lundi 04 janvier 2010
Tribunal de grande instance de Paris 17ème chambre Jugement du 4 décembre 2009
JPL-CNFDI / Google Inc
condamnation - contenus illicites - injure - moteur de recherche - suppression
FAITS ET PROCEDURE
Vu l’assignation à jour fixe que la société Groupe JPL-Centre national privé de formation à distance (CNFDI) a fait délivrer, après y avoir été autorisée par décision prise sur délégation du président du tribunal, à Eric S., en sa qualité de directeur de publication du site internet www.google.fr, et à la société de droit américain Google Inc. :
– exposant que le moteur de recherche Google offre depuis septembre 2008 une nouvelle fonctionnalité, dénommée “Google Suggest”, proposant aux internautes qui effectuent une recherche, à partir des premières lettres du mot saisies, un menu déroulant de propositions qui comporte une liste de requêtes possibles les dispensant d’avoir à taper le libellé complet de leur recherche,
– ajoutant que s’agissant du service d’enseignement à distance qu’elle dispense et qui a recueilli de nombreuses distinctions, une recherche sur le sigle CNFDI fait apparaître en première suggestion proposée par le service “Google Suggest” les mots “cnfdi arnaque”,
– soutenant que l’association de ces deux mots constitue une injure publique envers un particulier, quel que soit le contenu des articles ou documents auxquels cette référence renvoie,
– indiquant avoir adressé en vain plusieurs mises en demeure à la société Google auxquelles cette dernière a répondu par des fins de non-recevoir au motif que les suggestions de recherche proposées aux internautes résultaient d’un système automatisé depuis une base de données recensant les libellés de recherche les plus fréquemment utilisés par les internautes,
– sollicitant au visa des articles 29, alinéa 2, 33, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881, pris ensemble, les articles 93-2 et 93-3 de la loi du 29 juillet 1982,
– que soit ordonnée la suppression des mots “cnfdi arnaque” dans le cadre de l’outil “Google Suggest” mis en place par la société Google Inc, sous une astreinte de 15 000 € par infraction constatée, dans un délai de 48 heures à compter de la signification de la décision à intervenir,
– la condamnation in solidum d’Eric S. en sa qualité de directeur de publication et de la société Google Inc à lui verser une somme de 250 000 € à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
– une mesure de publication judiciaire durant trois mois sur le haut de la première page du site www.google.fr, sous astreinte de 5000 € par jour de retard,
– une indemnité de 15 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
Vu les écritures en défense de la société Google Inc et Eric S. qui concluent au débouté aux motifs :
– que l’affichage des mots “cnfdi-arnaque” ne saurait caractériser une injure n’étant pas le fait de la pensée consciente mais un résultat d’algorithme,
– que cet affichage n’exprime rien d’autre que la fréquence des recherches sur l’association de tels mots entreprises par les internautes,
– qu’au demeurant la signification courante du terme “arnaque” n’est pas injurieuse,
– qu’Eric S. ne saurait voir sa responsabilité recherchée en sa qualité de directeur de publication, faute de fixation préalable du message en cause,
– qu’en l’absence de faute de sa part, la société Google Inc devrait, elle-même, être mise hors de cause,
– contestant, subsidiairement, tout préjudice et soulignant le caractère disproportionné des mesures de réparation sollicitées,
– sollicitant enfin la condamnation de la demanderesse à leur payer une somme de 25 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
DISCUSSION
La société Google Inc a complété, en septembre 2008, son moteur de recherche accessible en France à l’adresse www.google.fr, par une fonctionnalité qui offre aux internautes effectuant une recherche, à partir des premières lettres du mot qu’ils saisissent, un menu déroulant de propositions qui comporte une liste de dix requêtes possibles, un simple “clic” sur la requête proposée les dispensant, le cas échéant, d’avoir à taper le libellé complet de leur recherche.
La société Groupe JPL-Centre national privé de formation à distance (CNFDI) a fait constater, par huissier, que cette nouvelle fonctionnalité dénommée “Google Suggest” avait, dans son cas, pour effet :
– dès que les lettres suivantes “CNFD” étaient saisies par l’internaute sur le moteur de recherche Google.fr, de faire apparaître, respectivement, en première et deuxième positions, les propositions de requêtes suivantes : “cnfdi (59 800 résultats)” puis “cnfdi arnaque (312 résultats)”, d’autres suggestions étant également proposées, étrangères au litige,
– lorsque l’internaute saisit le sigle complet “CNFDI”, de faire apparaître en première position la suggestion “cnfdi arnaque (312 résultats), suivies de 9 autres, étrangères au litige.
