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Jurisprudence : Droit d'auteur

mardi 21 octobre 2008
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Tribunal de grande instance de Paris 3ème chambre, 3ème section Jugement du 24 septembre 2008

Diana Evangelina D. L. / Marianne

contrefaçon - droit d'auteur - droit moral - internet - paternité - photographie

FAITS ET PROCEDURE

Mme Diana Evangelina D. L. est la fille et l’unique héritière d’Alberto D. G. dit Korda, généralement présenté comme étant l’auteur de la photographie représentant Che Guevara intitulée «Guerillero Heroico» et mondialement connue comme la photographie du “Che au béret et à l’étoile”.

Mme D. L. reproche à la société Marianne, éditrice du magazine du même nom d’une part, d’accorder la paternité de l’oeuvre à M. Juan V., et, d’autre part, d’avoir reproduit sans autorisation sans le nom de l’auteur et sans respecter l’intégrité de l’oeuvre, cette photographie dans deux articles du magazine publiés les 20 octobre et 8 décembre 2007 ainsi que sur son site internet.

Les deux articles publiés par Marianne ont pour objet de prouver que c’est M. Juan V., ex-agent des services secrets cubains, exilé en France, qui aurait réalisé cette photo du Che ; Korda n’aurait effectué que quelques retouches et en aurait profité pour conserver les négatifs. Madame D. L. estime ainsi qu’en attribuant la paternité de l’oeuvre à un tiers et en mentionnant le nom de Juan V. comme auteur de la photo, la société Marianne a porté gravement atteinte à son droit moral.

De plus Mme D. L. estime que la reproduction de la photo porte atteinte à l’intégrité de l’oeuvre, le visage du Che ayant été découpé et un titre en gros caractères blancs et gris (“l’histoire vraie de la photo du Che”) étant placé sur la moitié de la reproduction.

Autorisée par ordonnance en date du 21 mai 2008, Mme Diana Evangelina D. L. a par acte d’huissier de justice du 28 mai 2008, assigné, à jour fixe, la société Marianne devant le tribunal de grande instance de Paris.

Elle demande principalement au tribunal de :

au visa des articles L.121-1 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle,
– Interdire la société Marianne, sous astreinte de 1000 €, par jour et par infraction constatée, de reproduire et d’utiliser sous quelque forme que ce soit et par quelque procédé que ce soit, la reproduction litigieuse de la photo dont Korda est l’auteur sans mention du nom de Korda comme auteur de la photo ;
– Dire et juger que la société Marianne a gravement porté atteinte aux droits moraux portant sur la photo de Korda en éditant et publiant, via son magazine Marianne et via son site internet http://www.marianne2.fr. des articles en date du 20 octobre 2007 et du 8 décembre 2007 attribuant, par usurpation, la paternité à un tiers et reproduisant et dénaturant la photo, sans autorisation ni mention du nom de l’auteur ;
– Constater la mauvaise foi aggravée de la société Marianne, par la publication du premier article en date du 20 octobre 2007, suivie d’un deuxième article en date du 8 décembre 2007, accusant Madame D. L. d’avoir « falsifié l’histoire » en défendant son droit moral ;
– Condamner la société Marianne à payer à Madame Diana Evangelina D. L. la somme de 75 000 € à titre de dommages et intérêts pour le préjudice moral subi ;
– Ordonner, sous astreinte de 300 € par jour de retard à compter du prononcé du jugement à intervenir, la suppression intégrale des articles litigieux, en date des 20 octobre et 8 décembre 2007, sur toute édition du magazine Marianne sur le site internet “http://www.marianne2.fr” et surtout autre support sous quelque forme que ce soit ;
– Condamner la société Marianne à publier, à ses frais, dans trois journaux de publication nationale ou internationale au choix de la demanderesse, le jugement à intervenir, le coût total de ces publications ne pouvant excéder 15 000 € HT. Pour cela, les défendeurs disposeront d’un délai de cinq jours pour verser à la demanderesse le prix TTC des publications, sur simple présentation par cette dernière du devis pour lesdites publications ;
– Ordonner la publication sur la page d’accueil du site internet du magazine Marianne, “http://www.marianne2.fr.” à ses frais, le dispositif du jugement à intervenir, sous astreinte de 300 € par jour de retard à compter du prononcé du jugement à intervenir ;
– Ordonner à la société Marianne de publier l’intégralité du jugement à intervenir sur les pages 42 à 44 du magazine Marianne dans l’édition suivant la signification à la société Marianne du jugement à intervenir et, la publication sur la page de couverture (15 cm x 15 cm) du titre : « Publication judiciaire : Marianne condamnée pour atteinte au droit moral de la fille de Korda, auteur de la célèbre photographie du «Che au béret et à l’étoile», et ce sous astreinte de 250 € par jour de retard à compter du prononcé du jugement à intervenir ;
– Déclarer irrecevables et mal fondées les demandes, moyens, fins et conclusions de la société Marianne et irrecevables et dépourvues de valeur probantes ses pièces ;
– Condamner la société Marianne au paiement de la somme de 10 000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;
– Condamner la société Marianne au paiement des entiers dépens, y compris de traduction des pièces afférentes à cette procédure ;
– Ordonner l’exécution provisoire de la décision à intervenir.

