Jurisprudence : Contenus illicites
Tribunal de Grande Instance de Paris 17ème chambre Jugement du 12 mai 2010
Patrick D. / Nice Matin, Eric D.
bonne foi - contenus illicites - diffamation - droit à l'oubli - internet
FAITS ET PROCEDURE
Vu l’assignation à jour fixe que, par acte en date 8 janvier 2010, Patrick D., après y avoir été autorisé par ordonnance du 4 janvier 2010 prise sur délégation du président de ce tribunal, a fait délivrer pour l’audience du 8 février 2010 à la société Nice Matin et à Eric D., en sa qualité de directeur de la publication du journal Nice Matin, pour les voir condamner, au visa des articles 23, 29 alinéa 1er et 32 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, à lui payer, outre une somme de 5000 € sur le fondement de l‘article 700 du code de procédure civile, celle de 50 000 € à titre de dommages et intérêts et voir ordonner à leurs frais et sous astreinte, la publication d’un communiqué judiciaire dans le journal Nice Matin dans les quinze jours de la signification de la décision à intervenir, à la suite de la publication dans le quotidien Nice Matin du 5 décembre 2009 en page 27 d’un article intitulé «Buzz autour de l’été varois agité de D. et M. en 1965» comportant des propos qu’il estime diffamatoires à son égard,
Vu la dénonciation de cette assignation au ministère public par acte du 11 janvier 2010,
Vu la demande de renvoi formée le 15 janvier 2010 par le conseil du demandeur, faisant état de l’accord de celui des défendeurs,
Vu la convocation adressée aux parties le 5 mars 2010 fixant les plaidoiries à l’audience du 17 mars 2010,
Vu les conclusions signifiées le 17 mars 2010 à la requête de la société Nice Matin et d’Eric D. en qualité de directeur de la publication de Nice Matin, ainsi que celles signifiées le même jour par la société Nice Matin, la société Corse Presse et Eric D., en qualité de directeur de la publication de Nice Matin, Var Matin et Corse Presse, parfaitement identiques et demandant au tribunal de :
* prononcer la nullité de l’acte introductif d’instance en date du 8 janvier 2010 pour non respect du délai de l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881,
* prononcer la nullité des actes introductifs d’instance des 8 janvier et 10 février 2010 pour non respect du formalisme prévu à l’article 53 de la même loi,
* constater que les articles publiés dans les pages nationales des éditions de Nice Matin et Var Matin sont identiques et ne peuvent donc faire l’objet d’une double poursuite,
* constater leur bonne foi,
* débouter Patrick D. de l’ensemble de ses demandes et de le condamner à leur payer la somme de 5000 € sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile,
Vu les conclusions en réplique et récapitulatives signifiées le 16 mars 2010 aux termes desquelles Patrick D. sollicite le rejet des exceptions de nullité soulevées par les défendeurs et maintient l’ensemble de ses demandes à l’encontre de la société Nice Matin et d’Eric D. en sa qualité de directeur de publication du journal Nice Matin en raison de la publication de l’article susvisé le 5 décembre dans le journal Nice Matin.
DISCUSSION
Sur les exceptions de nullité
Aucune assignation n’ayant été délivrée le 10 février 2010 dans cette instance, le tribunal ayant été saisi le 19 janvier 2010 par l’acte du 8 janvier 2010, il ne sera statué que sur la demande de nullité de l’assignation du 8 janvier 2010 à l’exclusion de celle du 10 février 2010.
– sur le non respect de l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881
Faisant valoir que la distance entre Nice et Paris est de 687 kilomètres et rappelant qu’en application de l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881 le délai entre la citation et la comparution doit être de 20 jours outre un jour par cinq myriamètres de distance, les défendeurs demandent au tribunal de constater la nullité de l’acte introductif d’instance qui a été délivré le 8 janvier 2010 pour l’audience du 8 février 2010 sans respecter le délai de 33 jours résultant du texte susvisé,
S’il est exact qu’il résulte de la combinaison des articles 54 de la loi du 29 juillet 1881, 792 et 760 du code de procédure civile que, lorsque la partie assignée à jour fixe ne se présente pas, la juridiction, saisie d’une citation délivrée en violation de l’article 54 précité, doit ordonner la réassignation des défendeurs, il doit être observé en l’espèce :
* que l’avocat constitué des défendeurs a, par lettre du 15 janvier 2010, sollicité un renvoi, en raison de son indisponibilité pour l’audience du 8 février 2010,
* qu’un accord est intervenu entre les parties pour que l’affaire soit plaidée le 17 mars 2010, soit deux mois après la délivrance de l’exploit introductif d’instance de sorte que le délai d’un mois entre cet acte et la date de l’audience initialement prévue n’a causé aucun grief aux défendeurs.
