Jurisprudence : Responsabilité
Cour d’appel de Versailles 12ème chambre, section 1 Arrêt du 16 mai 2002
Association UEJF / SA Multimania Production (Lycos France)
devoirs de surveillance de prudence et de diligence - hébergeur - responsabilité
Les faits
Le 17 février 2000, l’Union des Etudiants Juifs de France (UEJF) a découvert sur le réseau internet l’existence d’un site http://www.Multimania.com/nsdap/, qui diffusait des pages à contenu raciste, faisant l’apologie de Hitler, et appelant au meurtre.
Par message électronique du même jour à 11 heures, elle a sommé la société Multimania Production de fermer ce site et de lui communiquer l’identité de son abonné, sous peine d’en tirer « toutes conséquences de droit ».
A 16 heures 46, la société Multimania Production a répondu avoir obtempéré à la première partie de la demande, mais ne pouvoir, en l’état de la législation relative à la divulgation des données personnelles, et sauf le cas d’une ordonnance sur requête, fournir les renseignements sollicités.
Le site litigieux aurait cependant été rouvert par son éditeur, puis, après nouvelle intervention, à 19h24, de l’UEJF auprès de la société Multimania Production, définitivement fermé le lendemain 18 février.
Le 17 mars 2000, l’UEJF, faisant grief à la société Multimania Production d’avoir manqué à ses obligations de prudence et de diligence, l’a assignée, sur le fondement de l’article 1383 du code civil, aux fins de lui voir enjoindre de lui communiquer l’identité du titulaire du site et tous documents relatifs à l’ouverture du compte « nsdap », lui voir interdire sous astreinte, d’héberger ce site, lui voir ordonner de mettre en place un processus approprié de recherche de tous contenus racistes, antisémites ou négationnistes des sites hébergés en vue de leur suppression, ainsi que de modifier sa procédure d’ouverture de compte afin de prévenir l’utilisation de fausses identités, de la voir condamner à lui payer la somme de 1 franc à titre de dommages-intérêts, et de voir ordonner la publication du jugement à intervenir.
En cours de procédure, la société Multimania Production a satisfait à la demande de communication de l’identité de l’auteur des pages litigieuses.
Par jugement du 24 mai 2000, le tribunal de grande instance de Nanterre a rappelé qu’aucune obligation légale d’identification de l’éditeur du site lors de l’ouverture d’un compte n’existait à la charge du fournisseur d’hébergement ; que l’obligation de surveillance du contenu des sites dont était tenu celui-ci était une obligation de moyens ; que la responsabilité du fournisseur d’hébergement devait s’apprécier selon ses compétences propres et non selon celles de tiers rompus à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ; que la recherche à partir de mots clés comme « nazi », « Hitler », « heil », « juif », débouchait sur un répertoire de 12 000 pages, pour la plupart à caractère historique, ou à contenu antiraciste ; que seule la recherche à partir du terme « nsdap » (sigle du parti national socialiste ouvrier allemand) pouvait permettre la découverte du site illicite ; que cependant le choix de ce critère plus finement pertinent dépendait d’une culture spécialisée dont il ne pouvait être fait grief au fournisseur d’hébergement de ne pas la posséder.
Il a également jugé que faute de production d’un constat d’huissier qui ferait foi de la remise en ligne du site après la première intervention de l’UEJF, et ne pouvant être exclu que comme le soutenait la société Multimania Production, les indications d’une poursuite de la consultation de ce site provenaient de la « mémoire cache » du logiciel de navigation ou du serveur « proxy » du fournisseur d’accès, la preuve d’une négligence de la société Multimania Production, qui avait par ailleurs fourni dès la réception de l’assignation, les coordonnées de l’éditeur du site litigieux, et permis ainsi à l’UEJF de poursuivre celui-ci devant la juridiction pénale des mineurs, n’était pas rapportée.
Appelante, l’UEJF maintient que la société Multimania Production a manqué à ses obligations de prudence et de diligence, d’une part, en hébergeant un site dont le caractère illicite était aisément détectable, d’autre part en contractant avec un individu dont elle ne s’est pas assurée de l’identité, enfin en omettant de mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour que ce site ne soit pas rétabli immédiatement, et maintenu pendant 15 heures après sa première fermeture.