La société demanderesse se plaint d’une telle association de son nom au terme “arnaque” et, tout autant, du classement d’un tel thème en tête de la liste des recherches proposées aux internautes alors même que le nombre de résultats associés à l’interrogation “cnfdi arnaque” (312 résultats) est le plus faible de la liste des thèmes suggérés, laquelle n’obéit pas plus à un ordre alphabétique.
Eric S. et la société Google produisent une attestation de David K., responsable de ce produit, indiquant :
– que ce dernier fonctionne de manière purement automatique à partir d’une base de données qui recense les requêtes effectivement saisies sur Google au cours d’une période récente par un nombre minimum d’internautes ayant les mêmes préférences linguistiques et territoriales,
– que les résultats affichés dépendent d’un algorithme basé sur les recherches des autres utilisateurs sans aucune intervention humaine ou reclassification de ces résultats par Google,
– que l’ordre des requêtes est entièrement déterminé par le nombre d’internautes ayant utilisé chacune des requêtes, la plus fréquente apparaissant en tête de liste.
Il sera relevé, enfin, que l’extrait du site internet versé aux débats par la société Google indique, certes, que la fonctionnalité “Google Suggest” “utilise des informations sur la popularité des recherches courantes afin de classer ses suggestions” mais précise que sont évitées les suggestions “qui pourraient offenser un grand nombre d’utilisateurs”, notamment “les termes grossiers, ainsi que les termes incitant à la haine et à la violence”, les internautes étant par ailleurs invités à signaler “des requêtes qui ne devraient pas être suggérées”.
Sur l’expression “cnfdi arnaque”
Il sera rappelé que l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 définit l’injure comme “toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne referme l’imputation d’aucun fait”, tandis que la diffamation consiste en l’allégation ou l’imputation d’un fait précis qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne.
Le terme “arnaque” renvoie, dans un registre familier et sur un mode générique, à l’idée de vol, d’escroquerie, de tromperie ou de tricherie.
Lorsqu’il n’est pas autrement précisé ou circonstancié et se trouve associé au seul nom d’une personne physique ou -comme en l’espèce- à la désignation d’une personne morale, il ne renvoie pas à un fait précis susceptible de débat mais il outrage, et constitue, sous la forme de slogan qui est alors la sienne, une invective.
Sur l’intention coupable
Les défendeurs font valoir cependant que la suggestion faite sous cette forme par la fonctionnalité nouvelle du moteur de recherche ne procède d’aucune volonté humaine mais du seul résultat d’algorithmes appliqués à une base de données recensant les requêtes les plus fréquentes des internautes de sorte que l’intention coupable viendrait à manquer.
Il sera cependant relevé :
– que les algorithmes ou les solutions logicielles procèdent de l’esprit humain avant que d’être mis en oeuvre.
– que les défendeurs ne produisent aucune pièce -autre que l’attestation de leur préposé David K.- établissant que l’ordre de présentation des suggestions faites aux internautes procéderait effectivement, comme ils le soutiennent, des chiffres bruts des requêtes antérieurement saisies sur le même thème, sans intervention humaine,
– qu’en tout état de cause, l’extrait du site internet qu’ils versent aux débats indique que tous les libellés de recherches lancées par les internautes ne sont pas pris en compte dans le souci, notamment, d’éviter les suggestions “qui pourraient offenser un grand nombre d’utilisateurs” tels que “les termes grossiers”, ce qui suppose nécessairement qu’un tri préalable soit fait entre les requêtes enregistrées dans la base de données,
– que de même, le site google.fr invite les internautes à signaler “des requêtes qui ne devraient pas être suggérées “, de sorte que le tribunal est fondé à comprendre qu’une intervention humaine est possible, propre à supprimer des suggestions litigieuses,
– que dans le cas d’espèce, la société demanderesse a adressé trois mises en demeure à la société Google pour appeler son attention sur la suggestion litigieuse qui ont, toutes trois, reçu une réponse en forme de fin de non-recevoir, ce qui atteste que les responsables du moteur de recherche Google n’ignoraient plus, à compter de la première mise en demeure du 17 février 2009, la situation dénoncée par la société CNFDI.
C’est vainement, au regard du mécanisme même de la fonctionnalité mise en place, que les défendeurs soutiennent que les suggestions proposées par le moteur de recherche n’exprimeraient pas une opinion visant la société CNFDI, alors que, par son libellé même, l’item de recherche litigieux est incontestablement de nature à orienter la curiosité des internautes ou à appeler leur attention sur un tel thème, et, ce faisant, de nature à provoquer un “effet boule de neige” d’autant plus préjudiciable à qui en fait l’objet que le libellé le plus accrocheur se retrouvera ainsi plus rapidement en tête de liste des suggestions de recherches.
