Jurisprudence : Droit d'auteur
Tribunal de grande instance de Nancy Pole civile, section 1 civile Jugement du 06 décembre 2010
Le Bien Public, Les journaux de Saône et Loire / Dijonscope
concurrence déloyale - contrefaçon - courte citation - droit d'auteur - lien hypertexte - presse - web
FAITS ET PROCÉDURE
“Le Journal de Saône-et-Loire” et “Le Bien Public” sont deux quotidiens régionaux français diffusés en Saône-et-Loire et en Côte d’Or depuis le 19ème siècle. Ils sont aujourd’hui diffusés sous forme papier et disposent d’une version électronique depuis la création d’un site internet accessible au public. La version numérique peut être consultée gratuitement le premier jour mais devient payante ensuite avec un système d’archivage.
Créée au mois d’août 2009 la société Dijonscope édite quant à elle un journal de presse en ligne se présentant comme “indépendant, incorruptible et discret » à l’adresse URL http.//www.dijonscope.com/.
Deux à trois fois par semaine, la société Dijonscope édite sur son site une rubrique intitulée “revue du web” renvoyant par le biais de liens hypertexte cliquables à des articles publiés par de multiples autres organes de presse dont “Le Journal de Saône-et-Loire” et “Le Bien Public ».
Soutenant que la société Dijonscope procédait à cette reproduction sans leur autorisation et avait refusé d’y mettre fin malgré mise en demeure, la société Les journaux de Saône-et-Loire (JSL) et la société Le Bien Public ont par acte du 19 mai 2010 assigné la société Dijonscope à comparaître devant le Président du tribunal de grande instance de Nancy statuant en la forme des référés pour obtenir :
– l’interdiction de la reproduction, même partielle, des articles provenant de leurs sites sur tous supports, y compris les moteurs de référencement,
– l’injonction à la société Dijonscope de retirer, à compter de l’ordonnance à intervenir et sous astreinte de 10 000 € par jour de retard, tout article du “Bien Public” et du “Journal de Saône-et-Loire” de son site,
– la condamnation de la défenderesse à leur payer à chacune 20 000 € à titre provisionnel en réparation de leur préjudice, à publier sur sa page d’accueil le dispositif de l’ordonnance à intervenir et à leur verser 4000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
La société Dijonscope a quant à elle conclu, au principal la nullité de l’assignation lui ayant été délivrée, subsidiairement au rejet des demandes formées contre elle et en tout état de cause à la condamnation des parties adverses aux dépens ainsi qu’au paiement de 8000 € par application de l’article 700 du code de procédure civile.
Par ordonnance du 13 juillet 2010 le Président du tribunal de grande instance a rejeté le moyen tiré de la nullité de l’assignation, a dit n’y avoir lieu à référé, a renvoyé l’affaire à l’audience du 27 septembre 2010 du présent tribunal pour qu’il soit statué sur le fond du litige et a réservé les dépens ainsi que les frais irrépétibles.
Par conclusions signifiées le 28 juillet 2010, la société JSL et la société Le Bien Public ont, au visa des articles L122-1 s. et L331-1 du code de la propriété intellectuelle, D211-6-1 du code de l’organisation judiciaire, 808 et 809 du code de procédure civile et 1382 du code civil, demandé à la juridiction de céans.
– de faire interdiction à la société Dijonscope de reproduire, même partiellement, les articles provenant de leurs sites sur tous supports, y compris les moteurs de référencement, et d’enjoindre à la défenderesse de retirer tout article du Bien Public et du JSL de son site,
– d’assortir cette interdiction et cette injonction d’une condamnation solidaire sous astreinte de 10 000 € par jour de retard et par article à compter de la signification du jugement à intervenir,
– de condamner la société Dijonscope à payer à chacune d’elle 20 000 € titre de dommages et intérêts en réparation de leur préjudice,
– de condamner la société Dijonscope à publier sur sa page d’accueil le dispositif de la décision à intervenir,
– de condamner la société Dijonscope à leur payer 5000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens qui comprendraient les frais de constat d’huissier dont recouvrement conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile,
– d’ordonner l’exécution provisoire de la décision à intervenir.
