Jurisprudence : Responsabilité
Tribunal de grande instance de Paris 17ème chambre Jugement du 31 octobre 2012
Antonino M. / Google Inc. et autres
injure - moteur de recherche - qualification - requête - suggestion
FAITS ET PROCÉDURE
Vu l’assignation à jour fixe qu’Antonino M. a fait délivrer, par acte en date du 7 juin 2012, remis aux défendeurs résidant aux Etats-Unis le 15 juin suivant, après y avoir été autorisé par décision prise sur délégation du président du tribunal, à la société Google France, prise en sa qualité d’éditeur du site internet google, à la société de droit américain Google Inc., prise en sa qualité d’éditeur du site internet google et à Larry P., pris en sa qualité de directeur de la publication et de président de la société Google Inc.,
– exposant que le moteur de recherche Google offre depuis septembre 2008 une fonctionnalité dénommée “Google Suggest » qui propose aux internautes qui effectuent une recherche, à partir des premières lettres du mot qu’ils ont saisies, un menu déroulant de propositions qui comporte une liste de requêtes possibles les dispensant d’avoir à taper le libellé complet de leur recherche, ainsi qu’une fonctionnalité qui, sous le titre “recherches associées” affiche d’autres propositions de recherche supposées proches de celles que l’internaute a saisi dans sa requête,
– ajoutant avoir fait constater par huissier les 25 et 30 mai 2012 que la saisie sur le moteur de recherche accessible sur les sites google.fr, google.be, google.ca des lettres “antonino m”, “antonino m…” ou “antonino m…” fait apparaître, aux premier, deuxième, troisième ou quatrième rang, la suggestion et la recherche associée “antonino m. secte “,
– soutenant que l’association de ces mots constitue une injure publique envers un particulier, quel que soit le contenu des articles ou documents auxquels lesdites requêtes renvoient,
– faisant valoir que plusieurs mises en demeure ont été vainement adressées aux sociétés Google Inc. et Google France, auxquelles il fut répondu par des fins de non-recevoir au motif que les suggestions de recherche proposées aux internautes résultaient d’un système automatisé et que s’il existait un certain nombre de « filtres pour détecter certains contenus offensants” “Google a décidé de ne pas intervenir conformément à ses régies en matière de suppression de contenu”,
– sollicitant au visa des articles 23, 29, alinéa 2, 33, alinéa 2, et 42, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881, et des articles 93-2 et 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 :
* que soit ordonnée la suppression de ces termes dans les suggestions de recherche proposées par Google en France, Belgique, et Canada, sous astreinte de 2500 € par jour de retard à compter de la signification du jugement,
* la condamnation solidaire de Larry P. et des sociétés Google France et Google Inc. à lui verser 1 euro à titre de dommages-intérêts,
* diverses mesures de publication judiciaire ne mentionnant pas l’identité du demandeur, soit, une sur la page d’accueil du site www.google.fr, sous astreinte, ainsi que dans cinq revues spécialisées au choix du demandeur dans la limite de 5000 € par publication aux frais des défendeurs,
* outre une indemnité de 10 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, laquelle a été portée à la somme de 12 000 € dans ses dernières conclusions du 19 septembre 2012,
– le tout sous le bénéfice de l’exécution provisoire ;
Vu la dénonciation de ces assignations au ministère public le 9 août 2012 ;
Vu les dernières écritures, en date du 19 septembre 2012, des sociétés Google France, Google Inc. et de Larry P., qui concluent :
– in limine litis, au visa de l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881, à la nullité des actes introductifs d’instance délivrés aux Etats-Unis faute de respect des délais de distance,
– subsidiairement, à l’incompétence d’une juridiction française pour statuer sur les demandes formées au titre des sites www.google.be, et www.google.ca, en application de l’article 46 du code de procédure civile compte tenu du fait que ces déclinaisons ne sont pas destinées au public français, et en conséquence renvoyer Antonino M. à se pourvoir devant les tribunaux de l’Etat de Californie, USA,
– plus subsidiairement, au visa des articles 93-2 et suivants de la loi du 29 juillet 1982 et 1384 alinéa 5 du code civil, à l’irrecevabilité d’Antonino M. en son action dirigée contre des personnes morales et en son action dirigée contre Google France qui n’exploite pas les sites litigieux,
– au fond, au débouté des demandes en raison de l’impossibilité de retenir la qualification d’injure aux propos litigieux compte tenu des fonctionnalités en cause et ce, tant au regard des dispositions de la loi du 29 juillet 1881, que des article 6-1 et 10 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
– contestant subsidiairement les demandes d’interdiction qualifiées d’excessives et celles de publications judiciaires qualifiées de “bonnet d’âne” revêtant un caractère vexatoire,
– sollicitant enfin, la condamnation d’Antonino M. à leur payer une somme globale de 10 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
DISCUSSION
Sur le moyen pris de la nullité de l’assignation
Attendu que Larry P. et la société Google Inc., tous deux domiciliés en Californie (Etats Unis d’Amérique), invoquent le non respect par l’acte introductif d’instance du délai de distance spécifique, qui serait en l’espèce de 87 jours, prévu par l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881 dont ils prétendent déduire la nullité de l’acte introductif d’instance ;
