Jurisprudence : Vie privée
Tribunal de grande instance de Paris Ordonnance de référé 01 avril 2011
Mme M. / Actual Prod et autres
vie privée
FAITS ET PROCEDURE
Vu l’assignation en référé à heure indiquée que Mme M. a fait délivrer, par acte du 8 février 2011, après y avoir été autorisée par ordonnance du 8 février 2011 prise sur délégation du président du tribunal, aux sociétés Actual Prod, M6 Web et Metropole Télévision, aux termes de laquelle elle demande au juge des référés, au visa des articles 9 et 1382 du code civil et 809 du code de procédure civile, à la suite de la diffusion le 26 janvier 2011 d’un reportage intitulé « Enquête exclusive spéciale : Zahia, Patrizia et les autres… », d’ordonner aux sociétés défenderesses de s’abstenir à l’avenir de diffuser par quelque moyen que ce soit un reportage, des images, des vidéos, des bandes son de la demanderesse obtenues à son insu et de les condamner solidairement à lui payer une indemnité provisionnelle de 20 000 € en réparation de son préjudice moral, ainsi que 4500 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, les frais avancés pour le rapport Celog et pour le constat d’huissier du 31 janvier 2011.
Vu les conclusions développées à l’audience du 14 février 2011 par les sociétés Metropole Télévision et M6 Web demandant au juge des référés de dire n’y avoir lieu à référé et de condamner Mme M. à leur payer la somme de 5000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, en faisant notamment valoir :
– que l’urgence n’est pas caractérisée en l’espèce,
– que Mme M. n’est pas identifiable,
– que la séquence litigieuse a trait à sa vie professionnelle,
– qu’elles n’ont commis aucune faute,
– que la séquence constitue une illustration pertinente et adéquate d’un reportage consacré à un sujet d’intérêt général,
Vu les conclusions de la société Actual Prod sollicitant également le débouté de la demanderesse et sa condamnation à lui payer la somme de 5000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile en raison de l’existence d’une contestation sérieuse et en l’absence de trouble manifestement illicite.
Vu les observations orales des conseils des parties à l’audience du 14 février 2011, à l’issue de laquelle il leur a été indiqué que la présente ordonnance serait rendue le 21 mars 2011 à 14 heures par mise à disposition au greffe des référés, date à laquelle le délibéré a été prorogé au 1er avril.
DISCUSSION
Sur l’émission litigieuse
Dans le cadre de son magazine d’investigation « Enquête exclusive » la société Metropole Télévision, société éditrice de la chaine de télévision M6, a diffusé le 26 janvier 2011 un reportage d’une durée de plus de 120 minutes, intitulé « Enquête exclusive spéciale Zahia, Patrizia et les autres : enquête sur les escort-girl » réalisé par la société Actual Prod auprès de laquelle M6 a acquis les droits de télédiffusion.
Dans ce reportage (qui sera ensuite mis en ligne sur le site www.m6replay.fr), au cours duquel est notamment évoquée « l’affaire Zahia », plusieurs jeunes femmes ont accepté, soit à visage découvert soit en restant cachées, de témoigner sur leur activité professionnelle en abordant « leurs espoirs déçus, leur détresse, l’argent brassé, la difficulté de vieillir dans ce monde, les risques auxquels elles s’exposent (la drogue, les proxénètes), leur devenir ».
Souhaitant compléter ce documentaire pour « montrer qui sont ces jeunes femmes, quelles sont leurs motivations et comment elles se comportent avec leurs clients » un journaliste de l’équipe de production, se présentant comme un client, a appelé Mme M. et lui a donné rendez-vous dans un hôtel dans lequel il avait placé différentes caméras cachées afin de procéder à son insu, à l’enregistrement de leur rencontre, au cours de laquelle elle indique s’être « livrée en totale confiance, à des observations, commentaires, opinions et révélations personnelles sur son activité occasionnelle ».
