Jurisprudence : Contenus illicites
Cour d’appel de Paris Pôle 1, 2ème chambre Arrêt du 09 décembre 2009
Google Inc/ Direct Energie
contenus illicites - information - moteur de recherche - trouble manifestement illicite
FAITS CONSTANTS
Le moteur de recherche gratuit “Google”, exploité par la société de droit californien Google Inc, est disponible à l’adresse www.google.fr.
La société Direct Energie est un fournisseur d’électricité.
Lors de la saisie du nom “Direct Energie” sur Google (16 février 2009) ce moteur de recherche suggérait en premier lieu “direct énergie arnaque”.
Par assignation du 26 mars 2009, Direct Energie assignait Google devant le juge des référés du Tribunal de commerce de Paris pour, sur le fondement de l’article 873 du Code de procédure civile, condamner Google à supprimer, le terme arnaque des suggestions proposées par le logiciel.
Par ordonnance contradictoire entreprise du 7 mai 2009, ce juge :
1 – ordonnait à Google de supprimer le terme “direct énergie arnaque” des suggestions proposées dans les 8 jours de la signification de l’ordonnance sous astreinte de 1000 € par infraction constatée ;
2 – se réservait la liquidation de l’astreinte ;
3 – rejetait la demande de dommages et intérêts.
Google interjetait appel le 15 juin 2009.
L’ordonnance de clôture était rendue le 24 novembre 2009.
L’ordonnance a été exécutée le 7 mai 2009.
PRETENTIONS ET MOYENS
De Google :
Par dernières conclusions en date du 18 novembre 2009, auxquelles il convient de se reporter, Google expose :
* que son service “suggestion de recherches” ou “Google suggest” s’explique concrètement de la façon suivante : “lorsque l’internaute commence à saisir les premières lettres ou les premiers mots d’une requête, il voit s’afficher en temps réel … la liste des 10 requêtes les plus populaires déjà tapées par les internautes qui commencent par ces mots ou ces lettres” ;
* que le trouble manifestement illicite doit être manifeste, c’est-à-dire violer les droits litigieux du requérant avec une particulière évidence ;
* que la suggestion “direct énergie arnaque” n’est pas perçue par les internautes comme une expression discréditante ;
* que les sites vers lesquels renvoie la requête “direct énergie arnaque” sont licites ;
* que la mesure porte une atteinte injustifiée à la liberté d’expression (article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme) alors que :
– l’affichage est porteur d’une information objective et potentiellement utile ;
– l’affichage facilite l’accès à des sites licites ;
– la mesure n’est pas limitée dans le temps.
* que la mention ne figure plus sur la liste des suggestions.
Après avoir répondu point par point aux moyens et arguments de Direct Energie, Google demande :
– la réformation de l’ordonnance ;
– subsidiairement, la limitation à 3 mois de la mesure ;
– de débouter Direct Energie de ses demandes provisionnelles ;
– 15 000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.
Cette partie entend bénéficier des dispositions de l’article 699 du CPC.
De Direct Energie :
Par dernières conclusions en date du 3 novembre 2009, auxquelles il convient de se reporter, Direct Energie expose :
* que “la défense de Google repose sur un postulat non démontré suivant lequel la suggestion litigieuse serait le résultat d’un calcul statistique fait à partir des 10 requêtes les plus populaires chez les internautes utilisant Google” ;
* que l’abstention de Google est constitutive d’une faute au sens des articles 1382, 1383 et subsidiairement de l’article 1384 alinéa 1 du Code civile, alors que Google possède la maîtrise de la solution logicielle comme l’exécution de l’ordonnance le démontre ;
* que le fait d’associer son nom à un comportement pénalement répréhensible constitue un trouble manifestement illicite ;
* que Google comme tout opérateur économique et, conformément aux principes de libre concurrence et de loyauté commerciale, a l’obligation de faire en sorte que son activité ne porte par préjudice aux tiers, peu important que la suggestion litigieuse soit ou non le résultat d’une réalité statistique objective ;
* qu’informée le 19 février 2009 du caractère préjudiciable des faits litigieux, Google ne s’est pas exécutée ;
* que la mesure ordonnée ne présente aucune atteinte à la liberté d’expression et qu’elle n’interdit pas à l’internaute d’accéder à des sites indexés par Google et dont le contenu comporterait cumulativement “arnaque” et “Direct énergie” ;
* que “rien n’interdit au juge des référés de prendre des mesures aux conséquences irréversibles, alors que le caractère provisoire de celles-ci n’est pas synonyme de temporaire.
Elle demande :
– la confirmation des points 1 et 2 susvisés de l’ordonnance entreprise ;
– de l’infirmer sur le point 3 et de condamner Google à lui verser une provision sur dommages et intérêts de 100 000 € ;
– de condamner Google à supprimer dans les 3 jours et sous astreinte de la rubrique intitulée “requête apparentée à » le terme arnaque lors de la saisie du nom “Direct Energie” et lui payer une provision de 100 000 € à valoir sur son préjudice ;
– 20 000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.
Cette partie entend bénéficier des dispositions de l’article 699 du cpc.
