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Jurisprudence : Droit d'auteur

lundi 03 juin 2013
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Tribunal de grande instance de Paris 3ème chambre, 4ème section Jugement du 30 mai 2013

Apple sales, Apple Retail France / Copie France

copie privée - exécution immédiate - matériels - redevance - rémunération

FAITS ET PROCÉDURE

L’article L311-1 du code de la propriété intellectuelle tel que résultant de la loi du 3 juillet 1985 a instauré aux profit des auteurs, artistes interprétées et producteurs un droit à rémunération pour copie privée qui est perçue par la société pour la perception de la rémunération de la copie privée audiovisuelle et sonore dite Copie France. Une commission prévue par l’article L311-5 du code de la propriété intellectuelle fixe le montant de cette rémunération selon les supports d’enregistrement.

Le 12 janvier 2011, la Commission de l’article L311-5 du code de la propriété intellectuelle a pris une décision soumettant les tablettes tactiles multimédias à la rémunération pour copie privée, avec un barème s’appliquant provisoirement jusqu’à l’entrée en vigueur du barème définitif, au plus tard le 31 décembre 2011.

Le 7 octobre 2011, les sociétés Apple sales international et la société Apple France (les sociétés Apple) ont fait assigner la société Copie France devant le tribunal de grande instance de Paris afin de voir constater qu’elles ne sont débitrices d’aucune facture en exécution de la décision n°13 de la Commission. A titre subsidiaire, elles sollicitent qu’il soit sursis à statuer jusqu’à la décision du Conseil d’Etat devant statuer sur sa légalité. En toutes hypothèses, elles demandent qu’il leur soit donné acte qu’elles se réservent de contester dans la présente instance, toutes factures qui seraient émises par la société Copie France sur la base de cette décision. Elles réclament l’allocation d’une indemnité de 7000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Dans leurs dernières écritures du 3 avril 2013, elles rappellent que :
– par un arrêt du 11 juillet 2008 et par trois arrêts du 17 décembre 2010, le Conseil d’Etat a annulé les décisions n° 7, 8, 9 et 10 car la rémunération compensait des copies illicites,
– le 17 décembre 2008, la Commission a adopté une décision n°11 se substituant aux décisions annulées,
– par un arrêt du 17 juin 2011, le Conseil d’Etat a annulé cette nouvelle décision car la décision qui pondérait le taux de la rémunération pour certains matériels en raison de degré professionnel d’usage, ne répondait pas à l’exigence d’exonération des usages autres que la copie privée,
– le Conseil d’Etat a reporté les effets de l’ensemble de ses arrêts pour un délai de six mois afin de permettre à la Commission d’adopter de nouvelles décisions,
– une loi du 20 décembre 2011 a repris les principes dégagés par le Conseil d’Etat tout en adoptant des dispositions transitoires dans son article 6,
– le Conseil constitutionnel a abrogé la disposition transitoire de l’article 6 II de la loi qui visait à priver d’effet les instances en cours,
– la Commission a adopté une décision n°13 qui tout en déclarant les tablettes tactiles multimédias éligibles à la rémunération pour copie privée, a adopté un barème identique au barème en vigueur pour les téléphones mobiles, objets de la décision n°11.

Les demanderesses exposent qu’en exécution de cette décision, elles ont procédé à des déclarations de sortie de stocks et que la société Copie France a émis des notes de débit qu’elles contestent.

Elles soutiennent que la créance litigieuse emporte rémunération d’usages professionnels et de copies illicites alors que la décision n°13 a été adoptée sans étude d’usage en procédant par analogie avec les téléphones mobiles multimédias malgré l’annulation de la décision n°11 par le Conseil d’Etat. Elles ajoutent que la reprise par la décision n°11 du même barème que celui des décisions précédentes permet de retenir qu’elle compense également les copies illicites. Elles concluent au caractère illicite de la créance de la société Copie France à leur encontre au regard des règles de la propriété intellectuelle et des principes généraux du droit rappelés par les arrêts du Conseil d’Etat et elles rappellent que les décisions d’annulation des actes administratifs par cette juridiction, ont autorité absolue de la chose jugée. Elles demandent donc que la créance de la société Copie France à son encontre soit déclarée infondée.