Selon écritures en répliques signifiées le 15 octobre 2010, la société Dijonscope a pour sa part demandé au tribunal :
– au principal :
* de dire et juger qu’aucun acte d’une contrefaçon ne lui était imputable à raison de l’édition et de la publication de la rubrique “revue du web”,
* de dire et juger qu’aucun acte constitutif d’une concurrence déloyale ou de parasitisme ne lui était imputable à raison de l’édition et de la publication de la rubrique “revue du web”,
* de constater que la société JSL et la société Le Bien Public ne parvenaient pas à apporter les preuves du dommage qu’elles alléguaient,
* de dire et juger que les mesures sollicitées constituaient une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression telle qu’elle était prévue notamment par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme,
* de débouter en conséquence la société Le Bien Public et la société JSL de leurs demandes en toutes fins qu’elles comportaient,
* de rejeter la totalité des mesures sollicitées,
– à titre reconventionnel :
* de condamner la société Le Bien Public et la société JSL au paiement de 12 000 € chacune en réparation de son préjudice,
* de condamner la société Le Bien Public et la société JSL à lui verser la somme de 10 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
* de condamner la société Le Bien Public et la société JSL aux entiers dépens, qui comprendraient les frais de constat d’huissier, dont distraction au profit de la SCP Pascal Bernard, Franck Vouaux, Nicoletta Tonti, conformément à l’article 699 du code de procédure civile.
MOYENS ET ARGUMENTS
Au soutien de leurs demandes la société Le Bien Public et la société JSL ont en substance fait valoir :
– que les principes de liberté de la presse ainsi que de droit du public à l’information et au pluralisme invoqués par la défenderesse ne pouvaient justifier que soit porté atteinte à leur droit d’auteurs, eux aussi à valeur constitutionnelle,
– que si la société Dijonscope était en droit de participer à la délivrance d’informations, tant locales que nationales, il lui appartenait cependant de le faire dans le respect des règles fixées par les textes et la jurisprudence,
– qu’à cet égard, la « revue » éditée par la société Dijonscope n’en était pas une au sens où l’entendait la jurisprudence, la défenderesse procédant à une compilation d’articles provenant de divers journaux pour donner artificiellement un contenu à son édition sur le net,
– qu’alors qu’elles-mêmes employaient des journalistes et étaient dotées d’une rédaction faisant œuvre de journalisme, la société Dijonscope entendait s’affranchir de cette contrainte salariale en utilisant les articles de ses concurrents pour bâtir un journal,
– que l’avenir d’une presse bâtie sur le travail de journalistes compétents et indépendants était donc l’enjeu de la présente procédure où ne pouvait être autorisé le pillage auquel se livrait la défenderesse,
– que les agissements de la société Dijonscope étaient en premier lieu constitutifs d’une contrefaçon définie par l’article L335-3 du code de la propriété intellectuelle comme « toute reproduction, représentation ou diffusion, par quelque moyen que ce soit, d’une œuvre de l’esprit en violation des droits de l’auteur, tels que définis et réglementés par la loi » l’article L122-4 du même code ajoutant qu’était illicite “toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause… « ,
– que certes l’article L122-5 du code précité précisait-il que l’auteur ne pouvait interdire les “analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles étaient incorporées” ainsi que les “revues de presse »,
– que contrairement à la thèse adverse, les exceptions de « courte citation » et de revue de presse susvisées ne pouvaient cependant justifier la publication par la société Dijonscope de la « revue du web”,
– que la “revue de presse” supposait en effet une présentation conjointe et par voie comparative de divers commentaires émanant de journalistes différents et concernant un même thème ou événement,
