Jurisprudence : Droit d'auteur
Tribunal de grande instance de Paris 3ème chambre, 3ème section Jugement du 21 juin 2013
Jean G. / Labbé Simon
atteinte - droit moral - droit patrimonial - exploitation commerciale - reproduction - site internet - tableau
FAITS ET PROCÉDURE
Monsieur G. est artiste peintre et exerce son activité dans la région Loire-Atlantique.
Il s’était lié d’amitié avec les époux Y., et il dit leur avoir vendu un tableau représentant leurs oies dans un paysage de bruyère, pour la somme de 300 € au mois de janvier 2006.
Les époux Y. exploitent depuis 2007 la société Labbé Simon, qui est une charcuterie artisanale jusqu’en décembre 2010, et qui est depuis localisée à S.M.
Ils ont, selon Monsieur G., utilisé à des fins commerciales une reproduction de l’œuvre sur leur site internet, leur véhicule utilitaire, la devanture de leur boutique, des panneaux publicitaires, des sacs à provision et des affichettes publicitaires.
Les 8 novembre 2010 et 4 mai 2011, Monsieur G. a adressé une mise en demeure à la société Labbé Simon d’avoir à cesser l’utilisation de son œuvre.
Par acte du 15 décembre 2011, il a attrait cette société devant la présente juridiction.
Aux termes de son assignation, Monsieur Jean G. demande au tribunal de :
– Constater que la société Labbé Simon ne dispose d’aucun droit d’auteur sur l’œuvre de Monsieur G.,
– Constater que la société Labbé Simon a reproduit et transformé sur de multiples supports l’œuvre de Monsieur G. sans son autorisation,
– Constater l’usage commercial de l’œuvre,
– Constater que la société Labbé Simon a porté atteinte au droit moral de Monsieur G. sur son œuvre,
En conséquence,
– Condamner la société Labbé Simon à verser la somme de 10 000 € à Monsieur G. au titre de la violation de son droit de reproduction et de transformation,
– Condamner la société Labbé Simon à verser la somme de 10 000 € à Monsieur G. au titre de l’atteinte portée à son droit moral,
– Condamner la société Labbé Simon à verser la somme de 10 000 € à Monsieur G. au titre du préjudice moral subi,
– Ordonner la destruction de tous les supports contrefaisants,
– Ordonner le retrait de l’œuvre du site internet de la société Labbé Simon,
– Ordonner l’exécution provisoire,
– Condamner la société Labbé Simon à verser à Monsieur G. la somme de 4000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– Condamner la société Labbé Simon aux dépens.
Monsieur G. fait valoir à l’appui de ses demandes qu’il ne fait aucun doute que son œuvre qui prend la forme d’un tableau est originale et par conséquent protégeable au titre du droit d’auteur.
Il affirme qu’aucun acte de cession de droits d’auteur n’a été conclu entre les parties. L’acquisition du support matériel n’entraînant pas d’elle-même une telle cession, de sorte que la reproduction et la transformation de son œuvre sans autorisation sur divers supports, qui plus est de nature commerciale, portent atteinte à ses droits de représentation et de reproduction.
Il ajoute que l’association de son œuvre avec la « langouille brièronne », une recette à base de langue de porc commercialisée par la société Labbé Simon, porte atteinte à son droit moral, à savoir à son droit de divulgation de l’œuvre et à son droit au respect de l’œuvre,
Aux termes de ses écritures récapitulatives signifiées le 27 juin 2012, la société Labbé Simon demande au tribunal de :
Vu les articles 42 et suivants et 75 du code de procédure civile,
Vu l’article L331-1 du code de la propriété intellectuelle,
Vu l’article D211-6-1 du code de l’organisation judiciaire,
A titre principal :
– Constater l’incompétence du tribunal de grande instance de Paris,
– Débouter Monsieur G. de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
– Renvoyer Monsieur G. devant le tribunal de grande instance de Rennes.
