et noms commerciaux desdites sociétés sur la page d’accueil du site internet de l’une d’elles ne sont pas de nature à permettre d’instaurer et de caractériser une quelconque responsabilité solidaire entre les sociétés Wanadoo E.Merchant et Wanadoo sauf à violer directement le principe ci-dessus énoncé de l’autonomie juridique de toute société ; qu’il échet, dès lors, de mettre hors de cause la société France Telecom au titre des pratiques mises en oeuvre par sa filiale ;
Sur l’opération d’offre de frais de port gratuits
Considérant qu’aux termes de l’article 6 de la loi sus visées du 10 août 1981 :
« Les ventes à prime ne sont autorisées sous réserve des dispositions de la loi n°51-356 du 20 mars 1951 modifiée et de la loi n°73-1193 du 27 décembre 1973 modifiée, que si elles sont proposées, par l’éditeur ou par l’importateur, simultanément et dans les mêmes conditions à l’ensemble des détaillants ou si elles portent sur des livres faisant l’objet d’une édition exclusivement réservée à la vente par courtage, par abonnement ou par correspondance » ; que l’article L 121-35 du code de la consommation énonce pour sa part :
« Est interdite toute vente ou offre de vente de produits ou de biens ou toute prestation ou offre de prestation de services faites aux consommateurs et donnant droit, à titre gratuit, immédiatement ou à terme, à une prime consistant en produits, biens ou services sauf s’ils sont identiques à ceux qui font l’objet de la vente ou de la prestation… » ; qu’enfin l’article R 121-9 du code de la consommation précise le contenu de l’interdiction ci-dessus :
« Ne sont pas considérés comme primes :
1° Le conditionnement habituel du produit, les biens, produits ou prestations de services qui sont indispensables à l’utilisation normale du produit, du bien ou du service faisant l’objet de la vente ;
2° Les prestations de service après vente et les facilités de stationnement offertes par les commerçants à leurs clients » ;
Considérant que si, pour écarter la mise en œuvre des dispositions de l’article 6 précité à l’opération litigieuse susvisée, la société Wanadoo E.Merchant soutient que « le port du livre constitue une modalité de délivrance du produit qui ne peut être considérée comme une prime » et si elle prétend également que « le port du livre est ainsi un service indispensable à son utilisation et une prestation accompagnant la vente, ce qui interdit en application de l’article R 121-9 sus mentionné de le considérer comme une prime », il convient, toutefois, de rappeler que toute vente avec prime se caractérise par l’incitation à l’achat consistant à attirer le client en lui offrant la perspective d’obtenir, avec un produit ou un service acquis à titre onéreux, un autre objet ou un autre service remis gratuitement ou à des conditions avantageuses ;
que, par ailleurs, pour être illicites, il suffit que les produits, biens ou services gratuits soient associés à un contrat à titre onéreux et attribués à l’acheteur du produit principal ou au destinataire du service principal ; qu’en l’occurrence les frais de port étant normalement à la charge de l’acheteur, le seul fait pour le vendeur, dans un but de promotion et d’incitation à l’achat, d’annoncer au client auquel le lie un contrat à titre onéreux, qu’il assume lui-même le paiement de la livraison et d’en faire un service gratuit, caractérise la prime au sens des articles 6 de la loi du 10 août 1981 et L 121-35 du code de la consommation ;
que la société Wanadoo E.Merchant ne saurait utilement écarter le jeu des dispositions combinées desdits articles en excipant d’un passage du guide du ministère de la culture selon lequel « la ristourne que constitue l’envoi franco de port ne peut être assimilée à une remise au sens de la loi du 10 août 1981 » dès lors que ce commentaire purement administratif est, d’une part, dénué de toute portée juridique contraignante, d’autre part et en tout état de cause, ne se prononce pas sur l’éventuelle qualification de prime à donner à la gratuité des frais de port ; que de même, le transport consistant en la mise à disposition de l’acheteur du produit considéré et étant, à ce titre, nécessairement antérieur à l’utilisation de celui-ci, la société Wanadoo E.Merchant ne peut davantage soutenir, pour bénéficier des dérogations de l’article R 121-9 précité, que le transport constituerait un service indispensable à l’utilisation normale du produit, et donc, exclusif de toute qualification de prime ;