Attendu cependant que le non respect de ce délai spécifique d’un jour par cinq myriamètres de distance, dont l’objet est de permettre au défendeur dont le domicile est éloigné du siège du tribunal devant lequel il doit comparaître, d’organiser sa défense ne saurait être sanctionné par la nullité de l’acte introductif d’instance, dès lors que le défendeur est représenté à l’audience et a la faculté de solliciter un renvoi de l’affaire à une audience ultérieure s’il estime que le délai qui lui a été offert est trop bref ; qu’en l’espèce une telle demande n’ayant pas été formulée par Larry P. et la société Google Inc. lors de l’audience du 10 septembre 2012 -le renvoi à l’audience du 19 septembre ayant été sollicité par le demandeur souhaitant répondre aux écritures de ses contradicteurs-, ces défendeurs ne peuvent se plaindre du non respect du délai spécifique de l’article 54 de la loi sur la liberté de la presse ;
Que cette demande de nullité sera en conséquence rejetée ;
Sur l’exception d’incompétence des juridictions françaises s’agissant des demandes portant sur les publications sur les sites google.be (Belgique) et google.ca (Canada)
Attendu qu’il est soutenu en défense que la juridiction française devrait renvoyer Antonino M. à se pourvoir devant les tribunaux de Californie et se déclarer incompétente quant aux propos figurant sur les sites google.be et google.ca destinés à un public belge et canadien en application des dispositions de l’article 46 du code de procédure civile, le territoire français ne pouvant être considéré au sens de ce texte comme le lieu où le dommage a été subi, les défendeurs contestant en outre l’application en l’espèce du règlement CE n°44/2001 tel qu’interprété par les arrêts de la CJUE rendus dans les affaires Shevill et Martinez en raison du domicile aux Etats-Unis d’Amérique de Larry P. et de la société Google Inc. ;
Attendu cependant que la présence dans la cause de la société de droit français Google France dont le siège social est à Paris constitue un chef de compétence du tribunal de Paris pour statuer sur les mêmes demandes dirigées contre la société Google Inc. et Larry P., au regard des dispositions des articles 46 et 42, alinéa 2, du code de procédure civile ; qu’en outre, il est établi par les constats d’huissier versés aux débats que les propos litigieux figurant sur les sites google.be et google.ca sont accessibles à Paris, ville où l’huissier a effectué son constat, ce dont il peut être déduit que le dommage dont se plaint le demandeur est subi dans cette ville où il exerce de surcroît sa profession d’ostéopathe, la France pouvant être considérée comme le siège du centre de ses intérêts ;
Que cette exception d’incompétence sera donc rejetée ;
Sur le caractère injurieux des propos
Attendu que pour contester le caractère injurieux de la suggestion et de la proposition de recherche “antonino m. secte” lorsque le nom du demandeur est, même partiellement, saisi comme mot clé de recherche, les défendeurs invoquent trois arguments successifs :
– en premier lieu la particularité des fonctionnalités offertes par les services mis en place, dont le sens et la portée sont expliqués sur la notice d’aide accessible sur le site internet, et qui ne peuvent échapper à “l’internaute moyen” lequel est informé que les suggestions qui lui sont proposées sont déterminées par un algorithme en fonction de critères objectifs sans intervention humaine et que les “recherches associées” ne sont que des propositions de recherches et non des résultats,
– en deuxième lieu, que la fonctionnalité ne peut être appréciée sans tenir compte des résultats qui sont en l’occurrence négatifs,
– en troisième lieu, que l’appellation “secte” n’est pas une injure au sens de l’article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881
Attendu sur le caractère injurieux de l’expression en cause qu’il convient de rappeler que l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 définit l’injure comme “toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne referme l’imputation d‘aucun fait”, tandis que la diffamation consiste en l’allégation ou l’imputation d’un fait précis qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne visée ;
Que le terme de “secte” s’il désignait à l’origine une communauté spirituelle, religieuse ou philosophique, est aujourd’hui empreint d’une connotation péjorative qui désigne sous ce vocable celles qui, parmi ces communautés se livrent à des pratiques moralement ou pénalement condamnables ; que cependant, si ce qualificatif “secte” rapporté au nom d’une personne morale peut être considéré comme une invective caractérisant un propos outrageant, il en va différemment lorsqu’il est associé au nom d’une personne physique laquelle ne peut être assimilée à une “communauté”, ce dont il se déduit que, dans un tel cas, cet agrégat de mots clés perd toute signification claire et univoque y compris sa signification outrageante ; qu’au surplus, cette association d’un nom patronymique et d’un prénom au mot “secte” peut tout autant indiquer que cette personne ainsi désignée a été victime d’une secte, ou bien participe à la lutte contre les sectes, ou encore fait des recherches dans ce domaine, renvoyant ainsi à des situations bien différentes dont la plupart ne sont ni répréhensibles ni outrageantes ;
Attendu qu’en l’absence de caractère injurieux de l’expression litigieuse, le demandeur doit être débouté de l’ensemble de ses prétentions ;
Attendu que l’équité ne commande pas l’application de l’article 700 du code de procédure civile au profit des défendeurs mais impose que chaque partie garde ses propres dépens à sa charge, la demande fondée sur l’article 699 de ce même code devenant dès lors sans objet ;
DÉCISION
Le tribunal statuant publiquement par jugement mis à disposition au greffe, contradictoire et en premier ressort,
. Rejette le moyen pris de la nullité de l’assignation,
. Rejette l’exception d’incompétence territoriale,
. Dit que les propos poursuivis ne sont pas injurieux,
. Déboute Antonino M. de l’ensemble de ses demandes,
. Rejette la demande fondée sur l’article 700 du code de procédure civile formée par les défendeurs,
. Dit que chaque partie gardera ses propres dépens à sa charge.
Le tribunal : Mme Isabelle Chesnot (vice présidente), Mmes Anne-Marie Sauteraud et Marie Mongin (vice présidentes)
Avocats : Me Jean-Michel Iscovici, Me Christophe Bigot
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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.