Elle soutient, sur le premier point, que le site litigieux affichait par sa désignation même, « l’illicéité militante de son contenu » ; que l’absence de vérification de ce contenu est fautive, que, contrairement à l’opinion des premiers juges, le terme « nsdap », autrement dit le parti nazi, n’est pas un terme relevant d’une culture spécialisée, et dont la société Multimania Production, professionnelle de l’hébergement, pouvait avoir une ignorance légitime.
Sur le second grief, elle affirme que la simple utilisation d’un « annuaire inversé » aurait permis d’éviter l’indication par l’auteur du site litigieux d’une fausse identité ; que les dispositions de l’article 1383 du code civil permettaient de pallier les insuffisances des dispositions en vigueur avant l’intervention de la loi du 1er août 2000, qui a posé le principe de l’identification obligatoire de l’auteur d’un site auprès de l’hébergeur lorsqu’il s’agit d’un particulier.
Concernant le troisième reproche, elle affirme que son courrier électronique du 17 février 2000 à 19h24, les documents techniques qu’elle produit, dont il résulte que 16 personnes ont pu visiter le site après coupure, et encore l’attestation d’un journaliste de l’agence « Associated Press », établissent que ce site a été rétabli jusqu’à sa fermeture définitive quelques heures plus tard.
Précisant que la loi du 1er août 2000 a rendu inutiles ou sans objet l’essentiel des demandes soumises au tribunal, elle demande à la cour d’infirmer le jugement entrepris et de condamner la société Multimania Production à lui payer la somme de 1 franc à titre de dommages-intérêts.
Intimée, la société Multimania Production, désormais Lycos France, conteste les fautes précitées ;
Elle expose qu’elle n’a aucune maîtrise en temps réel sur les pages personnelles qui sont mises en lignes, sans contrôle préalable de l’hébergeur de site, et peuvent être modifiées en permanence par leurs auteurs.
Elle rappelle que l’ouverture d’un compte s’accompagne de l’adhésion à une charte détaillant les droits et obligations du futur abonné qui s’interdit, notamment, de diffuser tout message ou toute information à caractère injurieux, raciste, xénophobe ou révisionniste.
Elle indique avoir mis en place des procédures permettant de détecter d’éventuels contenus illicites sur les sites les plus consultés ou concernant les transferts de fichiers volumineux, ces mesures étant complétées par des recherches de noms de fichiers connus comme étant suspects ; que ces procédés sont cependant nécessairement empiriques, faillibles et contournables ; que la détection automatique des contenus illicites par des programmes informatiques n’est pas possible en l’état des techniques ; que le site litigieux a ainsi échappé aux contrôles.
Elle affirme que l’obligation de surveillance, qui s’analyse en une obligation de moyens, soit s’apprécier in abstracto tout en prenant compte les circonstances réelles et concrètes dans lesquelles s’effectue cette surveillance.
Elle rappelle qu’elle est une professionnelle de l’hébergement de sites, mais non de la lutte contre l’antisémitisme, ni d’ailleurs d’autres nombreux domaines dans lesquels des infractions sont susceptibles d’être commises ; qu’elle n’avait aucune raison particulière d’inclure dans les mots clés de ses moteurs de recherche, le terme « nsdap », qui est un sigle de langue allemande, beaucoup moins évocateur pour les français que le terme « nazi », et qui ne figure dans aucun des grands dictionnaires de la langue française ; qu’elle a cependant rajouté ce terme à la liste de ses « mots suspects » depuis les faits litigieux.
Constatant l’abandon par l’UEJF de sa demande relative à la modification de sa procédure d’ouverture de comptes, elle fait valoir qu’aucun préjudice n’est résulté pour l’UEJF de l’ouverture du site litigieux sous une fausse identité, l’auteur du site ayant été identifié et pénalement sanctionné.
Elle nie d’ailleurs toute faute à cet égard, observant que la procédure suivie était normale et commune à tous les fournisseurs d’accès ; que l’éditeur du site reste au demeurant facilement identifiable par ses données de connexion.
Elle relève de surcroît que la loi du 1er août 2000 n’impose au fournisseur d’hébergement aucune obligation de vérification a priori de l’identité des éditeurs de site.