DISCUSSION
Considérant qu’il résulte de l’article 873 alinéa 1 du Code de procédure civile que le juge des référés du tribunal de commerce peut, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;
Considérant que depuis septembre 2008, Google propose un système dit “suggestions de recherche” défini (par elle) concrètement de la façon suivante : lorsque l’internaute commence à saisir les premières lettres ou les premiers mots d’une requête, il voit également s’afficher en temps réel à l’écran, en dessous du champ de saisie la liste des 10 requêtes les plus populaires déjà tapées par les internautes qui commencent par ces lettres ou mots” ;
Considérant que ce système est proposé d’office, ne pouvant être désactivé que par “deux clics”, le 1er sur “préférence”, le second sur “ne pas fournir de suggestion dans le champ de recherche” ;
Considérant qu’il n’est pas reproché au moteur de recherche de Google de renvoyez à une rubrique “direct énergie.arnaque”, mais de suggérer cette rubrique à l’utilisateur avant même que celui-ci n’ait saisi la totalité de la seule mention “direct énergie”, autrement dit avant même que l’on connaisse la réelle intention de l’utilisateur sur ce qu’il recherche (et qu’il n’aurait peut-être pas eu la volonté ou le désir de rechercher ledit site arnaque) ;
Considérant qu’il ne peut être sérieusement soutenu que le rapprochement dans une même expression du nom d’une société avec le mot arnaque qui signifie escroquer, voler, du verbe harnacher tromper pour voler, (autrement dit d’une expression qui associe un nom de société à un comportement pénalement répréhensible), ne porte pas atteinte à l’image et à la réputation de cette société, ledit rapprochement n’étant compris que dans le sens d’arnaque provenant de la société, et non pas au préjudice de celle-ci comme ne le conteste d’ailleurs pas Google (page 6 de ses conclusions) et comme tous les exemples cités par celle-ci le confirment ;
Considérant que rien ne permet de mettre en doute l’affirmation de Google, suivant laquelle les 10 suggestions litigieuses sont le résultat d’un calcul statistique automatique fait à partir des 10 requêtes les plus populaires – comprendre les plus souvent formulées – chez les internautes utilisant Google ;
Considérant en revanche, que contrairement à ce que soutient Google l’utilisateur moyen du moteur de recherche ne sait pas “parfaitement que Google suggest ne propose que des requêtes tapées avant lui par d’autre, internautes classés par ordre de popularité”, (page 9 de ses conclusions, Google limitant d’ailleurs à la même page son affirmation en ajoutant “si l’internaute possède une connaissance normale des principes élémentaires de la recherche sur … Google …”), comme la décision du premier juge le démontre (celui-ci ayant cru (par erreur) que le nombre figurant à côté de chaque proposition était le nombre de recherches, alors qu’il s’agit du nombre de réponses) et peut interpréter cette donnée “comme une information relative à la société Direct Energie” ou comme “une opinion, une critique, ou une proposition de Google” (page 9 de ses conclusions) ;
Considérant qu’une telle présentation de la suggestion litigieuse, sans avertissement préalable informant l’internaute du mode d’établissement de cette liste, fautive et engendrant évidemment un préjudice à ladite société, constitue un trouble manifestement illicite ; que pour se distraire de cette responsabilité Google ne peut :
– alléguer la neutralité (par ailleurs réelle) du mode d’établissement automatique de cette liste, puisqu’elle est l’auteur du système, en contrôle le fonctionnement et en assure la diffusion ;
– alléguer les conditions d’utilisation puisque celles-ci ne sont accessibles qu’à ceux qui opèrent une recherche délibérée (par deux “elles”, le premier sur “à propos de Google” sur la première page, puis un second sur “conditions d’utilisation” à la seconde page ») ;
– soutenir que l’affichage de la requête “direct-énergie-arnaque” est porteuse d’une information objective et potentiellement utile puisque ledit affichage n’est pas remis en cause, seule l’étant la manière dont il est réalisé ;
Considérant que le juge doit, s’il envisage de faire cesser le trouble, limiter la mesure à celle strictement suffisante pour faire cesser celui-ci et bien sûr la moins attentatoire à la liberté d’expression ; qu’au vu de ce qui a été dit plus haut, il y a lieu de condamner Google à faire mention sur son écran d’entrée d’une information destinée à I’internaute et permettant à celui-ci de comprendre comment est établie la liste des suggestions ;
Que cette mesure est nécessaire à la protection des droits d’autrui ne constitue pas une atteinte injustifiée à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ;
Qu’il convient, par voie de conséquence, de réformer l’ordonnance entreprise ayant ordonné la suppression de l’expression Direct Energie – Arnaque, des suggestions proposées ;
Considérant qu’au titre du préjudice subi par Direct Energie du 19 février 2009 au 7 mai 2009 (cf. : page 19 de ses conclusions) il y a lieu, en l’absence de toutes justifications sur celui-ci de confirmer l’ordonnance entreprise ;
Considérant qu’il serait inéquitable de laisser à la charge de Direct Energie les frais non compris dans les dépens ; qu’il y a lieu de lui accorder à ce titre la somme visée dans le dispositif ;
DECISION
Par ces motifs,
– Réforme l’ordonnance entreprise en ce qu’elle a ordonné à Google de “supprimer les termes Direct Energie arnaque des suggestions proposées par le logiciel Google suggest”,
Statuant à nouveau sur ce point :
– Condamne Google à mentionner dans sa page d’accueil et dans le système de “requêtes apparentées” un avertissement pouvant être bref mais suffisamment clair et lisible – précisant comment est établie la liste de ses 10 suggestions, si réapparaissait la mention “Direct énergie arnaque” dans les 10 suggestions, et ce dans les 8 jours de la signification du présent arrêt sous astreinte de 1000 € par infraction constatée,
– Confirme l’ordonnance pour le surplus,
– Condamne la société de droit américain Google Inc à payer à la société Direct Energie 1500 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile,
– Condamne la société de droit américain Google Inc aux dépens d’appel qui pourront être recouvrés selon les dispositions de l’article 699 du Code de procédure civile.
La cour : M. Marcel Foulon (président), M. Renaud Blanquart et Mme Michèle Graff-Daudret (conseillers)
Avocats : Me Sébastien Proust, Me Damien Challamel
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