Pour répondre à la fin de non-recevoir soulevée par la défenderesse tenant à l’absence d’intérêt légitime à agir dès lors qu’elles ont récupéré le montant de la rémunération sur le consommateur final, les sociétés Apple font valoir que selon l’article L311-3 du code de la propriété intellectuelle, seuls les fabricants et importateurs de matériels assujettis sont obligés à la dette. Elles ajoutent qu’elles n’ont réalisé la collecte de ces sommes qu’à titre conservatoire et qu’elles pourront être restituées de telle sorte qu’il n’existe pas pour elle d’enrichissement sans cause.

Les sociétés Apple soutiennent ensuite qu’elles ne cherchent pas à se soustraire à leurs obligations mais à faire constater qu’elles ne sont pas débitrices d’une créance illicite.

Elles s’opposent également au moyen tenant à l’incompétence du juge judiciaire pour apprécier la légalité de la décision n°13. Elles déclarent que la présente instance n’a pas pour objet de faire déclarer illégale cette décision mais de tirer les conséquences du fait que la créance litigieuse ne constitue pas la contrepartie de l’exercice de l’exception de copie privée. Au surplus, elles font valoir que si l’issue de l’instance relevant de la compétence du juge judiciaire dépend de la validité de la décision administrative, il appartient à ce dernier de surseoir à statuer dans l’attente de la décision de la juridiction administrative.

Les demanderesses écartent également le moyen tiré du caractère exécutoire de la décision n°13. Elles soutiennent que l’autorité administrative ne doit pas appliquer une décision illégale même en l’absence de décision d’annulation. Par ailleurs, elles rappellent que les arrêts du Conseil d’Etat ont réservé les actions contentieuses en cours en l’absence de rétroactivité de la décision d’annulation, ce qui revient à reconnaître le principe d’une contestation de décisions administratives non annulées et donc exécutoires. Elles déclarent enfin que lorsqu’il existe un doute sérieux sur la légalité d’un acte administratif dont dépend la solution de l’instance, le juge judiciaire doit surseoir à statuer dans l’attente du résultat de l’instance devant la juridiction administrative.

Ainsi à titre subsidiaire, les sociétés demanderesses sollicitent qu’il soit sursis à statuer dans l’attente de la décision du Conseil d’Etat saisi d’une recours sur la légalité de la décision n°13 dès lors qu’il existe un doute sérieux à ce sujet.

Enfin, les sociétés Apple s’opposent à la demande reconventionnelle en paiement d’une provision formée par la société Copie France dans ses dernières écritures. Elles soutiennent que cette demande de provision est incompatible avec la question préjudicielle justifiant le sursis à statuer qui met en cause le principe même de la créance.

Elles font ensuite valoir que le juge ne peut retenir des fondements alternatifs résultant de normes supra-législatives. Elles rappellent que les directives qui ont fait l’objet d’une transposition dans le droit local ne peuvent être appliquées directement et que le droit constitutionnel ou le droit conventionnel européen ne peuvent être invoqués dès lors que la loi nationale n’y est pas contraire. Enfin, elles écartent également l’application de l’article 545 du code civil qui n’est pas applicable au droit de propriété incorporelle. Elles ajoutent qu’une règle générale ne peut être invoquée pour pallier l’inefficacité d’une règle spéciale. Elles relèvent également que les fabricants ne sont pas à l’origine du fait générateur que constitue l’exercice de l’exception de copie privée. Enfin, en toutes hypothèses, elles estiment que la décision n°14 ne peut être prise en considération pour la détermination du quantum de la créance.

Dans ses dernières écritures du 9 avril 2013, la société Copie France déclare que la société Apple distribution international (autrefois Apple sales international) qui distribue des tablettes tactiles multimédias sur le territoire européen sous la dénomination “ipad” et la société Apple France qui exploite des magasins Apple stores et importe des tablettes dites “ipad”, ont effectué des déclarations de sortie de stocks pour ces produits mais ne règlent pas les notes de débit correspondantes et ont engagé la présente procédure afin d’échapper au paiement des factures dues pour la période de février à décembre 2011.

La société Copie France soulève tout d’abord l’irrecevabilité des demandes en l’absence d’un intérêt légitime à agir. Elle soutient que l’action des demanderesses vise à éluder le paiement d’une créance alors même qu’elles ont répercuté les sommes dues au titre de la rémunération pour copie privée sur le consommateur final et qu’elles bénéficient ainsi d’un enrichissement injustifié, la société Copie France contestant l’efficacité d’une éventuelle procédure de restitution.