– que tel n’était pas le cas en la cause où, ainsi que constaté par huissier, la société Dijonscope ne publiait sur un sujet donné qu’un seul article provenant d’un journal concurrent,
– que l’exception de “courte citation” n’était pas d’avantage constituée,
– que les extraits d’articles figurant dans la “revue du web” comportaient en effet des modifications et erreurs dénaturant l’œuvre originale,
– que l’exception en cause supposait encore la mise en valeur de l’œuvre première par l’œuvre seconde, cette dernière n’existant pas même en la cause,
– que les liens hypertexte utilisés dans la “revue du web” renvoyaient, non pas aux pages d’accueil des sites du « journal de Saône-et-Loire” et du “Bien Public”, mais directement aux articles considérés,
– qu’ils s’agissaient donc en la cause, non de liens simples, mais de “liens profonds” dont la jurisprudence prohibait l’usage,
– qu’au surplus le lien n’était en la cause pas direct puisque l’internaute devait passer par une page intermédiaire, avec un frame Dijonscope, avant de pouvoir se rendre sur le site souhaité, toujours en présence d’une large bande orange Dijonscope,
– qu’il s’agissait donc en fait de liens internes au site Dijonscope enfermant l’article de presse dans une nasse internet,
– que les agissements de la société Dijonscope constituaient encore des faits de concurrence déloyale réprimés sur le fondement de l’article 1382 du code civil,
– qu’elles-mêmes et la défenderesse exerçaient en effet leur activité dans le même domaine et se trouvaient donc en position de concurrence,
– que le comportement de la défenderesse avait un impact direct sur leur situation dans la mesure où il altérait les référencements par les moteurs de recherche,
– qu’ainsi pour un thème donné abordé sur le site du “Journal de Saône-et-Loire” ou du “Bien Public » la consultation par les mots clés des articles considérés du moteur Google renvoyait en priorité sur le site Dijonscope,
– que cette situation, génératrice d’une confusion pour l’internaute délibérément recherchée par la défenderesse, leur était nécessairement préjudiciable,
– que plus gravement encore, si la page du site “Le journal de Saône-et-Loire » ou du « Bien Public » était supprimée ou modifiée, celle reproduite sur Dijonscope continuait à figurer telle quelle ce qui constituait un détournement de clientèle,
– qu’en tout état de cause, la société Dijonscope ne rapportait pas la preuve du préjudice qu’elle alléguait et devait être déboutée de sa demande reconventionnelle en paiement de dommages et intérêts pour procédure abusive.
En réplique la société Dijonscope a quant à elle soutenu :
– qu’elle éditait à l’adresse http://www.dijonscope.com un quotidien d’information reconnu par la Commission paritaire de publications et agences de presse (CPPAP), comme constituant un service de presse en ligne tel que défini par la loi n° 2009-569 du 12 juin 2009,
– qu’elle disposait d’une rédaction composée de quatre salariés sous contrats à durée déterminée, dont trois titulaires d’une carte de presse, ainsi que de sept journalistes pigistes, d’un vidéaste et de quatre rédacteurs dont deux disposant d’une carte de presse et deux autres pour lesquels une demande était en cours,
– que par son activité elle exerçait donc une mission d’information du public ainsi que de pluralisme de la presse,
– que dans le cadre de cette mission elle éditait une “revue web”, équivalente aux revues de presse pratiquées par de nombreux medias écrits, renvoyant ses lecteurs vers des publications en ligne, dont effectivement “Le Journal de Saône-et-Loire” et “Le Bien Public » présentant un intérêt particulier en lien avec l’actualité,
– que chaque publication dans la “revue du web” reprenait quelques lignes de l’article auquel il était renvoyé et permettait la consultation directe de celui-ci au moyen d’un lien cliquable,