Par dernières conclusions communiquées le 24 juin 2008, la société Marianne demande principalement au tribunal de :

au visa des articles 10 de la convention européenne des droits de l’homme, de l’article 12 du code de procédure civile, des articles 29, 53, et 65 de la loi du 29 juillet 1881, des articles L. 121-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle,

A titre principal :
– Dire et juger que l’action introduite par Mme D. L. par assignation du 28 mai 2008 doit être requalifiée en action en diffamation,

Et en conséquence :
– Constater la force jugée attachée à l’Ordonnance du 16 juin 2008,
– Annuler l’acte introductif d’instance pour violation des dispositions de la loi sur la presse et notamment de son article (sic)

au visa de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881,
– Dire l’action civile en diffamation contre les deux articles visés et leur publication sur le site Marianne2.fr prescrite,

A titre subsidiaire :
– Constater que la demanderesse a introduit une action ayant le même objet entre les mêmes parties afin d’obtenir réparation d’un même préjudice par les mêmes moyens sur un fondement de droit différent qui n’a pas été soulevé;
au visa de l’article 1351 du code civil,
– Dire irrecevable l’action introduite par l’assignation du 28 mai 2008,

A titre encore plus subsidiaire :
– Constater que la prétendue atteinte au droit moral de l’auteur de la photographie litigieuse relève du droit à la liberté d’expression et en particulier du droit de libre critique,
– Constater que par la présente action Mme D. L., héritière, ne respecte pas la volonté de l’auteur de l’oeuvre litigieuse et constitue un abus du droit moral ;
– Constater que la société Marianne n’a pas porté atteinte à la paternité de l’oeuvre réalisée par M. Alberto Korda,
– Constater que la société Marianne n’a pas porté atteinte à l’intégrité de l’oeuvre de M. Alberto Korda,

Et, en conséquence :
– Débouter purement et simplement Mme Diana Evangelina D. L. de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

Et, en tout état de cause :
– Condamner Mme D. L. à payer à la société Marianne la somme de 10 000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile,
– Condamner Mme D. L. aux entiers dépens, dont distraction au profit de la SCP Lussan & Associés.

DISCUSSION

Sur la validité de l’assignation

La société Marianne soutient que l’action introduite par assignation du 28 mai 2008 doit être requalifiée en action en diffamation.

Le tribunal observe que la présente action a pour fondement l’article L 121-1 et suivants du code de propriété intellectuelle, Mme D. L. reprochant à la société Marianne d’avoir porté atteinte au droit de paternité dont elle est titulaire en créditant en marge la publication de la photographie du Che “au béret et à l’étoile” du nom de M. Juan V. et en ayant altéré ce cliché. Dès lors, l’action a un fondement distinct de la loi sur la Presse et il ne faut pas requalifier l’action en action en diffamation.

Dans ces conditions, il n’y pas lieu de faire application des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur les modalités de délivrance de l’assignation et de prescription.

La société Marianne soutient également que la demanderesse ne pouvait introduire deux actions, l’une fondée sur la loi du 29 juillet 1881 et l’autre sur le fondement du code de propriété intellectuelle, tendant à obtenir réparation d’un même préjudice.