Les défendeurs sont d’autant moins fondés à se prévaloir de leur impuissance à empêcher l’affichage de l’expression considérée par le système qu’ils ont conçu et mis en place que la société CNFDI avait précisément, et par trois fois, appelé leur attention sur le fait et que la société Google invite, par ailleurs, les internautes à leur signaler les suggestions indésirables.
Enfin, les défendeurs ne sauraient se prévaloir de la liberté d’expression et de diffusion de l’information sur internet au motif que Google Suggest constitue une aide à la recherche précieuse, alors que le service offert a pour seule utilité d’éviter aux internautes d’avoir à saisir sur leur ordinateur l’entier libellé de leur requête et que la suppression du seul thème “cnfdi arnaque” ne priverait aucun d’entre eux de la faculté de disposer, mais à leur seule initiative et sans y être incité par quiconque, de toutes les références indexées par le moteur de recherches correspondant à l’association de ces deux mots.
Pour l’ensemble de ces motifs, le délit d’injure publique sera regardé comme caractérisé en l’espèce.
Sur la responsabilité d‘Eric S. en sa qualité de directeur de publication
C’est à tort qu’Eric S., qui ne conteste pas sa qualité de directeur de publication, fait valoir que sa responsabilité ne saurait être engagée, faute pour le propos en cause d’avoir fait l’objet d’une fixation préalable au sens de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, alors que les défendeurs reconnaissent que les suggestions proposées aux internautes procèdent d’eux mêmes et de nul autre, à partir d’une base de données qu’ils ont précisément constituée pour ce faire, en lui appliquant des algorithmes de leur invention et que le système mis en place a précisément pour vocation d’anticiper les éventuelles recherches des internautes avant même que ces derniers n’en aient complètement rédigé l’objet.
La responsabilité de la société Google Inc sera de même retenue en sa qualité de civilement responsable.
Sur les mesures de réparation
Il sera fait droit à la demande de suppression de la suggestion “cnfdi arnaque” dans les termes arrêtés au dispositif et sous astreinte.
La société CNFDI produit au soutien du préjudice qu’elle allègue une attestation de son expert comptable faisant état d’une diminution des inscriptions aux formations par comparaison de leur nombre sur la période courant du 1er janvier 2008 au 30 septembre 2008, date à laquelle Google Suggest a été mis en service, avec le nombre d’inscriptions sur la même période l’année suivante (3529 inscriptions sur les neuf premiers mois de 2008, 3010 sur les neufs mois de l’année 2009, soit une baisse de 519 inscriptions) en soulignant que la perte de chiffres d’affaire qui en a résulté l’a contrainte d’augmenter de 71% ses dépenses de communications sur Google, soit une somme de 826 052 €. Elle sollicite une somme de 250 000 € “à parfaire” à ce titre.
Il sera cependant relevé qu’elle manque à établir le lien de causalité entre le système Google Suggest auquel, compte tenu notamment de la crise qui a affecté de très nombreux secteurs d’activité à compter du second semestre 2008, elle ne saurait imputer le préjudice qu’elle invoque, lequel sera réparé dans son principe par l’allocation d’un euro à titre de dommages intérêts.
La mesure de publication sollicitée en page d’accueil du site google.fr excéderait ce que commande le souci d’une juste réparation. Il n’y sera pas fait droit.
Il sera alloué une somme de 7000 € à la société CNFDI sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
L’exécution provisoire, compatible avec la nature du litige, sera prononcée d’office.
DECISION
Statuant publiquement, par décision contradictoire mise à disposition au greffe et en premier ressort,
. Ordonne à Eric S., en sa qualité de directeur de publication du site internet accessible à l’adresse www.google.fr, de prendre toute mesure pour supprimer de la liste des suggestions apparaissant sur le service Google Suggest, à la saisie par les internautes des lettres “CNFD” ou du sigle “CNFDI” sur le moteur de recherche, la proposition “cnfdi arnaque”, et ce dans un délai d’un mois à compter de la signification de la présente décision, sous une astreinte de 1500 € par jour de retard,
. Condamne in solidum Eric S. et la société Google Inc à verser un euro de dommages intérêts à la société Groupe JPL-Centre national privé de formation à distance (CNFDI),
. Déboute la société Groupe JPL-Centre national privé de formation à distance (CNFDI) de ses autres demandes,
. Condamne in solidum Eric S. et la société Google Inc à payer à la société Groupe JPL-Centre national privé de formation à distance (CNFDI) une somme de 7000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
. Ordonne l’exécution provisoire,
. Condamne Eric S. et la société Google Inc aux entiers dépens.
Le tribunal : M. Dominique Lefebvre-Ligneul (président), M. Joël Boyer (vice président), M. Alain Bourla (premier juge)
Avocats : Me Cyril Fabre (Selarl cabinet Ojsifi-Alister), Me Alexandra Neri (Cabinet Herbert Smith)
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