– que cette “revue du web” ne constituait qu’une partie des informations publiées par Dijonscope, s’évaluait ainsi à 1240 liens cités pour 8340 articles originaux rédigés par sa rédaction ne représentait que 5% des consultations totales de son site et ne générait pas de recettes publicitaires,
– que la liberté d’expression était un principe à valeur constitutionnelle, la presse participant de manière primordiale à la mission d’information du public,
– qu’en application de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, toute atteinte à cette mission ne pouvait être que strictement proportionnelle au but recherché et prévue par la loi,
– qu’à cet égard, le contenu des articles publiés dans les journaux autres que Dijonscope faisait partie intégrante des informations qu’elle-même était en droit de communiquer, la “revue du web” permettant à tout lecteur d’accéder des articles de presse publiés en ligne par d’autres journaux directement à la source et dans leur intégralité grâce à un lien hypertexte,
– que les mesures sollicitées par les demanderesses, s’inscrivant dans le cadre d’une animosité publiquement exprimée par une presse locale monopolistique installée depuis le 19ème siècle s’opposant à l’arrivée d’un concurrent plus dynamique, portaient dès lors une atteinte disproportionnée à la mission d’information exercée par Dijonscope dont la disparition pure et simple était en fait recherchée,
– que la contrefaçon alléguée n’était pas constituée, les demanderesses se bornant au demeurant à décrire la “revue du web” en litige sans démontrer l’existence d’un agissement illicite lui étant imputable,
– qu’aux termes de l’article L122-5, 3° b du code de la propriété intellectuelle l’auteur ne pouvait en premier lieu s’opposer à la divulgation d’une œuvre au titre de la revue de presse,
– qu’en l’espèce l’appellation “revue du web” faisait clairement référence à celle, traditionnelle, de “revue de presse” à laquelle procédaient de multiples média,
– que chaque article de la “revue du web” reprenait une courte partie de l’article auquel il était renvoyé et permettait au lecteur d’accéder à des articles extérieurs au site Dijonscope portant sur un thème similaire,
– que l’organisation et l’édition de la rubrique “revue du web” répondaient donc à la définition donnée par la jurisprudence à la “revue de presse »,
– que l’utilisation d’une œuvre déjà divulguée était également libre aux fins de courte citation,
– qu’à cet égard la “revue du web” reproduisait quelques lignes des articles cités, n’en dénaturait pas le contenu et ne dispensait pas, bien au contraire, de recourir à l’œuvre première à laquelle il assurait une plus grande visibilité et une plus forte audience,
– qu’aucune confusion n’était par ailleurs possible quant à la source et au nom de l’auteur,
– que si certains ajustements étaient parfois réalisés, il s’agissait exclusivement de reprises effectuées dans le respect des conventions journalistiques permettant de replacer le texte cité dans son contexte (par exemple, remplacement des expressions “aujourd’hui”, « demain”, “ce soir”, « ce matin” ou « hier » par la date du jour),
– que la “revue du web” était donc en parfaite conformité avec les conditions légales du droit de citation,
– qu’aucune contrefaçon ne résultait par ailleurs des liens hypertexte et du cadre (frame) apposés,
– que contrairement à la thèse adverse, l’utilisation de liens hypertexte “profonds”, c’est-à-dire pointant directement sur une page web déterminée à l’intérieur du site cible, n’étaient nullement prohibée par la jurisprudence laquelle rappelait au contraire le principe de la liberté de lier,
– que les articles du “Journal de Saône-et-Loire” et du “Bien Public” vers lesquels les lecteurs étaient renvoyés bénéficiaient tous d’un accès gratuit de sorte que le lien publié ne permettait en rien de contourner une quelconque limitation d’accès,
– que les administrateurs des sites exploités par les demanderesses conservaient le contrôle total de l’accès aux articles qu’ils publiaient, le lecteur de Dijonscope ne pouvant en aucun cas contourner les limitations appliquées par ceux-ci,