Le tribunal considère que les deux actions introduites sur un fondement juridique différent ne portent pas exactement sur les mêmes faits puisque dans la présente instance ce n’est pas le contenu des articles parus dans Marianne qui est incriminé mais seulement le crédit photo attribué à M. Juan V. ainsi que l’altération du cliché.

Dès lors, la demanderesse était en droit d’introduire la présente instance.

Sur la titularité des droits sur la photographie de Che

La société défenderesse soutient que la paternité de M. Korda sur la photographie du “Che au béret et à l’étoile” est discutée, Korda n’étant pas le véritable auteur de la photographie qui serait l’oeuvre de M. Juan V., lequel aurait pris une photographie d’un groupe à une tribune lors d’une cérémonie, ce cliché aurait été rangé et retrouvé en octobre 1967, le visage du Che ayant alors été isolé et recadré par Korda, thèse défendue dans l’article paru dans le magazine Marianne du 20 octobre 2007.

La demanderesse pour établir que Korda est bien l’auteur de la prise de vue contestée verse aux débats les planches contacts des négatifs des photographies que ce dernier a prises le 5 mars 1960 sur lesquelles apparaît le portrait litigieux du Che, un extrait du journal « Revolucion » du 17 mars 1960 dans lequel a été publiée une photographie de Castro, prise lors du même meeting et figurant sur la même planche contact, des extraits du journal « La Revolucion » des 15 avril 1961 et 19 août 1961 dans lesquels la photographie a été publiée.

Il résulte de ces éléments la preuve suffisante que la photographie dont s’agit a bien fait l’objet d’une prise directe et n’a pas été obtenue à partir d’une photographie de groupe, par ailleurs elle a été publiée immédiatement dans la presse cubaine et non pas comme dans la thèse défendue par la journal Marianne plusieurs années plus tard. Korda, détenteur des planches contacts est bien l’auteur de la photographie litigieuse.

Sur l’atteinte au droit de paternité

L’article L121-1 du code de propriété intellectuelle dispose que :

« l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur. (…)”

Cette règle étant une loi d’application impérative, s’applique sur le territoire français aux héritiers de l’auteur quelque soit leur nationalité ou le lieu de première publication de l’oeuvre.

M. Korda est décédé le 25 mai 2001 laissant comme héritière sa fille Diana Evangelina D. L.

Dans ces conditions, Mme Diana Evangelina D. L. est titulaire des droits moraux sur la photographie dont s’agit et a qualité pour agir sur le fondement de l’article L 121-1 précité.

La société Marianne soutient également que la prétendue atteinte au droit moral de l’auteur de la photographie relève du droit à la liberté d’expression et en particulier du droit de libre critique.

Le tribunal relève que le principe de la liberté d’expression ne justifie pas, en l’espèce, l’atteinte au droit de paternité constituée par le crédit photographique erroné et non par le contenu de l’article.

La société Marianne soutient encore que Mme Diana Evangelina D. L. ne respecte pas la volonté de l’auteur de l’oeuvre et constitue un abus du droit moral.

Le tribunal relève que, s’il est constant que pendant la majeure partie de sa vie M. Korda n’a tiré aucun profit de l’exploitation de l’oeuvre dont il est l’auteur, il avait cependant avant son décès introduit une procédure devant la High court of Justice anglaise qui a donné lieu à une décision en date du 14 septembre 2000.

Dès lors, il n’est pas établi qu’en agissant en justice pour la défense des droits d’auteur, Mme Diana Evangelina D. L., soit en contradiction avec l’attitude de son auteur.

Le tribunal constate que la photographie litigieuse a été publiée en page 42 du journal Marianne paru le 20 octobre 2007 avec en marge, comme crédit photo le nom de M Juan V. Dans ces conditions, il y a eu atteinte au droit de paternité de l’auteur de l’oeuvre.

Il y également eu atteinte au droit de paternité dans la publication en page 43 du dit magazine ; la photographie originale portant en bandeau la nom de Korda ayant été présentée sous une forme où ce nom n’apparaît pas.

Par ailleurs, l’oeuvre dont s’agit a été publiée en page 42 du journal Marianne du 20 octobre 2007 sous une forme altérée, puisque les contrastes ont été majorés et le visage du Che a été amputé de sa partie droite et barré de la mention : “l’histoire vraie de la photo du Che”.