La société Copie France fait en outre valoir que cette action poursuit un intérêt illégitime dès lors qu’elle s’inscrit dans la perspective d’une annulation par le Conseil d’Etat de la décision n°13 sans rétroactivité mais avec une réserve concernant les actions en cours.

La société Copie France sollicite ensuite le rejet des demandes des sociétés Apple car elles conduisent le tribunal à se prononcer sur la légalité de la décision n°13 ce qui ne relève pas de sa compétence. Elle ajoute que cette décision est exécutoire.

Aussi la société Copie France forme à titre reconventionnel une demande en paiement de la somme de 7 181 902 €. A titre subsidiaire, s’il était fait droit à la demande de sursis à statuer la société Copie France sollicite l’allocation d’une provision. Elle expose que sa créance est certaine en son principe car fondée sur les articles L331-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle, la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 qui a posé le principe d’une compensation équitable, principe rappelé par les arrêts Padawan et Opus supplies de la CJUE et sur l’article 545 du code civil. Elle ajoute que les sociétés Apple jouent un rôle causal dans le processus de copie privée qui justifie qu’elles supportent la charge de l’indemnité.

Pour déterminer le montant de sa créance, la société Copie France se réfère à la décision n°14 adoptée le 9 février 2012 par la Commission en tenant compte des arrêts du Conseil d’Etat ainsi que de la loi du 20 décembre 2011. Elle sollicite ainsi à titre provisionnel l’allocation de la somme de 7 181 902 €. Elle demande également une indemnité de 15 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

DISCUSSION

Sur la recevabilité des demandes

L’article 31 du code de procédure civile prévoit sous certaines réserves que l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention.

En l’espèce les sociétés Apple qui se voient réclamer le paiement de factures ont intérêt à voir déclarer celles-ci non dues.

Le fait qu’elles aient d’ores et déjà collecté les sommes qui leur sont réclamées par la société Copie France pose éventuellement la question d’une restitution aux consommateurs finals dans le cas où la créance de la société Copie France se verrait définitivement privée de tout fondement.

Mais cette situation est hypothétique et ne peut priver les sociétés Apple du droit de saisir le tribunal.

Au surplus, il convient de relever qu’au regard des règles exécutoires invoquées par la défenderesse, les sociétés Apple se trouvent débitrices et qu’elles peuvent valablement estimer que le risque consistant à s’abstenir de collecter les sommes réclamées par la société Copie France est trop important pour pouvoir être accepté, qu’ainsi, elles n’ont pas collecté les sommes en cause dans un but d’enrichissement injustifié mais afin de préserver légitimement leur situation.

Les circonstances de la cause ne permettent donc pas de retenir que l’intérêt des demanderesses à agir serait illégitime, sauf à les contraindre à prendre un risque disproportionné en réservant l’action aux fabricants de matériels s’étant abstenus de collecter les sommes réclamées au titre de la copie privée.

Enfin, même si on peut admettre que les sociétés Apple ont agi en tenant compte d’une absence de rétroactivité des arrêts du Conseil d’Etat sous réserve des actions judiciaires en cours, le fait de mettre à profit une possibilité reconnue de préserver ses droits en cas d’annulation de la décision de la Commission ne rend pas l’action illégitime même si ce comportement réduit l’intérêt pratique de la non-rétroactivité.

Les demandes des sociétés Apple doivent donc être déclarées recevables.

Sur le bien-fondé des demandes

Il est constant qu’il n’appartient pas au juge judiciaire de statuer sur la légalité d’un acte administratif.

Il est également constant que la décision n°13 de la Commission est exécutoire tant que le Conseil d’Etat ne l’a pas annulée.

Néanmoins lorsqu’il existe des doutes sérieux sur la validité d’un acte administratif dont dépend la solution du litige devant le juge judiciaire, celui-ci sursoit à statuer jusqu’à ce que la juridiction administrative se soit prononcée.

En l’espèce, l’existence de la créance de la société Copie France à l’égard des sociétés Apple repose sur la décision n°13 de la Commission.