– qu’en cliquant sur le lien donnant accès à l’intégralité des articles du « Journal de Saône-et-Loire” et du “Bien Public”, le lecteur était dirigé vers les pages web de ceux-ci avec en haut de page un frame distinct sur lequel était apposée l’icône Dijonscope,
– que ce frame préservait cependant totalement et intégralement les pages internet du « Journal de Saône-et-Loire” et du “Bien Public”,
– que le lien hypertexte présent sur le site Dijonscope était en effet figuré par le texte “consulter l’intégralité de l’article sur le Bien Public.com » le frame présent en haut de page énonçant expressément « la page ci-dessous ne fait pas partie de Dijonscope Adresse du lien externe… »
– qu’aucune confusion n’était donc possible dans l’esprit des internautes,
– que contrairement à la thèse adverse, la “revue du web” ne constituait enfin pas une reproduction des pages cibles dont Dijonscope s’approprierait le code pour le faire figurer sur son propre site,
– que tout au contraire, chaque cadre correspondait à un site internet distinct, les pages des sites web de la société Le Bien Public et de la société JSL n’étant donc pas représentées sur le site Dijonscope,
– qu’aucun acte de concurrence déloyale ne pouvait encore lui être imputé,
– qu’à cet égard les sociétés demanderesses alléguaient des faits identiques à ceux invoqués sur le terrain de la contrefaçon ce qui suffisait à entraîner le rejet de la demande,
– que pour les motifs précédemment évoqués aucun risque de confusion n’était crée dans l’esprit des internautes,
– qu’aucun détournement de clientèle n’était par ailleurs commis,
– que tous les articles auxquels renvoyait la « revue du web” étant d’accès libre et gratuit, les seuls revenus tirés de la consultation des publications en cause provenaient des bannières publicitaires affichées par “Le Journal de Saône-et-Loire” et “Le Bien Public »,
– qu’à cet égard, en cliquant sur le lien hypertexte permettant l’accès aux publications citées dans la “revue du web”, le lecteur accédait aux pages internet correspondantes, y compris les bannières publicitaires,
– que les demanderesses n’expliquaient par ailleurs pas en quoi Dijonscope était susceptible d’altérer le référencement de leurs sites par les moteurs de recherche,
– que tout au contraire lorsqu’un lecteur de la “revue du web” cliquait sur un lien l’amenant sur des pages des sites du « Journal de Saône-et-Loire” et du “Bien Public”, le site distant apparaissait dans son intégralité et la visite était décomptée comme telle par les demanderesses dont l’estimation de la fréquence des consultations n’était pas affectée,
– que si Dijonscope était conçu en vue d’optimiser le référencement de ses propres pages web, elle-même le faisait de façon licite et ne pouvait être tenue pour responsable de son meilleur référencement par un site tiers,
– que le système de frame était enfin totalement neutre du point de vue des moteurs de recherche qui ne le référençait pas,
– qu’en tout état de cause, les demanderesses ne subissaient aucun dommage, condition nécessaire à la mise en œuvre d’une responsabilité sur le fondement de l’article 1382 du code civil,
– que les sociétés Le Bien Public et JSL ne rapportaient en effet nulle preuve d’une diminution de la consultation de leurs pages web et des revenus publicitaires dégagés,
– que tout au contraire, en incitant son propre lectorat à consulter les sites des demanderesses, Dijonscope amenait à celles-ci une audience supplémentaire génératrice de revenus publicitaires,
– qu’en faisant apparaître des liens pointant directement vers des articles du “Journal de Saône-et-Loire” et du « Bien Public”, Dijonscope améliorait encore le référencement des sites des demanderesses par le moteur Google lequel utilisait comme critère le nombre des liens pointant vers les pages concernées (système “Pagerank”),
– que le caractère abusif des demandes de la société Le Bien Public et de la société JSL justifiait enfin qu’il soit fait droit à sa demande reconventionnelle.
