Jurisprudence : Contenus illicites
Cour d’appel D’Orléans Chambre civile Arrêt du 22 mars 2010
Antoine B. / Serge G.
contenus illicites - diffamation - dommages-intérêts - injure - responsabilité civile
FAITS ET PROCEDURE
A partir du mois de septembre 2007, un blog intitulé “les amis de Serge G. » est apparu sur internet ; ouvert à la consultation de tous les internautes et alimenté de façon anonyme, il avait pour objet avoué de “soutenir fortement Serge G.”, maire d’Orléans et député, candidat annoncé à sa propre succession lors des élections municipales programmées pour le 09 mars 2008 ; en fait, les articles publiés sur ce blog se livraient à une présentation critique, sous un angle satirique qui se voulait humoristique, de l’action passée, du programme et de la personne de Serge G. qu’il était censé soutenir ;
Serge G., mécontent du procédé, a fait procéder, à ses frais avancés, à une recherche de l’auteur du blog ; ces recherches ont permis de remonter au poste informatique professionnel d’Antoine B., attaché territorial employé au Centre de Gestion de la Fonction Publique Territoriale qui n’a pas contesté être le créateur du blog sous le pseudonyme de F… et qui se trouvera être, au cours de ces élections municipales, inscrit sur une liste rivale de celle de Serge G. ;
Agissant tant en son nom personnel qu’en sa qualité de maire d’Orléans et député du Loiret, Serge G. a saisi le juge des référés du Tribunal de grande instance d’Orléans sur le fondement des dispositions de l’article 1382 du code civil ;
Par ordonnance du 08 octobre 2008, le juge des référés a, notamment :
– débouté Antoine B. de sa demande de requalification des faits en action aux fins de sanctionner un abus de la liberté d’expression relevant de la loi du 29 juillet 1881
– constaté qu’Antoine B. a commis une faute envers Serge G. tant en son nom personnel qu’en sa qualité de maire d’Orléans au sens de l’article 1382 du code civil ;
– condamné Antoine B. à payer à Serge G., à titre personnel, un euro de dommages-intérêts pour préjudice moral et 3911,38 € au titre de ses frais de recherche ;
– condamné Antoine B. à payer à Serge G., en qualité de maire d’Orléans, un euro de dommages-intérêts pour préjudice moral ;
– condamné Antoine B. à fermer définitivement le blog litigieux dans les quinze jours de la signification de la présente décision sous astreinte, passé ce délai, de 50 € par jour de retard ;
– autorisé la publication de l’ordonnance, aux frais d’Antoine B., dans deux journaux du choix de Serge G., sans que chaque publication ne puisse dépasser la somme de 2000 € hors taxes ;
– condamné Antoine B. à payer à Serge G. 3500 € d’indemnité de procédure ;
Vu les conclusions récapitulatives :
– du 22 septembre 2009, pour Antoine B., appelant ;
– du 02 juillet 2009, pour Serge G. ;
auxquelles la Cour se réfère pour plus ample exposé des moyens et demandes ;
Au soutien de son appel Antoine B. reprend sa demande de requalification de l’action en action tendant à la sanction d’un abus de liberté d’expression et soutient qu’elle ne peut être fondée que sur la loi du 29 juillet 1881 ; il relève que le formalisme de ce texte n’a pas été respecté et que l’assignation est nulle pour violation de l’article 53 de la loi ; que, par ailleurs, l’action est prescrite en application de l’article 35 ; à titre subsidiaire, il estime qu’il n’y pas lieu à référé en l’absence d’urgence ; à titre encore plus subsidiaire, il considère qu’au moins les demandes présentées par Serge G. en sa qualité de maire d’Orléans sont irrecevables faute de délibération du Conseil Municipal ; sur le fond, il soutient que le blog, ne contenait que des satires ou des caricatures émises dans des termes tout à fait admissibles en période électorale et que ces écrits doivent être replacés dans leur contexte, ce qui en minimise la portée ; il considère qu’au contraire, la médiatisation excessive donnée par Serge G. à cette affaire et les mesures de saisie de son matériel informatique jusque sur son lieu de travail lui ont causé un grave préjudice puisqu’il a été mis fin au détachement qu’il avait obtenu auprès de l’Agence de l’Eau ; qu’ayant réintégré le Centre de Gestion de la fonction publique territoriale, il est passé en conseil de discipline qui l’a exclu de ses fonctions pendant sept jours pour manquement à son devoir de réserve ; que l’ambiance de travail est devenue délétère ce qui l’a amené à quitter la région puisqu’il n’y trouvait plus d’emploi ; que, depuis le 02 juillet 2009, il a enfin été recruté par la commune de Noisy-Le-Grand mais subit une perte de revenus de 250 € par mois et a aussi dû supporter les frais de déménagement ; qu’enfin, il subit un important préjudice moral ; que, pour l’ensemble de ces causes, il réclame 15 000 € de dommages-intérêts à Serge G. outre 5000 € d’indemnité de procédure ;