Il convient en conséquence de rejeter l’exception de nullité soulevée de ce chef.
– sur le non respect de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881
Les défendeurs, se fondant sur l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, soulèvent la nullité de l’assignation qui leur a été délivrée, en raison de l’imprécision des propos diffamatoires qui leur seraient reprochés.
S’il est exact qu’aux termes des dispositions de l’article susvisé, applicable au procès civil, l’assignation doit préciser et qualifier le fait incriminé et indiquer le texte de loi applicable à la poursuite, c’est à tort que les défendeurs se plaignent de ne pas pouvoir déterminer quels passages sont considérés comme diffamatoires, dès lors qu’il est précisé dans l’exploit introductif d’instance du 8 janvier 2010 qui reprend la totalité de l’article litigieux que “le texte visé par la présente assignation commence à son titre et se termine à la 4ème colonne à la phrase “on y retrouvera “des pièces de voiture” et un pistolet 6,35 garni de 5 cartouches et des pièces d‘identité”…”, aucune considération ne s’opposant à ce que l’ensemble d’un article soit estimé diffamatoire.
Il s’ensuit qu’il a été satisfait en l’espèce aux exigences de précision de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, les défendeurs étant parfaitement informés des poursuites dont ils sont l’objet.
Il convient en conséquence de rejeter l’exception de nullité de l’assignation soulevée à ce titre.
Sur les propos poursuivis
Au début du mois de décembre 2009 ont été mis en ligne sur plusieurs sites internet (cuverville.org, lelotanaction.org, ldh-toulon.net, bellaciao.org, demainlegrandsoir.org notamment) différents articles diffusant une ancienne coupure de presse du journal «Le Petit Varois » du 11 novembre 1965 relatant “les tribulations de deux étudiants en vacances à la Croix-Valmer dans le Var” et précisant que les deux jeunes gens ayant “tenu la vedette” étaient “les nommés Devedjian Patrick et M. Alain à qui le soleil a quelque peu tourné la tête”.
Dans le numéro 22530 du quotidien Nice Matin du 5 décembre 2009, a été publié en page 27, un article faisant état de ces informations circulant sur le “Web”, intitulé “Buzz autour de l’été varois agité de D. et Madelin en 1965, sous-titré “Web Les aventures de deux jeunes Parisiens en goguette avaient défrayé la chronique”, dans lequel il est expliqué que “Les deux compères s‘étaient faits remarquer durant ce fameux été 1965 pour une affaire de syphonnage et plusieurs vols” et qu’ils avaient été condamnés par le tribunal correctionnel de Draguignan à un an de prison avec sursis et trois ans de mise à l’épreuve.
Des extraits de la chronique judiciaire publiée dans “Le Petit Varois” le 11 novembre 1965 sont repris, analysés et commentés par le journaliste qui observe que “cette histoire croustillante qui date quand même de plus de quarante ans fait le tour des sites Web coupure de presse à l’appui”.
Sur le caractère diffamatoire des propos poursuivis
Il sera rappelé au préalable que l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 définit la diffamation comme “toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne”, le fait imputé étant entendu comme devant être suffisamment précis, détachable du débat d’opinion et distinct du jugement de valeur pour pouvoir, le cas échéant, faire aisément l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire.
Ce délit qui est caractérisé même si l’imputation est formulée sous forme déguisée ou dubitative ou encore par voie d’insinuation se distingue ainsi de l’injure, définie par le même texte comme “toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne referme l’imputation d‘aucun fait”, ainsi que de l’expression subjective d’une opinion, dont la pertinence peut être librement discutée dans le cadre d’un débat d’idées, mais dont la vérité ne saurait être prouvée.