que, dans ces conditions l’opération d’offre de frais de port gratuits doit être considérée comme directement contraire à l’article 6 de la loi du 10 août 1981 prohibant de telles ventes à prime, la volonté du législateur exprimée au travers des travaux préparatoires étant précisément d’assurer l’égalité de tous les détaillants au regard du prix unique du livre et de préserver l’existence des librairies indépendantes en limitant les fluctuations possibles du prix des livres nouvellement édités et en excluant, tout mécanisme de prime susceptible de fausser le cadre réglementaire mis en place ;
Sur l’opération chèque-cadeau
Considérant qu’aux termes de l’article 1 de la loi du 10 août 1981 : « Toute personne physique ou morale qui édite ou importe des livres est tenue de fixer, pour les livres qu’elle édite ou importe, un prix de vente au public. Ce prix est porté à la connaissance du public. Les détaillants doivent pratiquer un prix de vente au public compris entre 95p. 100 et 100p. 100 du prix fixé par l’éditeur ou l’importateur… » ; que l’article 5 du même texte ajoute :
« Les détaillants peuvent pratiquer des prix inférieurs au prix de vente au public mentionné à l’article 1er sur les livres ou importés depuis plus de deux ans, et dont le dernier approvisionnement remonte à plus de six mois » ;
Considérant que, sur le site internet dont elle dispose, la société Wanadoo E.Merchant a vanté, courant 2002, les mérites de ses promotions sur les ventes de livres avec le texte suivant :
« Vous connaissez Alapage.com, notre spécialiste de la vente sur internet de livres, disques, DVD, jeux vidéo ? et bien à son tour, Alapage.com change de look ! nouveau logo, nouvelles couleurs, nouvelle mise en page…
Alapage.com adhère à 100% aux valeurs de la positive génération…
Avec Wanadoo et Alapage.com, tout est plus simple…
Voir conditions de ventes sur Alapage.com.
Mode d’emploi : pour utiliser votre bon d’achat, c’est très facile :
1/ rendez-vous sur Alapage.com
2/ surfez et choisissez ce qu’il vous plait… vous avez 15 euros de bons d’achat
3/ remplissez votre panier de commandes
4/ après avoir complété le formulaire d’adresse, saisissez au moment du paiement dans le champ « bon d’achat, chèque cadeau » le code LDS 95 437 B 485 F7H et validez
5/ complétez ensuite si nécessaire avec un des autres modes de paiement proposés sur le site » ;
Qu’il est également précisé que le bon d’achat de 15 € est « valable jusqu’au 15 janvier 2003 pour tout achat supérieur ou égal à la valeur de votre bon hors magazine, billetterie, jouets, fleurs et high tech avec Marcopoly. Passé ce délai, votre bon sera définitivement perdu. Les bons d’achat ne sont pas cumulables entre eux, ne peuvent être échangés contre leur valeur monétaire en partie ou en totalité » ;
Considérant qu’en application de cette opération promotionnelle les factures adressées aux acheteurs de livres par la société Wanadoo E.Merchant prévoyaient expressément la déduction du bon d’achat de 15 € susmentionné ; qu’à ce propos est sans influence la circonstance que l’appelante considérée n’était pas l’émettrice directe desdits bons d’achat dès lors que ceux-ci étaient intégrés dans les factures à destination de ses clients ;
que, de même, le fait que, sur les factures, les bons d’achat litigieux n’apparaissaient que comme une modalité du règlement du prix par l’acheteur est sans effet sur la conséquence pratique et concrète de cette opération sur le prix effectif de vente au consommateur au sens de l’article 1 précité, le client n’acquittant en tout état de cause que le prix diminué de la valeur du bon d’achat dont il bénéficie et ce indépendamment de tout artifice dans la présentation du prix, le législateur s’attachant, en effet, au seul montant réel de la contrepartie monétaire payée ;