Serge G. estime que seules les injures et la diffamation sont réprimés par la loi de 1881 qui est d’application stricte comme toute loi spéciale ; il considère qu’elle ne vise pas le simple dénigrement qui relève des dispositions de droit commun de l’article 1382 du code civil ; il fait valoir que, nonobstant la qualification des faits reprochés à Antoine B., ceux-ci lui ont causé un préjudice réel en période électorale en discréditant systématiquement son programme de candidat, son action de maire et sa personnalité ce qui est d’autant plus grave que ces atteintes ont été portées sous couvert d’un blog censé émaner de ses amis et lui être favorable ; que le contenu des articles était, par ailleurs, de nature à porter atteinte à son image et à celle de ses partisans puisque les textes étaient saupoudrés de fautes d’orthographe choisies à dessein, que ses électeurs étaient dépeints comme des personnes du troisième âge et que les réalisations de la ville étaient tournées en ridicule ; il ajoute que ces atteintes ont été portées sous le couvert d’un anonymat volontaire par un adversaire politique qui n’a pas respecté ainsi la règle du jeu démocratique ; que cette méthode l’a obligé à engager, à compter de septembre 2007, de nombreuses démarches et des procédures coûteuses qui ont finalement abouti, le 12 août 2008 seulement, à l’identification d’Antoine B. qui a admis, devant l’huissier instrumentaire, avoir voulu tromper les internautes ; il conclut donc à la confirmation de l’ordonnance entreprise sauf à préciser que la publication dans la presse concernera l’arrêt à intervenir et que la suppression du blog interviendra sous astreinte définitive de 200 € par jour de retard ;
DISCUSSION
Sur l’application de la loi du 29 juillet 1881
Attendu que, pour prétendre à la requalification des faits qui lui sont reprochés en abus de liberté d’expression et obtenir ainsi la protection dont bénéficient la presse et les médias, Antoine B. se fonde sur une jurisprudence de la Cour de Cassation, assemblée plénière du 12 juillet 2000, qui pose le principe selon lequel “les abus de liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil” ; qu’il en déduit que l’action de Serge G. étant fondée sur ce dernier texte, les faits doivent être requalifiés ;
Mais attendu qu’il résulte de l’attendu de principe rapporté ci-dessus que les seuls abus interdisant le recours aux dispositions générales de l’article 1382 du code civil sont ceux qui, faisant l’objet du texte spécial, sont prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ;
Or attendu que les seuls faits prévus et réprimés par la loi de 1881 censés pouvoir s’appliquer au cas d’espèce sont la diffamation et l’injure prévus par l’article 29 du dit texte ;
Attendu que la diffamation est définie comme une allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne à laquelle le fait est imputé ; qu’en l’espèce, force est de constater que si le contenu du blog cherche effectivement à discréditer Serge G. auprès des électeurs, cette entreprise ne repose que sur une présentation générale le tournant en ridicule à travers le prisme caricatural d’une vision orientée et partiale de sa politique locale ou de sa personnalité sans imputer spécialement au maire, ou au candidat, de faits précis de nature à porter, par eux-mêmes, atteinte à son honneur ou à sa considération et, dès lors, les termes de ce blog ne sauraient être qualifiés de diffamatoires ;
Attendu que l’injure est définie comme étant toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait mais, là encore, force est de constater que les termes utilisés sur le blog litigieux ne constituent pas des injures envers Serge G. ;
Attendu que, selon la jurisprudence qu’il invoque, Antoine B. devrait lui-même, admettre, ce qu’il ne fait pas, que les termes utilisés sur son blog ont été diffamatoires ou injurieux ; qu’il ne peut donc soutenir que l’action de Serge G. devrait être exercée sur le seul fondement de la loi du 29 juillet 1881 à l’exclusion de celui de l’article 1382 du code civil ;