La demanderesse soutient que « les captations vidéos et les enregistrements sonores réalisés » dans un lieu privé ont porté atteinte à sa vie privée et au droit qu’elle détient sur son image, faisant valoir que le simple « floutage » de son visage était insuffisant et qu’elle était reconnaissable.
Sur l’absence d’urgence et de trouble manifeste
L’atteinte aux droits de la personnalité que sont le droit au respect de la vie privée et le droit à l’image caractérise, en soi, l’urgence qui confère notamment par application de l’article 9 du code civil, pouvoir au juge des référés pour statuer.
Il sera en outre observé que l’intervention du juge des référés est seule propre à empêcher la poursuite d’immixtions contraires aux droits des personnes concernées eu manifestant aussitôt que possible après la divulgation d’informations attentatoires à leur vie privé ou à leur droit à l’image, leur souci de voire ces droits respectés, peu important à cet égard que l’émission ait déjà été diffusée dès lors notamment que des rediffusions sont prévues.
Sur les atteintes invoquées
Toute personne, quelle que soit sa notoriété, a droit, en application de l’article 9 du code civil, au respect de sa vie privée et est fondée à en obtenir la protection en fixant elle-même les limites de ce qui peut être divulgué à ce sujet. Toute personne dispose également, en application du même texte, d’un droit exclusif qui lui permet de s’opposer à la reproduction de son image, sans son consentement préalable.
Ces droits qui découlent également de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales peuvent toutefois céder devant les nécessités de l‘information du public et de la liberté d’expression, consacrées par l’article 10 de la même Convention, dans le cadre de l’équilibre qu’il revient au juge de dégager, en vertu du second alinéa du dit article, entre ces principes d’égale valeur dans une société démocratique.
Sont recevables à agir les personnes dont l’identification est rendue possible par les propos ou images incriminés ou par des circonstances extrinsèques, qui éclairant et confirmant cette désignation, la rendent évidente, fût-ce pour un nombre limité de personnes.
En l’espèce, les sociétés défenderesses soutiennent que toutes les précautions ont été prises pour que la personne filmée ne soit pas identifiée, ni identifiable, et rappellent que les propos ne citent aucun nom, prénom, initiales ni numéro de téléphone portable, que le visage de la jeune femme est entièrement flouté dans toutes les scènes, que sa voix est modifiée et que les attestations produites ne sont pas probantes.
Toutefois, s’il est exact que le visage de Mme M. n’apparaît pas sur le film, en revanche, sont filmés très nettement les vêtements et accessoires qu’elle porte, – à savoir, un manteau, un pantalon, des bottines avec une bordure de fourrure, un sac à main, une montre de grande taille, ses cheveux […] et longs flottant irrégulièrement sur le dos, éléments, qui pris individuellement sont peut-être communs à de nombreuses jeunes femmes à la mode, mais qui apparaissant dans leur ensemble, tendent à donner à une personne un caractère original, différent des « cinq millions (des autres) jeunes femmes […] ».
Par ailleurs, sa carrure, sa silhouette, sa démarche, lorsqu’elle est filmée dans la rue en quittant l’hôtel, ainsi ses expressions corporelles et notamment les mouvements de ses mains et de ses doigts, longuement visibles pendant le reportage, associés à l’intonation de sa voix et à son rire, que la déformation couteuse alléguée par les défenderesses ne dissimulent qu’imparfaitement, concourent à permettre son identification certaine.
De la même façon, la façon dont elle s’exprime, en racontant des anecdotes de sa vie, – elle regarde les « … » à la télévision le soir à 6 heures- elle voulait entrer dans une école mais n’avait pas les moyens financiers de régler le coût de la scolarité, elle souhaitait pouvoir prendre des vacances – sont un élément supplémentaire, la rendant reconnaissable.
Ces différents éléments sont confirmés par le SMS envoyé à la demanderesse par son ancien «petit ami » ainsi que par les attestations de P., G., L. et D, qui précisent avoir reconnu leur amie lors de la diffusion de l’émission, étant précisé que la connaissance préalable de l’activité occasionnelle de la demanderesse, à supposer établie, n’a aucune incidence sur le fait qu’elle soit ou non reconnaissable dans le film.