DISCUSSION
Sur la contrefaçon
Attendu qu’aux termes de l’article L335-3 du code de la propriété intellectuelle « Est également un délit de contrefaçon toute reproduction, représentation au diffusion, par quelque moyen que ce soit d’une œuvre de l’esprit en violation des droits d’auteur, tels qu’ils sont définis et réglementés par la loi…” ;
Que l’article L1224 du même code dispose quant à lui que “toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite….” ;
Que par exception à ces principes l’article L122-5 du code précité énonce toutefois que “lorsque l’œuvre à été divulguée, l’auteur ne peut interdire :
1°…
3° sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et sa source ;
a) les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifiques ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées ;
b) les revues de presse.“ ;
Que considérant la “revue du web », éditée par la société Dijonscope comme constitutive d’une reproduction illicite d’articles publiés sur leurs propres sites internet et estimant non admissibles en la cause les exceptions de revue de presse et de courte citation, les sociétés Le Bien Public et JSL soutiennent que la défenderesse a commis des actes de contrefaçon ;
Qu’invoquant au contraire les exceptions précitées, la société Dijonscope considère quant à elle qu’aucun acte d’une contrefaçon ne lui est imputable à raison de l’édition et de la publication de la rubrique “revue du web” ;
Attendu qu’il est liminairement à observer que les sociétés demanderesses n’ont nullement contesté les allégations de la société Dijonscope quant à la composition de sa rédaction, comprenant quatre salariés sous contrat à durée indéterminée sept journalistes pigistes et quatre rédacteurs, et quant au ratio de 8346 articles originaux rédigés par ladite rédaction pour 1240 liens cités sur la “revue du web” en litige ;
Que la société Dijonscope apparaît dès lors effectivement remplir la mission d’information et de pluralisme de la presse qu’elle invoque, les allégations des sociétés Le Bien Public et JSL quant à l’enjeu de la présente instance, soit l’avenir d’une presse bâtie sur le travail de journalistes compétents et indépendants face à un organe compilant les articles de journaux divers pour donner artificiellement un contenu à son édition sur le net, se trouvant au cas d’espèce très largement hors de propos ;
Attendu que des pièces versées aux débats savoir essentiellement :
– un constat dressé à la requête des demanderesses le 26 février 2010 par Maître Jean-Paul Astruc, huissier de justice à Dijon,
– de multiples copies écran produites par les deux parties,
– l’attestation circonstanciée, précise, conforme aux dispositions de l’article 202 du code de procédure civile et ne pouvant donc être écartée des débats du seul fait de la qualité de son auteur, de Monsieur David D., développeur du site de la société Dijonscope par le biais de la société Maléo Interactive,
Il résulte :
– que la “revue du web” en litige ne constitue qu’un sous-ensemble, au demeurant non particulièrement mis en valeur, de la rubrique « actualités” du site http://www.dijonscope.com/,
– qu’en consultant la revue en cause, l’internaute accède à une liste chronologique des articles y figurant chacun faisant l’objet d’une très courte présentation suivie d’un lien cliquable « lire la suite »,
– qu’après utilisation de ce lien s’ouvre une page sur laquelle sont publiés le titre de l’article, sa source (nom du site internet de publication, donc le cas échéant LeJsl.com et bienpublic.com), ses dates et heure de parution, les premières lignes ou un court résume du texte en cause ainsi qu’un encadré permettant aux internautes de publier des commentaires,
– que sur ladite page figure encore un lien cliquable ainsi rédigé « lire ici l’article en intégralité sur… » (LejsL.com, bienpublic.com ou tout autre site cible),
– qu’après avoir cliqué sur ce lien l’internaute parvient sur une nouvelle page composée de deux cadres, ou “frame”, superposés,
– que sur le frame supérieur, en forme de bandeau recouvrant moins d’un cinquième de la page, figure le logo “dijonscope » avec la mention “la page ci-dessous ne fait pas partie de dijonscope. Adresse du lien externe (suit l’adresse URL complète de la page concernée soit en la cause http://wwwlejsl.com … ou http://bienpublic.com/fr/ …) (Cliquez sur le logo dijonscope pour revenir au site) »,
