Jurisprudence : Diffamation
Cour d’appel de Paris 7ème chambre Arrêt du 7 octobre 2009
Reinold G. et autres / Pierre M.
adresse IP - anonyme - courrier électronique - diffamation - expertise - identification - injure - usurpation
DISCUSSION
Vu l’assignation délivrée le 2 juin 2003 à Pierre M. à la requête de Reinold G., Delphine H. et Emmanuel Laurent Jacques O. aux fins de le voir condamner à payer, outre une somme de 3500 € à chacun d’eux sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, les sommes respectives de 40 000 €, 40 000 € et 20 000 € en réparation du préjudice subi à la suite d’un courriel adressé par Pierre M. le 2 juin 2003 qu’ils estiment diffamatoire et injurieux pour les deux premiers demandeurs et diffamatoire pour le troisième ;
Vu le jugement réputé contradictoire du 18 juillet 2003, auquel il est référé pour l’exposé des faits et des prétentions initiales des parties au terme duquel le tribunal d’instance du VIIe arrondissement de Paris a ordonné la jonction de deux affaires et a condamné Pierre M. à verser à chacun des trois demandeurs les sommes d’un euro à titre dommages-intérêts et de 450 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
Vu l’arrêt rendu le 14 avril 2005 par la 11ème chambre section B de la cour d’appel de Paris ayant ordonné une mesure d’instruction et commis en qualité d’expert M. David Zenaty avec mission d’éclairer la cour sur l’identification, au moyen de l’adresse IP, de la machine à partir de laquelle a été adressé le courriel litigieux ;
Vu le rapport déposé par l’expert le 20 octobre 2006 ;
Considérant que les appelants font valoir que :
– les investigations menées à leurs demandes par le Celog, confortées par le rapport d’expertise, démontrent que le courriel a bien été adressé à partir d’un ordinateur de Pierre M. ;
– les affirmations de ce dernier selon lesquelles il aurait été procédé à une interception du courriel puis à l’affectation d’un faux numéro IP ne sont étayées par aucune pièce ;
– aucun des appelants ne pouvait connaître le numéro IP de la machine de Pierre M. ;
– les propos poursuivis sont pour certains diffamatoires et pour d’autres injurieux ;
Qu’ils reprennent les demandes formulées en première instance, portant à 5000 € la somme sollicitée, pour chacun, au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
Considérant que Pierre M., après avoir comparu en appel, et conclu le 24 février 2005 à l’infirmation du jugement, au débouté des appelants, sollicitant en outre leur condamnation in solidum au paiement d’une somme de 34 358,58 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile, n’a pas conclu après le dépôt du rapport d’expertise ;
Qu’à l’audience il n’a pas été représenté, et aucun dossier n’a été remis à la cour ;
Qu’en l’application de l’article 469 du code de procédure civile l’arrêt sera rendu contradictoirement ;
Considérant qu’il résulte des pièces versées aux débats que :
La société de droit luxembourgeois L’Occitane International, dirigée par son président Reinold G., est la holding de la société française l’Occitane S. A. produisant des savons, des produits cosmétiques et des huiles essentielles commercialisés sous la marque « L’Occitane ». Elle a notamment pour filiale :
– la société L’Occitane S. A. dirigée par Emmanuel O.,
– la société L’Occitane Inc qui distribue aux Etats-Unis les produits de la marque L’Occitane, dont la directrice générale actuelle est Delphine H. et qui a été dirigée de 1995 à 2001 par Pierre M.
Le 4 mars 2003, Reinold G. , dirigeant de la holding, a reçu un courrier électronique anonyme signé de « l’enculeenculeur », émanant de l’adresse électronique lenculeurencule, message adressé également en copies cachées à toutes les personnes citées dont Delphine H. et Emmanuel O. ainsi rédigé :
«Achtung Herr …
…Votre humble serviteur.»