Elle maintient que le site n’a pas été rétabli après sa fermeture ; que les heures figurant sur les impressions des courriers électroniques produits par l’UEJF, sont les heures indiquées par l’ordinateur de son conseil ; que la date et l’horloge d’un ordinateur n’offrent aucune garantie d’exactitude ; que de plus, la consultation effectuée peut avoir été, non pas celle du site lui-même, mais celle d’une copie du site, enregistrée par le logiciel de navigation dans la mémoire dite « cache » de l’ordinateur, qu’ainsi l’une des pièces produites mentionne une impression du site litigieux datée du 24 février 2000, alors qu’à cette date le site était fermé depuis plusieurs jours ; que l’attestation du journaliste produite n’est pas davantage probante.
Enfin, elle conteste l’existence de tout lien de causalité entre la faute alléguée et le préjudice subi par l’UEJF.
Elle demande à la cour de confirmer le jugement entrepris, de condamner l’UEJF à lui payer la somme de 1 euro à titre de dommages-intérêts pour appel abusif.
La discussion
Considérant que les faits litigieux sont antérieurs à la loi du 1er août 2000 ; que la responsabilité de la société Multimania Production est recherchée sur le fondement de l’article 1383 du code civil ;
Considérant que le tribunal, qui a rappelé à bon droit qu’en référence à ce texte le fournisseur d’hébergement était tenu d’une obligation générale de prudence et de diligence, qui s’analyse en une obligation de moyens, a justement estimé que les manquements reprochés à la société Multimania Production n’étaient pas caractérisés ;
Qu’il sera simplement précisé que la société Multimania Production, de laquelle il ne pouvait être exigé qu’elle surveille, en temps réel, les centaines, voire les milliers de sites quotidiennement ouverts chez elle et comprenant des millions de pages constamment et instantanément modifiables, justifie avoir adopté les procédures de contrôle de nature à permettre, en l’état des techniques considérées, la détection des contenus illicites ;
il ne peut lui être fait grief de ne pas avoir, avant l’introduction de la présente procédure, intégré à sa liste de mots suspects pour ses moteurs de recherche, le sigle litigieux « nsdap », alors qu’il n’est justifié d’aucune mise en ligne antérieure, sous ce vocable, de données à des fins de propagande nazie, qui auraient pu attirer son attention ou susciter sa méfiance, et que, comme le relève justement l’intéressée, sans pour autant prétendre à une « ignorance légitime » de la signification des initiales précitées, cette désignation du parti national socialiste ouvrier allemand est moins usitée en France que le terme « nazi » ;
il sera également rappelé que la société Multimania Production, à laquelle n’incombait à la date des faits aucune obligation légale d’identification des éditeurs des sites hébergés, n’était pas, a fortiori, tenue de procéder systématiquement à des vérifications sur la sincérité des renseignements fournis par ses abonnés ; que les données de connexion dont elle disposait néanmoins et qu’elle a rapidement exploitées, pour satisfaire aux demandes de renseignements de l’UEJF, en effectuant, notamment auprès du fournisseur d’accès, toutes diligences utiles, se sont avérées suffire à cette identification ;
Qu’enfin comme l’a dit le tribunal par des motifs que la cour adopte, la preuve n’est pas formellement faite de la réouverture du site et de son maintien pendant une quinzaine d’heures après sa première fermeture ; qu’il ne peut être exclu, au regard des éléments techniques explicités par la société Lycos France, qui ne sont pas utilement contredits par l’UEJF, que le document produit par l’UEJF pour faire cette preuve, ne reproduise en réalité des informations recueillies avant cette fermeture et conservées dans la « mémoire cache » de son logiciel de navigation ou provenant du serveur « proxy » de son fournisseur d’accès ;
Que c’est donc à bon droit que les premiers juges ont estimé que la société Multimania Production avait mis en œuvre tous les moyens que l’on pouvait raisonnablement exiger d’un professionnel de l’hébergement de sites, et qu’elle avait ainsi satisfait à l’obligation à laquelle était tenue de prévenir ou de supprimer la présence sur ces sites de contenus à caractère illicite ;
Considérant en conséquence que le jugement entrepris sera confirmé en ce qu’il a débouté l’association UEJF de ses demandes ;
Considérant que n’est pas démontrée la faute qui aurait fait dégénérer en abus le droit de celle-ci d’exercer une voie de recours ;
que la demande de dommages-intérêts de la société Lycos France sera rejetée ;
La décision
. Confirme le jugement entrepris,
. Rejette toutes autres demandes,
. Condamne l’Union des Etudiants juifs de France aux dépens d’appel.
La Cour : Mme Canivet (président), Mrs Raffejeaud et Dragne (conseillers)
Avocats : Me Lilti, Me Sedallian
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