– que dans le cadre inférieur est ouverte la page du site externe cible ;
Attendu donc qu’ainsi qu’exactement relevé par les défenderesses, le lien “lire ici l’article en intégralité sur… » renvoie, non sur la page d’accueil des sites lejsl.com et bienpublic.com, mais directement sur la page de l’article concerné ;
Que cependant l’usage d’un tel lien dit « profond” n’est pas principe prohibé et ne constitue pas en lui-même un acte de contrefaçon ;
Attendu que des pièces susvisées il résulte par ailleurs que, contrairement à la thèse des sociétés Le Bien Public et JSL quant à l’existence de pages stockées sur le site dijonscope.com ainsi constitutif d’une “nasse internet », le frame inférieur de la page de consultation de l’article auquel il est renvoyé ouvre sur le site internet distant (donc le cas échéant Lejsl.com ou Lebienpublic.com) dans sa complète intégrité, l’intérieur duquel l’internaute peut librement naviguer et pouvant être ouvert sans frame dans un nouvel onglet ;
Attendu donc que nonobstant la persistance de l’adresse URL du site Dijonscope dans la barre d’adresses du navigateur internet et l’utilisation de frame, devant certes être examinées au regard de la concurrence déloyale, il apparaît que la défenderesse ne communique pas elle-même les articles en litige au public mais met uniquement à disposition de ce dernier les liens lui permettant de visionner les sites lejsl.com et lebienpublic.com sur lesquels s’effectue la représentation ;
Que le renvoi sur la page de l’article visé par le lien ne constituant donc pas un acte de “représentation ou reproduction” au sens de l’article L122-4 du code de la propriété intellectuelle, aucune contrefaçon ne se trouve constituée de ce chef ;
Que demeure en revanche à examiner le contenu même du site dijonscope.com ;
Attendu que ainsi que précédemment exposé, en consultant la « revue du web” en litige l‘internaute accède à une liste chronologique d’articles, faisant chacun l’objet d’une très courte présentation, puis à une page mentionnant le titre de l’article, sa source, ses date et heure de parution ainsi que les premières lignes ou un court résumé du texte en cause ;
Que contrairement au renvoi à l’article original par le biais d’un lien pointant sur le site cible, la mise en ligne de ces extraits sur le site dijonscope.com constituent un acte de « reproduction partielle” visé par l’article L122-4 précité ;
Attendu qu’une revue de presse se définit comme la présentation conjointe et par voie comparative de divers commentaires émanant de journalistes différents et concernant un même thème ou un même événement ;
Que les copies écran figurant au dossier ne font à cet égard apparaître qu’une liste d’articles tous relatifs à des sujets différents, la société Dijonscope ne démontrant donc pas éditer une revue répondant aux exigences de pluralité d’avis sur un même thème et de comparaison d’opinions ci-dessus évoquées ;
Que l’exception de “revue de presse” sera donc écartée ;
Attendu en revanche qu’ainsi que précédemment exposé, l’utilisation du lien « lire la suite” ouvre une page comportant, outre le titre et la source de l’article auquel il est renvoyé, les premières lignes ou un court résumé du texte en cause ;
Que les conditions posées par l’article L122-5 du code de la propriété intellectuelle, savoir la divulgation préalable de l’œuvre et l’énonciation claire de son auteur et de sa source se trouvent donc remplies ;
Que les articles du « Journal de Saône-et-Loire” et du “Bien Public” auxquels renvoie la “revue du web” constituent par ailleurs en eux-mêmes des œuvres à caractère d’information ;
Que par application des dispositions de l’article L122-5 précité, les sociétés demanderesses ne peuvent donc s’opposer aux courtes citations figurant sur le site dijonscope.com ;
Que les sociétés Le Bien Public et JSL seront donc déboutées de leurs demandes au titre de la contrefaçon ;
Sur la concurrence déloyale
Attendu que la position de concurrence dans laquelle se trouve la société Dijonscope à l’égard des demanderesses constitue une évidence mais est en elle-même parfaitement licite ;
