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Jurisprudence : Vie privée

mercredi 18 avril 2012
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Cour d’appel de Rouen Chambre sociale Arrêt du 15 novembre 2011

Mylène E. / Vaubadis

diffamation - employeur - entreprise - faute grave - injure - liberté d'expression - licenciement - preuve - réseaux sociaux - salarié - vie privée

FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS

Par contrat à durée déterminée, Mlle E. a été embauchée, à compter du 7 octobre 2009, par la société Vaubadis (à l’enseigne Leclerc), en tant qu’hôtesse de caisse – employée commerciale, à temps partiel. A compter du 1er janvier 2010, le contrat est devenu à durée indéterminée, mais toujours à temps partiel (30 heures, correspondant à 28,57 heures de travail effectif par semaine),

Par lettre recommandée avec avis de réception du 15 mars 2010, elle a été convoquée à un entretien préalable à licenciement fixé au 20 mars 2010, avec mise à pied conservatoire. Aux termes d’une deuxième convocation, l’entretien a été reporté au 22 mars 2010.

Par lettre recommandée avec avis de réception du 8 avril 2010, elle a été licenciée pour faute grave, au motif que dans la semaine du 8 au 13 mars 2010, la société avait eu connaissance, après vérification, de propos injurieux et calomnieux qu’elle avait tenus ou soutenus sur le site Facebook vis à vis de la société et de ses supérieurs hiérarchiques.

La lettre de licenciement est annexée au présent arrêt.

Mlle E. a contesté son licenciement devant le conseil de prud’hommes du Havre, qui, dans un jugement du 15 mars 2011, a statué de la manière suivante :
– dit que la faute grave est constituée et que le licenciement est fondé,
– déboute Mlle Mylène E. de l’intégralité de ses demandes,
– déboute également la société Vaubadis de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile en raison de la situation économique de Mlle E.,
– condamne Mlle E. aux éventuels dépens et frais d’exécution du présent jugement.

Mlle E. a interjeté appel et, faisant développer à l’audience ses conclusions du 15 septembre 2011 auxquelles il est renvoyé pour exposé exhaustif, demande à la cour de :
– dire recevable et bien fondé l’appel de Mlle E. ;
– réformant le jugement entrepris ;
– dire que le licenciement de Mlle E. ne repose sur aucune cause réelle et sérieuse et est abusif ;
– en conséquence,
– condamner la société Vaubadis à payer à Mlle E. :
• 5739,00 € à titre de dommages-intérêts pour licenciement abusif,
• 2303,60 € à titre de préjudice moral distinct,
• 1151,80 € à titre d’indemnité de préavis,
• 115,18 € à titre de congés payés sur préavis,
• 970,38 € titre de remboursement de la mise à pied conservatoire ;
– condamner la société Vaubadis aux entiers dépens ainsi qu’au paiement d’une somme de 1500 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Elle fait valoir, pour l’essentiel, au soutien de ses prétentions :
– que les propos ont été tenus en dehors des heures de travail, alors qu’elle se trouvait à son domicile personnel ;
– que les propos tenus s’inscrivent dans ce qui est admissible au regard de la liberté d’expression, même vis à vis de son employeur ;
– qu’ils n’ont pas été portés à la connaissance de clients ou de fournisseurs ;
– qu’il convient de prendre en compte l’équilibre entre le domaine de la vie privée du salarié et l’intérêt légitime de l’entreprise ; que l’article L. 2281-1 du code du travail autorise les salariés à s’exprimer sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail ; que l’employeur ne peut fonder un licenciement sur le contenu d’une correspondance privée ; que les écrits diffusés sur un réseau communautaire virtuel doivent relever de la même protection ; que si Facebook est un espace mi-public, mi-privé, comme l’a relevé le conseil de prud’hommes, le caractère privé doit l’emporter ;
– qu’il n’est pas prouvé qu’un trouble objectif caractérisé aurait été apporté à l’entreprise.

La société Vaubadis, faisant également développer à l’audience ses conclusions du 5 septembre 2011 auxquelles il est renvoyé pour exposé exhaustif, demande, pour sa part, à la cour de :
– confirmer le jugement ;
– juger que le licenciement pour faute grave est fondé ;
– débouter Mlle E. de l’intégralité de ses demandes ;
– la condamner à verser à la société Vaubadis la somme de 2000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Elle soutient, en particulier, à cet effet :
– qu’un fait tiré de la vie privée peut constituer un motif de licenciement ; que la correspondance n’est plus privée dès lors qu’elle est diffusée, le principe de confidentialité des correspondances ne jouant plus ; que le salarié est tenu à une obligation de loyauté et de discrétion ; que la liberté d’expression reconnue au salarié n’est pas sans limite ; qu’il doit s’abstenir de tout propos diffamatoire, injurieux ou excessif;
– que la jurisprudence a tiré les conséquences de ces principes sur les nouvelles technologies de l’information et des communications, notamment dans un cas où des propos avaient été tenus par un salarié sur la page d’un réseau social qui avait été paramétré par son auteur pour en permettre le partage avec ses amis et leurs amis ;
– que la jurisprudence dénie à Facebook le caractère d’un espace privé ; que les propos échangés sur Facebook doivent être considérés comme des propos publics qui peuvent être invoqués à l’appui d’une sanction disciplinaire ; que les propos tenus sont en l’espèce injurieux et calomnieux tant pour l’entreprise que pour la responsable des salariées en cause ; que le dénigrement de la société en donne une image préjudiciable : que la responsable est présentée comme incompétente et fainéante que ces propos causent un trouble au sein de l’entreprise et à l’une de ses collaboratrices.