Attendu qu’à titre superfétatoire, la Cour ajoutera qu’Antoine B. est assez malvenu de vouloir bénéficier des droits protecteurs qu’accorde la loi de 1881 sans supporter, aussi, les devoirs que celle-ci impose, en matière de transparence et de loyauté, aux organes de presse alors qu’il a agi de façon anonyme et sous une présentation trompeuse pour discréditer un adversaire politique ;
Attendu qu’il n’y a donc pas lieu à requalification des faits et, dès lors, les griefs fondés sur le non-respect des dispositions de la loi de 1881 seront écartés ;
Sur la recevabilité de l’action de Serge G. en sa qualité de maire d’Orléans
Attendu que Serge G. n’agit pas au nom et pour le compte de la Ville d’Orléans et n’a donc nul besoin d’obtenir une quelconque autorisation du Conseil Municipal ; qu’en revanche, c’est tout autant en sa qualité de maire en exercice qu’en sa qualité de candidat au renouvellement de son mandat qu’il est dénigré sur le blog litigieux et, dès lors, la référence par Serge G. à sa qualité d’élu dans la présentation de son action non seulement n’affecte pas la recevabilité de celle-ci mais encore se révèle d’une totale pertinence ;
Attendu que les agissements d’Antoine B. avaient pour objet de jeter le discrédit sur la politique du maire en exercice et de dépeindre ce dernier sous un jour peu flatteur ; qu’Antoine B. ne peut donc soutenir qu’il n’y avait aucune urgence à saisir le juge des référés sur le fondement de l’article 808 du code de procédure civile pour y mettre fin si de tels faits étaient avérés ; que ce fondement était, au contraire, particulièrement adapté aux faits de l’espèce ;
Sur la responsabilité d’Antoine B.
Attendu qu’Antoine B. cherche à minimiser la portée des écrits qu’il a commis en les présentant comme entrant dans le cadre admissible d’une critique satirique des actions et de la personnalité d’un maire dont il ne partage pas les idées ; qu’il estime, étant placé du côté du moqueur, que Serge G. aurait dû prendre les choses avec bienveillance et qu’il fait preuve d’un singulier manque d’humour en exerçant son action ;
Attendu qu’il est exact que le contenu du blog pourrait passer pour de la satire politique locale de bonne guerre en période pré électorale puisqu’il raille la pose de jardinières florales à proximité d’un radar de contrôle de vitesse, le pavage à l’ancienne de certaines voies de la ville, le ravalement de la mairie, la suppression d’une trémie, les écrits publiés par l’intimé ou les personnalités de sa liste ; que, par ces aspects, le contenu du blog se situe dans la tradition du pamphlet politique et resterait tolérable si la présentation de ce contenu n’était destinée à tromper le lecteur ;
Attendu, en effet, que c’est surtout la forme utilisée qui détermine le caractère fautif des agissements d’Antoine B. : que ce dernier, dans l’intention délibérée de tromper les internautes, intitule son blog “les amis de Serge G.” et le présente comme ayant été “créé dans le but de soutenir fortement Serge G… l’initiative visant à rééquilibrer l’internet locale que nous jugeons trop défavorable au grand bâtisseur qu’est Serge G., l’homme du centre ancien” ; que ce blog, censé émaner des amis réels de Serge G., est perclus de fautes d’orthographe qui ont pour objet d’assimiler ces amis à des analphabètes ; que le comité de soutien est illustré d’une photographie d’un groupe de personnes du troisième âge censée être représentative des électeurs et des partisans de l’intimé (comme si d’ailleurs, pour l’auteur du blog, le fait d’être âgé constituait une tare empêchant définitivement d’avoir une conscience politique affirmée) ; qu’il va sans dire que les photographies des personnes aisément reconnaissables ont été reproduites sans leur consentement tout comme il n’a pas été demandé à Serge G. l’autorisation de publier sa photo pour illustrer des articles le dénigrant ;
Attendu que force est d’admettre que si le lecteur évolué fait très rapidement la part des choses et n’est pas abusé très longtemps par le procédé, il est tout aussi constant que la population des internautes n’a pas toujours un niveau intellectuel à la mesure des techniques nouvelles qu’elle maîtrise et qu’il se trouvera nécessairement quelques éléments qui prendront les articles du blog au premier degré, ce qui est de nature à fausser la loyauté du processus électoral ;