Que pour caractériser le caractère déloyal de ladite concurrence, les sociétés Le Bien Public et JSL, invoquant les mêmes faits matériels que ceux allégués au titre de la contrefaçon, font valoir que les agissements de la société Dijonscope génèrent un risque de confusion et altèrent leur référencement par les moteurs de recherche ce qui entraîne un détournement de clientèle ;
Attendu qu’il sera sur le premier point rappelé que l’utilisation du lien hypertexte “Lire l’article en intégralité sur… » ouvre une page composée de deux frame, celui du haut comportant à côté du logo « dijonscope” la mention très apparente “la page ci-dessous ne fait pas partie de Dijonscope. Adresse du lien externe :… (Cliquez sur le logo Dijonscope pour revenir au site) » et le cadre inférieur ouvrant sur le site distant lejsl.com ou bienpublic.com dans son intégralité, en particulier donc avec son logo et la présence de sa page de “une” du jour de consultation ;
Que le risque de confusion invoqué par les demanderesses apparaît dès lors parfaitement inexistant en la cause où l’internaute ne peut sérieusement se méprendre sur l’origine de l’article consulté ;
Attendu que de l’attestation de Monsieur D. concepteur du site de la société Dijonscope, il résulte certes que celui-ci a dès sa conception été optimisé pour le référencement par les moteurs de recherche de sorte qu’un article publié par Dijonscope peut se trouver classé par ceux-ci avant le document source ;
Que le témoin a cependant exposé que le système de frame était totalement neutre au regard des moteurs de recherche, une visite du site distant par le biais du cadre inférieur de la page ouverte avec le lien “Lire ici l’article en intégralité sur… » étant comptabilisée sur ce site et non sur dijonscope.com ;
Attendu que les sociétés Le Bien Public et JSL n’ont versé aux débats aucune preuve contraire à ces éléments circonstanciés ;
Que les demanderesses n’ont pas davantage justifié de leurs affirmations formellement contestées selon lesquelles, d’une part, les pages de leurs propres sites modifiées ou supprimées demeureraient consultables sur dijonscope.com et, d’autre part, la consultation d’articles par le biais du site de la défenderesse permettrait d’accéder sans frais à des documents normalement payants ;
Que les sociétés Le Bien Public et JSL seront en conséquence également déboutées de leurs demandes formées au titre de la concurrence déloyale ;
Sur la demande reconventionnelle
Attendu qu’ester en justice constitue par principe un droit ne pouvant dégénérer en abus qu’en cas de fraude ou d’erreur grossière équipollente au dol ;
Que si la présente instance se situe dans un contexte très polémique, les sociétés Le Bien Public et JSL ont cependant au soutien de leurs demandes fait valoir des arguments sérieux justifiant l’instauration d’un débat judiciaire ;
Que la demande de la société Dijonscope en paiement de dommages et intérêts pour procédure abusive sera donc rejetée ;
Sur les demandes accessoires
Attendu que les sociétés Le Bien Public et JSL qui succombent supporteront la charge des entiers dépens, le tribunal ne pouvant toutefois y inclure des frais d’huissier sollicités par la société Dijonscope dont le détail n’est pas précisé ;
Que pour le même motif les sociétés Le Bien Public et JSL, dont les propres demandes de ces chefs seront rejetées, seront condamnées in solidum au paiement de 6000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
Qu’il n’y aura enfin pas lieu à exécution provisoire ;
DECISION
Statuant publiquement, contradictoirement et en premier ressort ;
. Déboute la société JSL et la société Le Bien Public de la totalité de leurs demandes ;
. Déboute la société Dijonscope de sa demande reconventionnelle ;
. Condamne la société JSL et la société Le Bien Public aux dépens, dont distraction au profit de la SCP Bernard-Vouaux-Tonti, conformément a l’article 699 du code de procédure civile
. Déboute la société JSL et la société Le Bien Public de leurs demandes en paiement d’indemnités pour frais irrépétibles ;
. Condamne la société JSL et la société Le Bien Public in solidum à payer à la société Dijonscope 6000 € par application de l’article 700 du code de procédure civile ;
. Dit n’y avoir lieu à exécution provisoire ;
Le tribunal : M. Jean-Yves David (président), Mme Véronique Geoffroy (vice-président, Mme Sabine Gaston (juge)
Avocats : Me Jean-Michel Brocherieux, Lysias Partners
Notre présentation de la décision
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