qu’ainsi la délivrance de tels bons, lesquels sont utilisables immédiatement et simultanément à l’achat de livres ou de façon différée, ont, dans tous les cas, pour objet obligé et nécessaire de permettre la vente des ouvrages à des prix réduits au-delà des limites légalement autorisées par l’article 5 de la loi du 10 août 1981, peu important que la vente s’inscrive dans le cadre d’une opération promotionnelle limitée ou qu’elle soit relative à un cercle restreint d’abonnés dès lors que les dispositions législatives méconnues sont d’ordre public et d’application générale ;
Considérant que les deux opérations commerciales sus analysées en portant, comme il a été ci-dessus démontré, atteinte aux règles imposées par la loi du 10 août 1981 sont constitutives d’actes de concurrence déloyale à l’encontre du Syndicat de la librairie française et sont, ainsi, de nature à engager la responsabilité de la société Wanadoo E.Merchant à l’encontre de ce dernier et ce sans qu’il soit même besoin de rechercher l’applicabilité en la matière des dispositions de l’article L 442-2 du code de la consommation ;
Sur le préjudice subi par le syndicat intimé
Considérant que l’article 3 des statuts du Syndicat de la librairie française énonce ainsi l’objet de celui-ci :
« L’étude et la défense des droits ainsi que les intérêts matériels et moraux de ses adhérents et plus généralement de la profession de librairie… il constitue une représentation officielle de la profession de librairie auprès des pouvoirs publics… il se propose notamment de mener toutes actions nécessaires au respect de la loi du 10 août 1981 en tous lieux et par tous les réseaux qui pratiquent la vente du livre… » ; que, pour sa part, l’article 8 de la loi susmentionnée du 10 août 1981 prévoit « En cas d’infraction aux dispositions de la présente loi, les actions en cessation ou en réparation peuvent être engagées, notamment par tout concurrent, association agréée de défense des consommateurs ou syndicat des professionnels de l’édition ou de la diffusion des livres » ;
Considérant que les deux opérations illicites sus analysées ont eu pour effet nécessaire de détourner une partie de la clientèle des librairies indépendantes par la baisse artificielle au détriment de celles-ci des prix proposés par la société Wanadoo E.Merchant et la captation déloyale des parts de marchés qui s’en est suivie ; qu’il ressort, plus précisément, des pièces du dossier que les livres ainsi offerts à la vente dans le cadre de promotions d’une durée respective d’un mois pour celle afférente à la proposition de livres franco-de-port et de 3 mois pour celle relative à l’octroi de bons d’achat représentent un stock de 3 millions d’articles ; que, par suite et eu égard tant à l’importance de la part de marché ainsi irrégulièrement détourné qu’à la durée des promotions considérées ainsi qu’à leur impact commercial, la cour dispose des éléments d’appréciations suffisants pour fixer à 50 000 € le montant du préjudice subi de ce chef par le syndicat intimé ;
Considérant qu’il résulte de l’ensemble de ce qui précède qu’il y a lieu de confirmer le jugement sauf à mettre hors de cause la société Wanadoo et à porter à 50 000 € le montant de la condamnation mise à la charge de la société Wanadoo E.Merchant en réparation du préjudice de concurrence déloyale occasionné au Syndicat de la librairie française ;
DECISION
La cour, statuant publiquement et contradictoirement,
. Confirme le jugement sauf à mettre hors de cause la société Wanadoo devenue France Telecom et à porter à 50 000 € le montant de la condamnation à mettre à la charge de la société Wanadoo E.Merchant,
. Déboute les parties du surplus de leurs demandes respectives,
. Condamne la société Wanadoo E.Merchant à verser au Syndicat de la librairie française la somme de 5000 € sur le fondement de l’article 700 du ncpc,
. Condamne sur ce même fondement le Syndicat de la librairie française à verser à la société France Telecom la somme de 5000 €,
. Condamne la société Wanadoo E.Merchant aux dépens d’appel.
La cour : Mme Cabat (présidente), MM. Roche et Byk (conseillers)
Avocats : Me Jean Louis Lesquins
Notre présentation de la décision
Voir décision de Cour de cassation
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