Attendu que l’anonymat revendiqué par l’auteur du blog constitue encore une faute certaine dans la mesure où elle s‘inscrit justement dans le cadre d’un débat politique entre deux adversaires de listes opposées ; qu’en ne dévoilant pas son identité et en cherchant à brouiller les pistes en utilisant l’ordinateur mis à sa disposition par son employeur, Antoine B. empêche son adversaire de pouvoir lui répliquer directement ce qui fausse le jeu démocratique et il est révélateur de relever qu’Antoine B., si prompt à revendiquer le bénéfice de la loi sur la presse, empêche, par ce moyen, Serge G. de pouvoir bénéficier d’un quelconque droit de réponse ;
Attendu que l’anonymat recherché pour ce blog amène enfin, à s’interroger sur le point de savoir s’il n’avait pas vocation, du fait de cette clandestinité, à être maintenu après l’ouverture de la campagne électorale réglementant les formes d’expression des candidats si Serge G. n’avait pas annoncé publiquement l’ouverture des poursuites judiciaires contre son auteur ;
Attendu qu’il résulte de ce qui précède que les fautes établies contre Antoine B. justifient pleinement les mesures qui ont été ordonnées par le juge des référés et, dès lors, la décision de celui-ci sera confirmée y compris sur le montant de l’astreinte ordonnée, sauf à juger que c’est le présent arrêt et non l’ordonnance qui sera publié ;
Sur la demande reconventionnelle d’Antoine B.
Attendu qu’Antoine B. a été jugé fautif d’avoir mis en ligne, dans les conditions décrites, le blog dénigrant Serge G. ; qu’il est donc particulièrement malvenu de prétendre que la médiatisation donnée par sa victime à l’exercice des poursuites lui a causé un préjudice personnel alors qu’il a lui-même cherché à nuire à son adversaire par le biais des médias ;
Attendu qu’Antoine B. ne peut imputer à Serge G. le préjudice découlant de la fin de son détachement à l’agence de l’eau, des sanctions professionnelles qu’il a subies, de sa démission de son emploi au centre de gestion de la fonction publique et de son exil en région parisienne alors que tous ces éléments proviennent non pas de la médiatisation donnée par Serge G. à l’affaire mais des seules fautes professionnelles commises par Antoine B. qui n’a pas hésité à violer son devoir de réserve et à utiliser, à des fins répréhensibles, l’outil de travail que mettait à sa disposition son employeur ; que si Antoine B. pensait manifestement ne jamais se faire prendre, la circonstance que les choses ont tourné autrement ne saurait faire naître à son profit un quelconque droit à indemnisation et il sera débouté de sa demande ;
Attendu qu’il apparaît inéquitable de laisser supporter à Serge G. la charge de la totalité des frais irrépétibles qu’il a dû engager ; qu’il lui sera accordé une indemnité de 2000 € à ce titre ;
DECISION
Statuant en audience publique, par arrêt contradictoire et en dernier ressort ;
Vu la loi du 29 juillet 1881 ;
Vu l’article 1382 du code civil ;
Vu les articles 700 et 808 du code de procédure civile ;
. Déclare recevable l’action de Serge G. agissant tant en son nom personnel qu’en sa qualité de maire d’Orléans ;
. Confirme l’ordonnance entreprise en toutes ses dispositions sauf en celles relatives à sa publication dans la presse ;
Statuant à nouveau sur le point réformé :
. Autorise la publication du présent arrêt, aux frais d’Antoine B., dans deux journaux du choix de Serge G., sans que chaque publication ne puisse dépasser la somme de 2000 € hors taxes ;
. Condamne Antoine B. à payer à Serge G. une somme de deux mille euros (2000 €) au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
. Déboute les parties de leurs autres demandes non contraires ;
. Condamne Antoine B. aux dépens d’appel ;
. Accorde, pour les dépens d’appel, à la S.C.P. Lavallueger, avoué, le bénéfice des dispositions de l’article 699 du nouveau code de procédure civile ;
La cour : M. Bernard Bureau (président), Mmes Marie-Brigitte Nollet et Elisabeth Hours (conseillers)
Avocats : Me Emmanuel Tordjman, Me Jean-Pierre Mignard, SCP Lemaignen-Wlodyka
Notre présentation de la décision
Voir décision de la Cour de cassation
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