Pour identifier l’expéditeur du courriel, les trois appelant se sont adressés au Celog (centre d’expertise de logiciels) qui a découvert que ce dernier avait été envoyé à partir de comptes gérés par la société Yahoo France et après désignation d’un d’huissier par ordonnance rendue le 18 mars 2003 par le président du tribunal de grande instance de Paris, il a été établi que l’adresse IP de l’adresse e-mail « lenculeurencule » correspondait au numéro IP : 151. 205. … …
Pensant reconnaître certaines expressions habituellement utilisées par Pierre M., Reinold G. a adressé, le 17 mars 2003, un courrier électronique à ce dernier qui y a répondu le jour même à 18 h 17. Selon le Celog, l’adresse IP de la personne ayant créé le compte le courrier Ienculeurencule@Yahoo.fr est la même que celle utilisée par Pierre M. pour sa réponse.
Sur l’identification de l’auteur du message
Considérant que les trois appelants soutiennent que Pierre M. est l’expéditeur du message et produisent un rapport du Celog concluant en ce sens ;
Que Pierre M. le conteste, soutient qu’il est victime d’une manipulation et produits un rapport de M. Paul Vidone, expert selon lequel une adresse IP peut-être usurpée et le rapport du Celog contiendrait des insuffisances ne permettant pas de conclure avec certitude ;
Que par arrêt du 14 avril 2005, la 11ème chambre section B de la cour d’appel de Paris a ordonné une expertise ;
Que le rapport d’expertise a été déposé le 20 octobre 2006 ; qu’il conclut que :
– l’adresse IP repérée par Yahoo lors de la création du compte « lenculeurencule » le 2 mars 2003 est : 151.205. … …,
– l’adresse IP correspondant à l’envoi d’un e-mail le 4 mars 2003, à partir du compte « lenculeurencule » est : 206. 112. … …,
– l’adresse IP correspondant à la réponse adressée par Pierre M. le 17 mars 2003 à 18h17 au mail de Reinold G. est : 151.205. … ….,
– si théoriquement on peut « tout faire » (en matière de modification d’une adresse e- mail à partir d’un serveur local à une entreprise), cela suppose une forte complicité technique,
– le 17 mars 2003, le Celog, comme L’Occitane ignoraient le numéro IP : 151. 205… … détenu par Yahoo.
Considérant qu’il résulte de l’ensemble de ces éléments que c’est à partir de la même adresse IP 151. 205 …. … qu’a été créé le compte « lenculeurencule » le 2 mars 2003 et envoyé le courrier électronique adressé en réponse par Pierre M. le 17 mars 2003 à 18 h 17 au mail de Reinold G. ;
Que les numéros IP étant attribués par L’IANA (Internet Assigned Numbers Agency), deux ordinateurs ne peuvent pas avoir la même adresse IP ;
Qu’il résulte du rapport d’expertise de David Znaty qu’une manipulation, si elle est techniquement possible, suppose une forte complicité technique de salariés des sociétés chargées de la gestion des serveurs ;
Que celle-ci n’est pas démontrée en l’espèce alors qu’au surplus, ni le Celog ni les appelants n’avaient connaissance de l’adresse IP de Pierre M. avant la réponse de celui-ci le 17 mars 2003 ;
Considérant qu’il est démontré en l’espèce que Pierre M. est l’auteur du message adressé le 4 mars 2003 ;
Sur le caractère diffamatoire et injurieux du message
À l’égard de Reinold G.
Considérant, comme le tribunal, que les propos :
– « il est temps de comprendre que votre absence de leadership pousse la société au désastre et si vous ne réagissez pas en virant les imbéciles suivants, que vous accumulez,… Sachez que ce sera bientôt les actionnaires qui vous mettront dehors »,
– « reconnaissez votre incompétence et déléguez… Ça devient trop gros pour quelqu’un comme vous… Un petit coup de schnaps pour vous remonter le moral et les jupes de Madame pour chialer un bon coup »,
Imputent à leur destinataire une incapacité professionnelle, une personnalité faible, indécise et fragile l’empêchant de prendre les décisions nécessaires dans l’intérêt de l’entreprise et se présentent sous la forme d’une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire ;
Considérant que le passage suivant : « Bravo pour tous les bons éléments que vous perdez en France et aux USA… La liste s’allonge aux US grâce aux efforts de Delphine H. C’est plutôt une queue humaine qu’il lui faudrait pour se réchauffer plutôt qu’une bite en caoutchouc. Offrez-lui la vôtre… Peut-être qu’elle appréciera sa mollesse. », ne constitue pas l’imputation d’un fait précis mais une expression outrageante à connotation sexuelle marquant le mépris ou l’invective ;
À l’égard de Delphine H.
