Jurisprudence : Contenus illicites
Tribunal de grande instance de Nanterre 1ère chambre Ordonnance de mise en état 11 octobre 2012
Marion C. / Rossel & Compagnie
artiste interprète - compétence territoriale - droit à l'image - internet - union européenne - video - vie privée
FAITS ET PROCÉDURE
Par constat d’huissier en date du 17 octobre 2011, Maître Clotilde Griffon a constaté la diffusion sur le site www.lesoir.be, édité par la société Rossel & Cie d’un article intitulé “Marion C. enlève le haut dans le nouveau film d’Audiard”, illustré de deux photographies de la comédienne en partie dénudée alors qu’elle interprétait une scène du film de Jacques Audiard.
Par acte d’huissier en date du 14 novembre 2011, Marion C. a fait citer devant le tribunal de grande instance de Nanterre la société Rossel & Cie, dont le siège se situe à Bruxelles en Belgique, et demande, au visa des articles L.212-2, L.212-3 et L.335-4 du code de la propriété intellectuelle, la condamnation de la société défenderesse à lui payer 15 000 € au titre des dommages et intérêts pour avoir porté atteinte à ses droits d’artiste interprète, outre sa condamnation à lui payer 3500 € en application de l’article 700 du code de procédure civile, le tout sous exécution provisoire.
Par conclusions déposées au greffe le 27 avril 2012 et récapitulatives du 5 juillet 2012, la société Rossel & Compagnie soulève un incident devant le juge de la mise en état, au visa du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000, des articles 6-1 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de l’article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, de se déclarer incompétent au profit du tribunal civil de première instance de Bruxelles, subsidiairement de surseoir à statuer dans l’attente de la réponse donnée par la CJUE à la question préjudicielle transmise par la 1ère chambre civile de la Cour de cassation selon arrêt du 5 avril 2012 (pourvoi n° 10-15890), déclarer Marion C. mal fondée en ses demandes et la condamner à lui payer 1500 € au titre des frais irrépétibles.
Elle soutient que :
– le site est accessible par le biais d’une adresse internet nationale, comportant un nom de domaine de terminaison nationale “.be” montrant que l’éditeur de ce site a entendu le destiner au public belge et non à un public international, et ce site est diffusé à partir d’un serveur hébergé sur le territoire belge,
– le présent litige entre dans le champ d’application du règlement CE n° 44/2001 du 22 décembre 2000, en particulier les articles 2 (qui fixe une règle de compétence générale) et 5.3,
– l’arrêt de la CJUE du 25 octobre 2011 relatif à l’atteinte aux droits de la personnalité est inapplicable à l’espèce, en effet la CJUE a introduit une solution particulière limitée aux droits de la personnalité ; l’atteinte aux droits de l’artiste interprète est fondamentalement différente, il s’agit de la violation prétendue d’un droit relevant de la catégorie des droits de la propriété intellectuelle, assimilable aux droits d’auteur ; la cour de cassation a d’ailleurs soumis à la CJUE une question préjudicielle portant sur les modalités d’application de l’article 5-3 du règlement précité dans un cas de contrefaçon de droit d’auteur,
– l’utilisation de l’article 5-3 pour donner au critère de l’accessibilité d’un site internet une vocation générale à appréhender l’ensemble des litiges résultant de la diffusion mondiale d’un site internet tend à valider les pratiques de “forum shopping” qui constitue une atteinte grossière à l’équilibre du procès et au principe de l’égalité des armes ; cette compétence générale porterait atteinte à l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales protégeant la liberté de l’information et selon lequel toute sanction concernant un organe de presse doit remplir des conditions de prévisibilité ;
– en matière d’atteinte à un droit de propriété intellectuelle les juridictions françaises ont toujours rappelé la nécessité d’établir un lien suffisamment substantiel de rattachement à l’ordre juridictionnel français ; la simple accessibilité d’un site internet sur le territoire ne suffit pas pour conclure que ses contenus sont destinés à des consommateurs situés sur ce territoire,
– subsidiairement si la compétence de l’ordre juridictionnel français était retenue, la Cour de Cassation considère qu’en matière de propriété intellectuelle, les juridictions françaises doivent limiter leur compétence aux faits dommageables commis sur le territoire national, en l’espèce le juge français ne peut être compétent que pour les consultations du site effectivement constatées à partir du territoire français.
En réponse à l’incident, Marion C. demande au juge de la mise en état, au visa des articles 46 du code de procédure civile, L.212-2, L.212-3 et L.335-4 du code de la propriété intellectuelle, de rejeter l’exception soulevée.
Elle expose que :
– la compétence est réglée par la loi de l’Etat membre, par application de l’article 4 du Règlement du 22 décembre 2008, et l’article 5.3 prévoit comme l’article 46 du code de procédure civile la possibilité de saisir le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit,
– elle pouvait saisir, pour obtenir réparation du préjudice causé par la diffusion par un site belge d’un contenu attentatoire à ses droits, outre la juridiction du lieu du siège social de la société défenderesse, la juridiction dans le ressort de laquelle le dommage a été subi ; en outre le site belge présente un lien de rattachement suffisant substantiel et significatif avec la France,
– pour la CJUE, il a été nécessaire d’adapter les critères de rattachement pour la réparation d’un préjudice causé par des atteintes aux droits de la personnalité sur internet, afin que la personne victime puisse désormais saisir un for au titre de l’intégralité du dommage subi.
– en l’espèce, l’atteinte aux droits de la personnalité de Marion C. lui permet d’agir en France où le contenu litigieux a été diffusé et où elle a le centre de ses intérêts, au titre de l’intégralité du préjudice,
– elle est fondée à agir pour obtenir réparation du préjudice causé par la reproduction de sa prestation comme artiste interprète sans son autorisation ; de même la reproduction d’un cliché fixant la comédienne entre deux prises de vue caractérise une violation du droit exclusif dont elle dispose sur son image.
