Jurisprudence : Vie privée
Tribunal de grande instance de Paris Ordonnance de référé 14 mars 2014
Nicolas S/ Patrick B.
atteinte à la vie privée - contenus illicites - diffusion - enregistrement à l'insu - injonction - internet - liberté d'expression - liberté de communication - retrait
FAITS ET PROCÉDURE
Après avoir entendu les parties comparantes ou leur conseil,
Autorisé par ordonnance du 7 mars 2014, M. Nicolas S. de N. (ci-après M. Nicolas S.) a assigné en référé au visa de l’article 485 du code de procédure civile, par acte du 7 mars 2014, M. Patrick B., la société Talmont Média et M. Jean-Sébastien F. aux fins :
– de dire que l’enregistrement par M. B. de propos de nature privée, sans son consentement, constitue une atteinte à la vie privée et que la publication de ces propos constitue un trouble manifestement illicite.
– d’ordonner en conséquence le retrait des propos ainsi captés sous le titre “Sarkoleaks- Enregistrement de .S. par B., 2èrne attrait : Nicolas, Carla, l’immobilier, leurs finances et leurs amours” et sous le titre “Sarkoleaks- Enregistrement de S. par B., 3ème extrait : Y’en a qu’un pourrait remplacer Fillon, c’est Juppé” du site Atlantico.fr, sous astreinte de 5000 € par jour de retard,
– de condamner solidairement la société Talmont Média et M. F. à lui verser 1 € à titre de dommages et intérêts,
– de condamner M. B. à lui verser 30 000 € à titre de dommages et intérêts,
– de condamner chacun des défendeurs à 5000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
A l’appui de sa demande, M. Nicolas S. expose :
– qu’il a été victime d’enregistrements illicites réalisés par un de ses proches conseillers à la présidence de la République, M. B., et diffusés sur le site Atlantico.fr,
– qu’il entend obtenir la cessation du trouble manifestement illicite qu’il subit sur le fondement des articles 808 et 809 du code de procédure civile, des articles 226-1 et 226-2 du code pénal et de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Par conclusions déposées à l’audience et soutenues oralement, M. B. soulève une contestation sérieuse et l’irrecevabilité de la demande de dommages et intérêts formée contre lui. Il sollicite sa mise hors de cause et l’octroi de 5000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Il soutient qu’il n’avait aucune intention de procéder aux enregistrements litigieux, son dictaphone ayant été involontairement laissé en état de marche et qu’en tout état de cause, les propos enregistrés s’inscrivent dans un cadre strictement professionnel.
M. B. s’associe aux demandes de retrait des propos du site Atlantico.fr, ayant lui-même subi un trouble manifeste à la suite de ces publications qui ont été faites à son insu à la suite du vol des enregistrements.
M. B. soulève l’irrecevabilité de la demande provisionnelle de dommages et intérêts dès lors qu’elle excède les pouvoirs du juge des référés et que le demandeur n’a pas engagé de procédure au fond devant le tribunal, qui seule permettrait d’apprécier la réalité de son implication personnelle dans le déroulement des faits allégués.
Dans des écritures déposées à l’audience et soutenues oralement, la société Talmont Média et M. F. demandent de dire n’y avoir lieu à référé et sollicitent 5000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Ils exposent que l’article 226-1 du code pénal est inapplicable en ce que les propos diffusés ne portent pas atteinte à l’intimité de la vie privée de M. S. et que les mesures sollicitées seraient contraires aux dispositions de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
DISCUSSION
M. Nicolas S. fait grief à M. B., sur le fondement des articles 226-1 et 2 du code pénal d’avoir enregistré sans son consentement des propos qu’il a tenus, soit avec son épouse, soit avec ses conseillers en date du 26 février 2011 à la résidence de la Lanterne à Versailles, alléguant l’existence d’un trouble manifestement illicite justifiant les mesures sollicitées.
L’article 226-1 du code pénal incrimine notamment “le fait, au moyen d’un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui en captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel”, l’article 226-2 réprimant “le fait de conserver, porter ou laisser poiler à la connaissance du public ou d’un tiers ou d’utiliser de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à l’aide de l’un des actes prévus par l’article 226-1”, les règles régissant la détermination des responsables en matière de presse étant applicables lorsque le délit est commis par voie de presse audiovisuelle ou écrite.
M. B. soutient que cet enregistrement a été involontaire et que l’élément intentionnel de l’infraction est manquant.
Mais il n’est pas sérieusement contestable pour le juge des référés, juge de l’évidence, que l’enregistrement des propos échangés le 26 février 2011 entre M. Nicolas S., ses conseillers et son épouse, a été effectué à leur insu, et que ce n’est pas par inadvertance et de manière involontaire que l’enregistrement a eu lieu, dès lors que M. B. était en possession d’un appareil dissimulé à la vue de tous.
Il s’ensuit que l’enregistrement litigieux a été manifestement obtenu à l’aide de l’un des procédés prévus par l’article 226-1 du code pénal.
Le 5 mars 2014, le site Atlantico.fr, organe d’information électronique accessible sur internet, a publié un article intitulé “Sarkoleaks- Enregistrement de S. par B., extrait : Nicolas, Carla, l‘immobilier, leurs finances et leurs amours”.
Avant de diffuser l’enregistrement, le site précise que “lors de la réunion du 26 février 2011 à la Lanterne, enregistrée par Patrick B., il a notamment été question du départ de Brice H. du ministère de l’intérieur et des difficultés que ce dentier allait rencontrer pour se trouver un nouveau logement. Suit cet échange entre Nicolas et Carla S. “.