A titre subsidiaire :
– Constater la cession tacite et gratuite à la société Labbé Simon des droits patrimoniaux détenus par Monsieur G. sur l’œuvre litigieuse,
– Constater l’absence d’atteinte au droit moral,
– Constater l’inexistence du moindre préjudice moral,
– Débouter Monsieur G. de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
– Condamner Monsieur G. à verser à la société Labbé Simon la somme de 4058,19 € en réparation du préjudice subi,
A titre infiniment subsidiaire :
– Condamner la société Labbé Simon au paiement de la somme d’un euro au profit de Monsieur G. en réparation de son entier préjudice,
– Débouter Monsieur G. de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
En tout état de cause :
– Condamner Monsieur G. à lui verser la somme de 3000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
– Condamner Monsieur G. aux dépens qui pourront être recouvrés directement par Maître Eric Noual, SCP Noual Hadjaje Duval conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
La société Labbé Simon, exploitée par les époux Y., fait valoir que ces derniers s’étaient liés d’amitié avec Monsieur G. et son épouse et que fort de ces relations privilégiées, Monsieur Y. avait demandé à Monsieur G., dont il connaissait les talents d’artiste, de réaliser un tableau afin de l’offrir à son épouse à l’occasion de son anniversaire en 2006, cette œuvre représentant une vue du jardin des époux Y. La défenderesse indique que conscient des frais engagés, Monsieur Y. avait versé au demandeur la somme de 300 euros afin de couvrir le coût de la toile et des peintures. Elle expose que lors de sa création, les époux Y. ont fait imprimer sur les emballages de la « langouille brièronne » le tableau offert par Monsieur G. qui est ensuite devenu le signe distinctif de la société.
La société Labbé Simon précise que Monsieur G. en était parfaitement informé, ceci d’autant qu’il a été salarié de l’entreprise en 2009 et 2010, et qu’il ne s’est jamais opposé à cette utilisation. Elle considère que c’est uniquement parce qu’il a été mis fin au contrat de travail de son épouse, qui avait également été engagée au sein de la société, que Monsieur G. a imaginé, plus de cinq ans après l’avoir offert, contester l’utilisation de son œuvre.
Elle précise que dans ce contexte, elle a cessé toute utilisation du tableau au mois de juillet 2011.
La défenderesse soulève à titre principal l’incompétence du tribunal de grande instance de Paris au profil du tribunal de grande instance de Rennes, aux motifs que son siège social tout comme le lieu du fait dommageable sont situés dans le ressort de la cour d’appel de Rennes.
A titre subsidiaire, elle fait valoir que la preuve de la cession de droits d’auteur peut être faite par tous moyens, l’écrit n’étant pas un élément de formalisme obligatoire, et que Monsieur G. lui a cédé tacitement et gratuitement les droits patrimoniaux sur son tableau, cela découlant du fait qu’il n’a jamais manifesté la moindre opposition à l’utilisation de son œuvre par la défenderesse. Elle estime donc qu’aucune atteinte aux droits patrimoniaux d’auteur ne peut lui être reprochée.
S’agissant de l’atteinte au droit moral invoqué par le demandeur, la société Labbé Simon expose qu’il ne s’est jamais opposé à l’utilisation qui a été faite de son œuvre et qu’il ne prouve aucun préjudice moral.
La défenderesse forme une demande reconventionnelle en dommages et intérêts au motif que la mauvaise foi de Monsieur G. lui a causé un préjudice commercial certain puisqu’elle a dû modifier le signe distinctif que connaissait bien sa clientèle, et procéder à la réimpression de l’intégralité de ses documents commerciaux.
La clôture a été prononcée le 30 octobre 2012.
DISCUSSION
Sur l’exception d’incompétence
En vertu de l’article 771 du code de procédure civile, lorsque la demande est présentée postérieurement à sa désignation, le juge de la mise en état est, jusqu’à son dessaisissement, seul compétent, à l’exclusion de toute autre formation du tribunal, pour statuer sur les exceptions de procédure, les demandes formées en application de l’article 47 et sur les incidents mettant fin à l’instance ; les parties ne sont plus recevables à soulever ces exceptions et incidents ultérieurement à moins qu’ils ne surviennent ou soient révélés postérieurement au dessaisissement du juge.