DISCUSSION
Sur l’exception d’incompétence soulevée
L’article 5.3 du règlement communautaire 44/2001 du 22 décembre 2000 dispose qu’en matière délictuelle ou quasi-délictuelle, une personne domiciliée sur le territoire d’un Etat membre peut être attraite devant les juridictions de l’Etat dans lequel le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire deux situations distinctes entre le droit à l’image et le droit de l’artiste interprète :
Le fait que les deux photographies ont été fixées pendant le tournage pour l’une, en dehors des prises de vue pour l’autre, n’est pas en débat.
Les demandes présentées ont ainsi deux fondements distincts, sur l’article 9 et le droit à l’image posé par ce texte, et sur les dispositions du code des propriétés intellectuelles relatives aux droits de l’artiste interprète.
Concernant le droit à l’image
En cas d’atteinte alléguée aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site internet, l’article 5.3 rappelé ci-dessus, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt du 25 octobre 2011 (C-509/09), permet à la personne qui s’estime lésée de saisir d’une action en responsabilité, au titre de l’intégralité du dommage causé, soit les juridictions de l’Etat membre du lieu d’établissement de l’émetteur de ces contenus, soit les juridictions de l’Etat membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts.
Cette personne peut également, en lieu et place d’une action en responsabilité au titre de l’intégralité du dommage causé, introduire son action devant les juridictions de chaque Etat membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été. Celles-ci sont compétentes pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’Etat membre de la juridiction saisie.
Il a été constaté que l’ensemble des photographies litigieuses ont été diffusées en France. Marion C. expose par ailleurs sans être contestée être née en France, y résider avec sa famille et y exercer son activité professionnelle. Le centre de ses intérêts est donc situé en France.
Les juridictions françaises sont donc compétentes pour connaître de l’entier préjudice occasionné par les atteintes alléguées à son droit à l’image.
Concernant les droits d’artiste interprète
Comme la Cour de justice de l’Union européenne l’a rappelé dans un arrêt du 19 avril 2012 (C-523-10), le critère du centre des intérêts de la personne a été mis en exergue “dans le contexte particulier des atteintes aux droits de la personnalité” et ne “saurait valoir également pour la détermination de la compétence judiciaire en ce qui concerne les atteintes aux droits de la propriété intellectuelle, telles que celles alléguées au principal”, soit dans cette espèce en matière de marques, compte tenu du principe de territorialité des marques.
Il en est différemment dans la présente affaire, concernant les droits de l’artiste interprète. Les droits patrimoniaux de l’artiste interprète, lui permettant de maîtriser la reproduction et la communication de son interprétation, ne sont en effet pas soumis à un quelconque principe de territorialité, mais peuvent s’avérer fautifs à l’échelle de l’Union européenne, compte tenu de l’harmonisation des législations des différents Etats au moyen de plusieurs directives successives (en particulier n°2001/29).
Tant les atteintes alléguées aux droits moraux d’artiste interprète que celles alléguées au titre des droits patrimoniaux sont par conséquent de nature à occasionner un préjudice sans limites territoriales particulières et à l’échelle de l’Union Européenne, quels que soient les Etats dans lesquels le film tourné a été diffusé.
Il convient d’ajouter que les droits moraux de l’artiste interprète sont intrinsèquement rattachés à la personne de l’interprète, comme le rappelle en droit français l’article L.212-2 du code de la propriété intellectuelle, revêtant une nature proche de celle des droits de la personnalité.
Il apparaît au regard de ces éléments que le critère du centre des intérêts de la personne est le plus conforme à l’objectif de prévisibilité de la compétence judiciaire, permettant au demandeur d’identifier facilement la juridiction qu’il peut saisir et au défendeur de prévoir raisonnablement celle devant laquelle il peut être attrait.
Le centre des intérêts de Marion C. étant situé en France, les juridictions françaises sont compétentes pour connaître de l’entier préjudice occasionné par les atteintes alléguées à ses droits d’artiste interprète.
Sur la compétence du tribunal de grande instance de Nanterre
Le critère de répartition de compétence entre les juridictions des Etats membres, résultant du règlement communautaire 44/2001 du 22 décembre 2000, n’a vocation à s’appliquer que pour la détermination des Etats dont les juridictions sont susceptibles d’être saisies, sans faire échec aux règles internes pour désigner la juridiction compétente au sein de l’Etat membre retenu.
En l’espèce et par application des articles 42 et 46 du code de procédure civile, la partie qui s’estime lésée peut saisir, en matière délictuelle, outre le lieu du domicile du défendeur, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi. Le constat d’huissier dressé le 17 octobre 2011 à Colombes permet d’établir que le site poursuivi est diffusé dans les Hauts de Seine, et qu’ainsi le dommage est subi en particulier dans le ressort du tribunal de grande instance de Nanterre.
L’exception d’incompétence sera rejetée.
Sur la demande de sursis à statuer
La demande de sursis à statuer présentée à titre subsidiaire est sans objet.
Les demandes seront réservées.
DÉCISION
Le juge de la mise en état,
. Rejette l’exception d’incompétence soulevée par la société Rossel & Cie
. Dit la demande de sursis à statuer sans objet,
. Renvoie l’affaire à l’audience (électronique) de mise en état du jeudi 06 décembre
2012, pour conclusions au fond des parties.
Le tribunal : M. Gwenaël Cougard (juge)
Avocats : Me Vincent Toledano, Me Christophe Bigot
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