Le site reproduit ensuite un verbatim de cette conversation, avant de renvoyer, par des liens, à des extraits audios de cet enregistrement.
Il ressort de ce verbatim et de ces enregistrements qu’il est question des appartements dont dispose le couple S., de leurs rapports patrimoniaux respectifs et de leurs relations personnelles.
Le même jour, le site Atlantico.fr a publié une autre conversation qui s’est déroutée toujours le 26 février 2011, à la Lanterne, sous le titre “Sarkoleaks. Enregistrement de S.par B., attrait : Y’en a qu’un qui pourrait remplacer Fillon, c’est Juppé “.
Le site reproduit là encore un verbatim de cette conversation, avant de renvoyer par des liens, à des extraits audios de cet enregistrement.
Il s’ensuit que l’infraction de diffusion des enregistrements litigieux, obtenus à l’aide de l’un des procédés prévus par l’article 226-1 du code pénal, est susceptible d’être constituée sans qu’il soit besoin de considérer la nature attentatoire à l’intimité de la vie privée des paroles qui ont été ainsi recueillies, dès lors qu’elles ont été prononcées à titre privé ou confidentiel.
Si la liberté d’expression et le droit corrélatif du public à être informé des questions d’intérêt général sont expressément prévus et protégés par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, le droit garantissant à toute personne l’espérance légitime de ne pas voir rendre publique une conversation tenue confidentiellement et pourtant enregistrée à son insu, lequel forme une modalité de la protection de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention, peut justifier une restriction de la liberté d’expression en application de l’article 10 § 2 de la Convention.
La prévalence invoquée en défense du principe de la liberté d’expression sur la préservation de ce droit dont la violation cal pénalement sanctionnée est d’abord subordonnée au fait que l’information délivrée relève d’une question d’intérêt général.
S’il est certain que la révélation, selon laquelle les conversations privées d’un Président de la République en fonction font l’objet d’enregistrements effectués à son insu par un de ses proches conseillers, est concevable, il n’est pas établi que le contenu de ces propos, tenus librement et ayant manifestement un caractère confidentiel, présente un intérêt tel, qu’il soit légitime de les diffuser en leur intégralité par souci d’information du public, étant observé qu’au jour de la date de la publication, M. B. ne contestait plus l’existence des enregistrements, comme cela résulte d’un article publié sur le site Atlantico.fr à la date du 5 mars 2014 sous le titre “Sarkoleaks: les trois trahisons de Patrick de B. (4ème extrait)”.
Il y a lieu en conséquence de faire droit à la demande de retrait présentée par M. Nicolas S.
Une mesure d’astreinte doit être prononcée afin d’assurer la bonne exécution de cette interdiction, dans les conditions précisées au dispositif de la présente décision.
M. Nicolas S. sollicite le versement par la société Talmont Média et M. F. de 1 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice. Mais il ne revient pas au présent tribunal de se prononcer sur la demande qui tend à l’allocation, non d’une provision, mais de dommages et intérêts, laquelle échappe à la compétence de la juridiction des référés.
Cette prétention doit donc être rejetée.
M. Nicolas S. demande à titre de provision, tel que cela est qualifié clans le corps de son assignation, une somme de 30 000 € à M. B. au vu de la gravité du préjudice qu’il a subi du fait même de l’enregistrement qui a été effectué à son insu.
S’il n’est pas établi que M. B. soit à l’origine de la diffusion de cet enregistrement, il n’est pas sérieusement contestable qu’il a enregistré volontairement la conversation ci-dessus relatée.
Le préjudice subi par M. Nicolas S. ne consiste pas seulement dans la diffusion de ses propos, mais bien encore dans l’enregistrement de ceux-ci par un de ses proches conseillers, sans son consentement, ce qui constitue un trouble manifestement illicite à l’origine d’un préjudice non sérieusement contestable, qu’il convient de réparer par l’allocation d’une provision sur dommages et intérêts évaluée à 10 000 €.
Il est équitable d’allouer à M. Nicolas S. une indemnité de 3000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile, la somme de 1000 € étant mise à la charge de chacun des défendeurs.
DÉCISION
La juridiction des référés, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement, en premier ressort,
. Enjoint à la société Talmont Média et à M. F. de retirer du site Atlantico.fr les propos diffusés sous les titres “Sarkoleaks- Enregistrement de S. par B., 2 extrait : Nicolas, Carla, l’immobilier, leurs finances et leurs amours” et “Sarkoleaks- Enregistrement de S. par B., 3ème extrait : Y’en a qu’un qui pourrait remplacer Fillon, c’est Juppé » dans un délai de 24 heures à compter de la signification de la présente ordonnance,
. Dit qu’à défaut, une astreinte courra d’un montant de 5000 € par jour pendant un délai d’un mois,
. Condamne M. B. à verser à M. Nicolas S. de N. la somme de 10 000 € à titre de provision sur dommages et intérêts,
. Rejette les autres demandes,
. Condamne la société Talmont Média, M. F. et M. B. à payer chacun la somme de 1000 € M. Nicolas S. de N. au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
. Dit que la présente décision est exécutoire par provision,
. Condamne la société Talmont Média, M. F. et M. B. aux dépens.
Le tribunal : Mme Claire David (1ère vice-présidente), Mme Anne-Marie Sauteraud et Marc Bailly (vice présidents)
Avocats : Me Thierry Herzog, Me Basile Ader, Me Gilles Goldnadel
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