En l’espèce, la société Labbé Simon soulève une exception d’incompétence du tribunal de grande instance de Paris au profit du tribunal de grande instance de Rennes, laquelle en application de ce texte n’est pas recevable devant le juge du fond, de sorte qu’elle sera rejetée.
Sur la contrefaçon
Le tribunal relève que la qualité d’œuvre originale protégeable par le droit d’auteur du tableau réalisé par Monsieur G. n’est pas contestée.
Sur l’atteinte aux droits patrimoniaux d’auteur
Les droits patrimoniaux peuvent être cédés partiellement ou totalement, à titre gratuit ou onéreux. Il appartient néanmoins à celui qui s’en prétend cessionnaire d’en rapporter la preuve et l’étendue, l’article L131-3 du code de la propriété intellectuelle exigeant que le domaine d’exploitation des droits cédés soit délimité quant à son étendue, sa destination, son lieu et sa durée.
En l’espèce, la défenderesse démontre que Monsieur G. a été son salarié du 1er octobre au 31 décembre 2009 ainsi que du 15 au 19 février 2010, période à laquelle les reproductions litigieuse de son œuvre étaient déjà utilisées par la société Labbé Simon, ainsi qu’en attestent les factures d’impressions et de décoration de véhicule de 2008 versées au débat.
Il ne peut néanmoins être déduit de cette simple tolérance ponctuelle avérée une cession tacite et sans limite de ses droits patrimoniaux d’auteur, laquelle n’est établie par aucun autre élément produit par la défenderesse.
En vertu de l’article L122-1 du code de la propriété intellectuelle, le droit d’exploitation appartenant à l’auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction.
L’article L122-4 du code de la propriété intellectuelle dispose que toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause est illicite.
La société Labbé Simon, qui n’était pas titulaire des droits d’auteur sur le tableau, la cession du support matériel de l’œuvre n’emportant pas celle des desdits droits, a en conséquence reproduit illicitement celle-ci sans autorisation de son créateur sur son site internet, son véhicule utilitaire, la devanture de sa boutique, des panneaux publicitaires, des sacs à provision et des affichettes publicitaires, ce qui constitue une atteinte à des droits patrimoniaux d’auteur.
Sur l’atteinte au droit moral d’auteur
Le droit de divulgation qui est le droit pour l’auteur de porter son œuvre à la connaissance du public, est défini par les dispositions de l’article L. 121-2 du code de la propriété intellectuelle selon lesquelles l’auteur a seul le droit de divulguer son œuvre.
Le droit de divulguer une œuvre emporte celui de déterminer le procédé de divulgation et de fixer les conditions de celle-ci.
Le droit de divulgation s’épuise par la première communication au public.
En l’espèce, Monsieur G. qui expose avoir cédé le tableau qu’il a réalisé aux époux Y. a à cette occasion procédé à la divulgation de son œuvre, de sorte qu’il ne peut invoquer une quelconque atteinte à son droit de divulgation.
Selon l’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle, l’auteur jouit du droit au respect de son œuvre.
Or, la société Labbé Simon a, pour reproduire l’œuvre sur ses différents supports publicitaires, modifié l’œuvre laquelle n’est pas représentée intégralement, et est parfois déformée du fait de son apposition sur le véhicule de la société ou sur les étiquettes de « langouilles brièronnes », ce qui porte atteinte à son intégrité.
En outre, en associant l’œuvre de Monsieur G. au commerce de spécialités charcutières, lequel n’a aucun rapport avec l’art pictural ni avec le sujet du tableau, la société Labbé Simon a porté atteinte à l’esprit de celui-ci.
Monsieur G. est donc bien fondé à se prévaloir d’une atteinte à son droit moral d’auteur, dont la défenderesse lui devra réparation.