Dans l’article litigieux évoquant les faits commis par le demandeur en 1965 ainsi que la décision rendue par le tribunal correctionnel de Draguignan, il est imputé à Patrick D. d’avoir dans le Var, au cours de l’été 1965, commis des faits de vols de voiture, d’essence et de possession d’arme ayant entraîné une condamnation pénale depuis amnistiée. II sera donc retenu que les propos poursuivis sont diffamatoires à l’égard du demandeur, ce que les défendeurs ne contestent d’ailleurs pas.
Sur la bonne foi
Si les imputations diffamatoires sont réputées faites dans l’intention de nuire, les défendeurs peuvent cependant justifier de leur bonne foi et doivent, à cette fin, établir qu’ils poursuivaient, en publiant les propos incriminés, un but légitime exclusif de toute animosité personnelle, qu’ils ont conservé dans l’expression une suffisante prudence et qu’ils se sont appuyés sur une enquête sérieuse.
En l’espèce, le grand nombre d’articles mis en ligne sur les différents sites internet précédemment mentionnés, évoquant des faits commis par un homme politique français ayant des responsabilités politiques importantes et exerçant notamment des fonctions ministérielles, justifiait que le public soit informé du fait d’actualité que constituait ce “buzz médiatique”, reprenant un extrait judiciaire tiré d’un article publié en 1965 concernant Patrick D. et Alain M.
Par ailleurs, rien dans les propos incriminés ni dans aucun autre élément produit aux débats ne permet de retenir qu’au delà de ce but d’information légitime des lecteurs, l’auteur de l’article aurait été mû par une animosité personnelle à l’encontre de Patrick D., le fait que la condamnation évoquée soit “vieille de plus de 40 ans” étant insuffisant pour établir une “persistante intention de nuire” du directeur de la publication qui aurait laissé publier l’article.
Il doit également être observé que les informations publiées relatives aux infractions commises par le demandeur en 1965 résultent de l’analyse de l‘article du journal “Le Petit Varois” et d’un autre article du 11 novembre 1965 publié dans Nice Matin, dont aucun élément ne permet de retenir qu’il s’agirait de deux faux, contrairement à ce qui est soutenu par Patrick D.
En effet, il n’est pas établi qu’une action pour faux aurait été engagée à l’encontre des deux documents versés aux débats, dont l’authenticité ne saurait être mise en cause par le seul fait que le nom de Patrick D., qui aurait été mineur à l’époque des faits, n’aurait pas dû être mentionné en totalité dans les articles, mais désigné par les seules initiales de ses prénom et nom, étant observé par ailleurs qu’aucun élément ne laisse présumer que les deux prévenus seraient des personnes “déjà célèbres” comme le prétend Patrick D.
Il doit également être relevé que l’auteur de l’article, qui a interrogé les membres du cabinet de Patrick D. et recueilli leurs commentaires, a non seulement utilisé un ton humoristique et plutôt bienveillant à l’égard des intéressés, citant les propos d’un parlementaire UMP selon lequel il s‘agissait d’une “connerie de jeune”, mais aussi a fait preuve de la prudence nécessaire en précisant que “la prescription l’emporte pour ces faits datant d’il y a plus de quarante ans”.
Compte tenu de l’ensemble de ces motifs, il convient de reconnaître au journaliste et par voie de conséquence au directeur de la publication le bénéfice de la bonne foi et de rejeter en conséquence l’ensemble des demandes formées par Patrick D.
DECISION
Le tribunal, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
. Rejette les moyens tirés de la nullité de l’acte introductif d’instance du 8 janvier 2010 ;
. Dit n’y avoir lieu à statuer sur l’assignation du 10 février 2010 ne concernant pas cette instance ;
. Déboute Patrick D. de l’ensemble de ses demandes ;
. Le condamne à payer la somme de 1000 € à la société participation ouvrière Nice Matin et à Eric D., en sa qualité de directeur de la publication du journal Nice Matin, sur le fondement de l‘article 700 du code de procédure civile ;
. Condamne Patrick D. aux dépens de l’instance.
Le tribunal : M. Nicolas Bonnal (président), Mme Dominique Lefebvre-Ligneul (vice président) et M. Alain Bourla (premier juge)
Avocats : Me Olivier Schnerb, Me Gérard Haas, Me Denis Del Rio
Notre présentation de la décision
Voir décisions Corse Presse et Var Matin
Voir décision de Cour de cassation
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