Par cette décision, celle-ci a soumis les tablettes tactiles multimédias à la rémunération pour copie privée et les demanderesses exposent que cette décision prise précipitamment ne repose sur aucune étude d’usage et a retenu un barème identique à celui fixé par la décision n°11 pour les téléphones portables, laquelle décision a été annulée pour ne pas avoir apprécié l’usage professionnel qui pouvait être fait de ces appareils selon les règles dégagées par l’arrêt Padawan du 21 octobre 2010 de la CJUE.

Les sociétés Apple font également valoir que les décisions qui ont repris les mêmes barèmes que ceux qui avaient été invalidés en ce qu’ils compensaient des copies illicites, sont affectées du même vice et doivent également être annulées à ce titre.

Il y a lieu de constater que les moyens soulevés par les demanderesses et reposant sur des décisions antérieures d’annulation du Conseil d’Etat présentent un caractère suffisamment sérieux pour qu’il soit sursis à statuer dans l’attente de l’arrêt de la juridiction administrative déjà saisie.

Sur la demande reconventionnelle de la société Copie France

La société Copie France sollicite l’allocation d’une provision dans l’hypothèse d’un sursis à statuer. Cette demande n’est pas contradictoire avec le prononcé du sursis dans la mesure où la société Copie France ne fonde pas sa demande sur la décision n°13 contestée mais sur d’autres règles de droit d’une valeur supérieure.

Il y a lieu de constater que l’éventuelle annulation de la décision n°13 de la Commission n’affecte pas la validité de l’article L331-1 du code de la propriété intellectuelle dont elle n’est que l’application et qui fixe le principe de la rémunération pour copie privée des auteurs artistes-interprètes et producteurs de phonogrammes ou vidéogrammes.

La décision n°13 est en effet une simple modalité pratique de mise en œuvre de ce principe et elle ne doit pas être considérée comme une règle spéciale qui dérogerait à une règle générale laquelle ne pourrait lui être substituée, mais simplement comme une application de la loi nationale, elle-même conforme au droit communautaire qui demande aux Etats qui admettent l’exception de copie privée, d’organiser une compensation équitable. La société Copie France est donc bien fondée à invoquer le principe de la rémunération pour copie privée pour solliciter une indemnité compensatrice de la perte qu’elle subit du fait des difficultés actuelles pour recouvrer les sommes dues à ce titre.

Par ailleurs la loi met à la charge des fabricants et importateurs d’appareils d’enregistrement le paiement de la compensation équitable à charge pour eux de la répercuter sur le consommateur final qui bénéficie de l’exception de copie privée.

Ainsi les sociétés Apple qui fournissent le matériel d’enregistrement et qui au surplus reconnaissent avoir collecté le montant de la rémunération pour copie privée auprès des consommateurs finals, sont bien les débiteurs de l’indemnité due à la société Copie France.

Pour apprécier le montant de cette indemnité, la société Copie France propose de se reporter au barème prévue par la décision n°14 de la Commission, qui aboutit aux mêmes sommes que toutes les décisions antérieurs et qui fait également l’objet d’un recours devant le Conseil d’Etat.

Aussi au vu des éléments d’appréciation soumis au tribunal il y a lieu de condamner les sociétés Apple à payer à la société Copie France une provision de 5 000 000 €.

L’exécution provisoire compatible avec la nature de l’affaire doit être ordonnée afin d’assurer une réparation provisoire rapide du préjudice subi par la société Copie France.

DÉCISION

Statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,

. Déclare recevables les demandes des sociétés Apple distribution international et Apple France,

. Sursoit à statuer sur leurs demandes jusqu’à l’arrêt du Conseil d’Etat statuant sur la validité de la décision n °13 de la Commission,

. Condamne in solidum les sociétés Apple distribution international et Apple France à payer à la société Copie France la somme provisionnelle de 5 000 000 € à valoir sur le montant de la compensation équitable pour la période de février à décembre 2011,

. Dit que l’affaire est retirée du rôle et y sera réinscrite à la demande de la partie la plus diligente une fois l’arrêt du Conseil d’Etat rendu,

. Ordonne l’exécution provisoire,

. Réserve les dépens et les frais irrépétibles.

Le tribunal : Mme Marie-Claude Hervé (vice-présidente), M. François Thomas (vice président), Mme Laure Comte (juge)

Avocats : Me Sophie Soubelet-Caroit, Me Olivier Chatel

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