DISCUSSION

Mlle E. a échangé sur le réseau Facebook, avec cinq autres salariées de la société Vaubadis, des propos relatifs à leur entreprise et leur hiérarchie, en dehors du temps et du lieu de travail et en usant de moyens techniques dont il n’est pas allégué qu’ils auraient été mis à leur disposition par l’employeur.

Mlle E. a invité ces collègues à “cracher (leur) haine sur certaine pouf de Leclerc et contre Leclerc tout court”, et a aussitôt exprimé elle-même sa lassitude “des réflexion de batards”, “que son contrat ne soit pas respecté”, “des piapias d’enfants de certaines grosses connes, de nos horaires à la con”, “qu’ils virent tout le monde”, “des responsables qui savent pas rester à leur poste trois malheureuses heures alors que nous c’est des journées entières”, ajoutant : “c’est clair surtout quand on se fait traiter comme de la merde pour rien” et “marre de cette semi responsable qui se permet des vannes de merde alors que je suis malade comme un chien, elle mouille trop sa culotte elle d’être une cousine Bussolini par alliance, sale morue“.

L’employeur ayant licencié Mlle E. en invoquant une faute grave, c’est sur lui que pèse la charge de la preuve.

Or, contrairement à ce qu’il soutient, il ne peut être affirmé de manière absolue que la jurisprudence actuelle nie à Facebook le caractère d’espace privé, alors que ce réseau peut constituer soit un espace privé, soit un espace public, en fonction des paramétrages effectués par son utilisateur.

A cet égard, aucun élément ne permet de dire que le compte Facebook tel que paramétré par Mlle E. ou par les autres personnes ayant participé aux échanges autorisait le partage avec les “amis” de ses “amis” ou tout autre forme partage à des personnes indéterminées, de nature à faire perdre aux échanges litigieux leur caractère de correspondance privée.

L’existence d’un tel paramétrage ne résulte ni des mentions figurant sur la copie de la page Facebook litigieuse, ni de la seule circonstance que cinq autres salariées ont participé aux échanges. Elle ne peut davantage être déduite de la manière dont l’employeur a pris connaissance des propos échangés, ce dernier n’ayant pas précisé les conditions dans lesquelles il s’en était procuré la reproduction, de telle sorte qu’il ne peut être exclu qu’elle provienne de l’une des personnes ayant seules participé aux échanges.

Le jugement sera donc infirmé et le licenciement déclaré sans cause réelle et sérieuse.

La société Vaubadis sera condamnée à payer à Mlle E. les sommes de :
• 1200 € à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
• 1151,80 € à titre d’indemnité de préavis, outre 115,18 € au titre des congés payés y afférents,
• 970,38 € au titre de la mise à pied conservatoire.

En revanche, faute de justifier d’un préjudice moral distinct, Mlle E. sera déboutée de sa demande indemnitaire à ce titre.
La salariée bénéficiant de l’aide juridictionnelle totale, l’équité ne commande pas de lui allouer une indemnité au titre de l’article 700 du code de procédure civile. Aucune demande en application de l’article 37 alinéas 2 et suivants de la loi du 10 juillet 1991 au titre des frais et honoraires non compris dans les dépens n’a par ailleurs été formulée par son avocat.

DÉCISION

Par ces motifs, la cour,

. Infirme le jugement déféré, sauf en ce qu’il a débouté la société Vaubadis de sa demande fondée sur l’article 700 du code de procédure civile,

. Condamne la société Vaubadis à payer à Mlle E. les sommes de :
• 1200 € à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
• 1151,80 € à titre d’indemnité de préavis, outre 115,18 € au titre des congés payés y afférents,
• 970,38 € au titre de la mise à pied conservatoire,

. Dit n’y avoir lieu à application de l’article 700 du code de procédure civile,

. Déboute les parties du surplus de leurs demandes,

. Condamne la société Vaubadis aux dépens de première instance et d’appel.

La cour : Mme Pams-Tatu (présidente), MM. Samuel et Haquet (conseillers)

Avocats : Me Hugues Lenormand, Me Amélia Renaud

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