Sur les mesures réparatrices
L’article L.331-1-3 du code de la propriété intellectuelle dispose que pour fixer les dommages et intérêts, le juge prend en considération les conséquences économique négatives, dont le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices réalisés par l’auteur de l’atteinte aux droits et le préjudice moral causé au titulaire de ce droits du fait de l’atteinte.
Toutefois, la juridiction peut, à titre d’alternatif et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire qui ne peut être inférieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus à l’auteur de l’atteinte avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il a porté atteinte.
Compte tenu du nombre important de supports publicitaires et commerciaux de la société Labbé Simon ayant reproduit le tableau en cause, et de la durée de cette utilisation litigieuse de 2007 à 2011, le préjudice patrimonial de Monsieur G. consécutif à la contrefaçon, lequel s’analyse en l’absence de perception de la rémunération normalement due en cas d’exploitation d’une œuvre protégée, sera évalué à la somme 3000 €, que la défenderesse sera condamnée à lui verser.
L’auteur a par ailleurs subi un préjudice moral du fait de l’exploitation de son œuvre sans son autorisation, dans un contexte peu artistique. Néanmoins, il sera tenu compte pour l’évaluation de ce préjudice de la circonstance selon laquelle il a toléré cette utilisation pendant plusieurs années avant de la dénoncer. Au regard de ces éléments, son préjudice sera évalué à la somme de 500 €, que la société Labbé Simon sera condamnée à lui verser.
Il sera fait droit en tant que de besoin, à la demande de Monsieur G. tendant au retrait de l’œuvre du site internet de la société Labbé Simon. Il sera également fait droit à sa demande de destruction des supports publicitaires et commerciaux contrefaisants.
Sur la demande reconventionnelle en dommages et intérêts
La société défenderesse sollicite la réparation d’un préjudice dont elle est elle-même à l’origine, puisque la modification de son signe distinctif et le recours à de nouveaux documents commerciaux visait uniquement à mettre fin aux actes de contrefaçon qu’elle avait commis.
Elle sera en conséquence déboutée de sa demande en dommages et intérêts.
Sur les autres demandes
La société Labbé Simon succombant à l’instance, elle sera condamnée aux dépens de celle-ci ainsi qu’à verser à Monsieur G. la somme de 2000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Compte tenu de la nature du litige et de l’ancienneté des faits, les conditions de l’article 515 du code de procédure civile sont réunies pour ordonner l’exécution provisoire de la présente décision.
DÉCISION
Le tribunal, statuant par jugement contradictoire, en premier ressort, rendu publiquement par mise à disposition au greffe,
. Déclare irrecevable l’exception d’incompétence soulevée par la société Labbé Simon,
. Dit qu’en reproduisant sans son accord l’œuvre de Monsieur G. sur son site internet, son véhicule utilitaire, la devanture de sa boutique, ses panneaux publicitaires, ses sacs à provision et ses affichettes publicitaires, la société Labbé Simon a porté atteinte aux droits patrimoniaux et au droit au respect de l’œuvre de celui-ci,
En conséquence,
. Condamne la société Labbé Simon à verser à Monsieur G. la somme de 3000 € en réparation de son préjudice matériel consécutif à la contrefaçon,
. Condamne la société Labbé Simon à verser à Monsieur G. la somme de 500 € en réparation de son préjudice moral consécutif à la contrefaçon,
. Ordonne la destruction de tous les supports contrefaisants l’œuvre de Monsieur G.,
. Ordonne le retrait de l’œuvre du site internet de la société Labbé Simon,
. Déboute la société Labbé Simon de sa demande reconventionnelle en dommages et intérêts,
. Condamne la société Labbé Simon aux dépens,
. Condamne la société Labbé Simon à verser à Monsieur G. la somme de 2000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
. Ordonne l’exécution provisoire, à l’exception de la mesure de destruction.
Le tribunal : Mme Marie Salord (vice présidente), Mmes Mélanie Bessaud et Nelly Chretiennot (juges)
Avocats : Me Anthony Bem, Me Eric Noual
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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.