Il importe peu de savoir si ce cliché ne serait que la reproduction d’une affiche préexistante, dans la mesure où la preuve n’est pas rapportée que Korda, auteur de l’oeuvre première, ait donné son accord à la réalisation de l’oeuvre seconde.

En revanche le tribunal considère que le cliché reproduit en page 63 du magazine Marianne paru le 8 décembre 2007, ne porte pas atteinte aux droits de Mme D. L., celui-ci n’étant que la reproduction d’une scène de rue, dans laquelle la photographie litigieuse est un décor mural.

Sur les mesures réparatrices

Le tribunal possède suffisamment d’éléments pour fixer à la somme de 1000 € la réparation du préjudice subi par Mme D. L. du fait des atteintes portées à ses droits d’auteur (droit de paternité et altération de l’oeuvre).

Il sera fait droit aux mesures d’interdiction, qui seront cependant limités au seul retrait des photographies litigieuses.

La publication dudit jugement sera autorisée ainsi qu’il sera précisé au dispositif, à titre de complément de dommages-intérêts.

Sur l’application de l’article 700 du code de procédure civile

Il parait inéquitable de laisser à la charge de la demanderesse les frais irrépétibles et non compris dans les dépens. Il convient de lui allouer à ce titre une indemnité de 6000 €.

Sur l’exécution provisoire

Il parait nécessaire en l’espèce et compatible avec la nature de l’affaire d’ordonner l’exécution provisoire de la présente décision.

Sur les dépens

La société défenderesse, qui succombe dans ses prétentions doit être condamnée aux dépens.

DECISION

Le tribunal statuant contradictoirement, en premier ressort et par décision remise au greffe,

. Dit n’y avoir lieu à requalifier la présente procédure en action en diffamation,

. Dit que M. Alberto D. G. dit Korda est l’auteur de la photographie intitulée “photo du Che au béret et à l’étoile”,

. Dit que Mme Diana Evangelina D. L., son héritière, est titulaire des droits moraux sur cette oeuvre,

. Dit qu’en publiant cette photographie dans son magazine pages 42 et 43 du numéro du 20 octobre 2007 et sur son site internet www.marianne2.fr, sous une forme altérée et sans crédit photo attribuant l’oeuvre à Korda, la société Marianne a porté atteinte aux droits moraux de Mme D. L.,

En conséquence,

. Interdit à la société Marianne, sous astreinte de 150 €, par jour et par infraction constatée, de reproduire et d’utiliser sous quelque forme que ce soit et par quelque procédé que ce soit, la reproduction litigieuse de la photographie dont Korda est l’auteur sans mention du nom de Korda comme auteur de la photographie ;

. Condamner la société Marianne à payer à Madame Diana Evangelina D. L. la somme de 1000 € à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral subi ;

. Ordonne, sous astreinte de 150 € par jour de retard à compter du délai de deux mois suivant le prononcé du présent jugement, la suppression intégrale des photographies litigieuses illustrant les articles parus le 20 octobre 2007, sur toute édition du magazine Marianne sur le site internet http://www.marianne2.fr et sur tout autre support sous quelque forme que ce soit ;

. Autorise la demanderesse à faire publier, aux frais de la société Marianne, dans un journal de publication nationale ou internationale de son choix, le présent jugement, le coût total de cette publication ne pouvant excéder 4000 € HT ; pour cela, la défenderesse disposera d’un délai de cinq jours pour verser à la demanderesse le prix TTC des publications, sur simple présentation par cette dernière du devis pour lesdites publications ;

. Ordonne la publication sur la page d’accueil du site internet du magazine Marianne, “http://www.marianne2.fr” à ses frais, du dispositif du présent jugement, sous astreinte de 150 € par jour de retard à compter du délai d’un mois suivant la signification du présent jugement ;

. Déboute Mme D. L. pour le surplus de ses demandes,

. Condamne la société Marianne au paiement de la somme de 6000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;

. Ordonne l’exécution provisoire,

. Condamne la société Marianne aux entiers dépens, y compris de traduction des pièces afférentes à cette procédure ;

Le tribunal : Mme Elisabeth Belfort (vice président), Mme Agnès Thaunat (vice président), Mme Sophie Canas (juge)

Avocats : Me Randy Yaloz, Me Jean Yves Dupeux

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