S’il n’est pas contestable que le reportage litigieux répondait à la légitime information du public, s’agissant d’un sujet de société particulièrement médiatisé, notamment lors de la révélation des relations de certains footballeurs avec des « escort-girl » et si le témoignage de la demanderesse pouvait présenter « un véritable intérêt journalistique en ce qu’il contrebalançait les autres témoignages recueillis », comme le fait valoir la société Actual Prod, aucune considération ne justifiait qu’il soit révélé au public que Mme M. exerçait cette certaine forme de prostitution, ce qui n’apportait aucun élément nécessaire pour la compréhension du sujet.
Ainsi, en ne prenant pas les mesures nécessaires qui auraient évité toute identification possible, les sociétés défenderesses ont porté atteinte à la vie privée et au droit à l’image de Mme M. étant observé qu’il ne saurait être retenu que le sujet concernait sa vie professionnelle et non sa vie privée.
En effet, si la demanderesse a pu employer pudiquement le mot de « profession » pour désigner son activité d’escort-girl, elle a, dans les échanges qu’elle a eus avec le journaliste, clairement manifesté, sinon la honte, du moins la réserve qu’elle avait en devant avouer qu’elle était « une pute », et a évoqué le caractère secret de cette activité dont les membres de sa famille et certains de ses amis n’étaient pas informés.
Sur le préjudice
La seule constatation des atteintes à la vie privée et au droit à l’image ouvre droit à réparation, l’étendue du dommage étant appréciée en fonction de la nature intrinsèque des atteintes ainsi que des éléments invoqués, contradictoirement débattus par les parties.
En l’espèce, si les conditions dans lesquelles le reportage a été effectué peuvent accroître « le sentiment d’avoir été violée dans son intimité », le préjudice résultant des seules atteintes à la vie privée et au droit à l’image qu’elle a subi, reste limité au regard des pièces qu’elle produit pour l’établir et des circonstances de l’espèce.
Compte tenu de ces éléments, et en cet état de référé, l’obligation des défenderesses sera considérée comme n’étant pas sérieusement contestable à hauteur de la somme de 6000 € qui sera allouée à Mme M. à titre provisionnel.
Il convient également d’ordonner la suppression dans le reportage litigieux des passages mettant en cause Mme M. dans toute nouvelle rediffusion ou mise en ligne sur un site internet.
Les conditions d’application de l’article 700 du code de procédure civile étant réunies au bénéfice de la demanderesse, il lui sera accordé la somme de 2000 €, les réclamations des défenderesses fondées sur ce texte étant rejetées.
Les sociétés défenderesses seront solidairement condamnées aux dépens qui comprendront le coût du rapport d’expertise Celog ainsi que le constat de Maitre Crussard du 31 janvier 2011.
DECISION
Statuant publiquement par décision contradictoire, mise à disposition au greffe, et en premier ressort,
. Disons que les sociétés Actual Prod, M6 Web et Metropole Télévision ont porté une atteinte au droit à l’image et au respect de la vie privée de Mme M. en diffusant le 26 janvier 2011 un reportage intitulé « Enquête exclusive spéciale Zahia, Patrizia et les autres… » contenant des passages où elle apparaît, filmée en caméra cachée.
. Ordonnons la suppression dans toute nouvelle rediffusion ou mise en ligne sur un site internet du reportage litigieux des passages mettant en cause Mme M.
. Condamnons les sociétés Actual Prod, M6 Web et Metropole Télévision à payer à Mme M. la somme de 6000 € à titre provisionnel à valoir sur la réparation de son préjudice ainsi que celle de 2000 € sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.
. Rejetons les demandes plus amples ou contraires des parties.
. Condamnons les sociétés Actual Prod, M6 Web et Metropole Télévision aux dépens.
Le tribunal : Mme Dominique Lefebvre-Ligneul (vice présidente)
Avocats : Me Anthony Bem, Me Camille Bauer, Me Pierre Deprez
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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.