Considérant, comme le tribunal, que les propos :
– « il est temps de comprendre que votre absence de leadership pousse la société au désastre et si vous ne réagissez pas en virant les imbéciles suivants, que vous accumulez,… Sachez que ce sera bientôt les actionnaires qui vous mettront dehors »
Emanuel O. et Delphine H. à virer immédiatement… Arrêtez la politique des petits chefs ! »
– « Bravo pour tous les bons éléments que vous perdez en France et aux U. S. A…. La liste s’allonge aux U. S. grâce aux efforts de Delphine H…. »
Imputent à Delphine H. à la fois une incapacité professionnelle et un autoritarisme aboutissant au départ de bons éléments, et se présentent sous la forme d’une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire ;
Considérant que le passage suivant : « C’est plutôt une queue humaine qu’il lui faudrait pour se réchauffer plutôt qu’une bite en caoutchouc. Offrez-lui la vôtre… Peut-être qu’elle appréciera sa mollesse. », ne constitue pas l’imputation d’un fait précis mais une expression outrageante à connotation sexuelle marquant le mépris ou l’invective ;
À l’égard d’Emmanuel Laurent Jacques O.
Considérant, comme le tribunal, que les propos :
– « il est temps de comprendre que votre absence de leadership pousse la société au désastre et si vous ne réagissez pas en virant les imbéciles suivants, que vous accumulez,… Sachez que ce sera bientôt les actionnaires qui vous mettront dehors »
Emanuel O. et Delphine H. à virer immédiatement… Arrêtez la politique des petits chefs ! »
– « Ne voyez-vous pas que l’un recherche de son intérêt personnel en se positionnant par rapport à Clarins et l’autre est tellement nulle que c’est avec un coup de pied au cul qu’elle devrait partie. »,
– « Martial L. et Wilfried P…. Encore que nous soyons sympas, ce dernier idiot part enfin…. Et le premier n’a toujours pas compris qu’après avoir de justesse évité de se faire virer, son remplaçant est encore en cours de recrutement… Ayant tellement peu de respect pour lui-même, il semble apprécier s’être fait entuber par Frère Emanuel. »,
Imputent à Emmanuel Laurent Jacques O. l’incapacité professionnelle, l’autoritarisme, l’hypocrisie et la recherche de son seul intérêt personnel en gagnant les bonnes grâces de l’actionnaire principal ; et se présentent sous la forme d’une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire ;
Considérant qu’une communauté d’intérêts est établie entre les destinataires de l’écrit litigieux lesquels étaient tous dirigeants soit de la société holding L’Occitane International soit de filiales de cette dernière : ce qui permet d’exclure l’existence d’une publicité pour les diffamations et les injures ;
Sur le préjudice
Considérant qu’au vu des pièces du dossier et des débats, le tribunal a exactement apprécié le préjudice des appelants ;
Qu’en conséquence, le jugement entrepris sera confirmé ;
Considérant que l’équité commande d’allouer à chacun des trois appelants la somme de 3000 € pour les frais non compris dans les dépens qu’ils ont été obligés d’exposer en cause d’appel ;
Que les conditions de l’article 700 du nouveau code de procédure civile ne sont pas réunies au profit de Pierre M. qui succombe et sera condamné aux dépens ;
DECISION
Par ces motifs la cour, statuant publiquement, contradictoirement en application de l’article 469 du code de procédure civile, après en avoir délibéré conformément à la loi,
. Confirme le jugement entrepris ;
. Condamne Pierre M. à payer à chacun des trois appelants la somme complémentaire de 3000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
. Le condamne aux dépens d’appel ;
La cour : M. Alain Verleene (président), Mme Sophie Portier et M. Gilles Croissant (conseillers)
Avocats : Me Jean-Louis Lagarde, Me Lipskier
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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.