Jurisprudence : Contenus illicites
Tribunal de grande instance de Toulouse Jugement de référé 11 avril 2014
Licra et autres/ M. X., Orange France et autres
droit de la presse - formalisme - incitation à la haine raciale - lcen - liberté d'expression - limites - loi du 29 juillet 1881 - référé - respect - site internet
FAITS ET PROCÉDURE
Le procureur de la République expose que trois sites internet intitulés […] ci-après dénommés les sites litigieux, diffusent des textes et des images constitutifs d’infractions de provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur appartenance à une religion et de contestation de crimes contre l’humanité, prévues par les articles 24 et 24 bis de la loi du 29 juillet
1881.
Il explique que M. X. a été mis en examen pour ces faits et que l’article 50-1 de la loi du 29 juillet 1881 autorise le juge des référés à prononcer l’arrêt d’un service de communication au public en ligne, quand des infractions aux articles 24 et 24 bis de cette loi résultent de messages mis à la disposition du public par un tel service et créent un trouble manifestement illicite.
Il soutient que les messages diffusés par les sites litigieux sont illicites en raison de leur caractère antisémite, car ils diffusent des textes et images répétant que le monde est aux mains d’un complot judéomaçonnique, que les dirigeants français sont manipulés par un prétendu lobby juif, et niant l’existence des crimes contre l’humanité commis au cours de la seconde guerre mondiale à l’encontre des juifs.
Le procureur de la République demande en conséquence à la juridiction des référés de constater que ces sites diffusent des images et des textes faisant l’objet d’une information judiciaire pour des infractions à la loi du 29 juillet 1881. Il réclame aussi que cette juridiction constate l’existence d’un dommage causé par un service de communication au public en ligne, et qu’elle ordonne sous astreinte aux fournisseurs d’accès à internet, les sociétés Free, Orange, Société Française du Radiotéléphone, ci-après dénommée SFR, Bouygues Telecom, Numéricable, et Darty Téléphone d’empêcher leurs abonnés d’accéder aux sites litigieux. Le procureur de la République sollicite, sur le fondement de l’article 6-1 de la loi du 21 juin 2004, la condamnation solidaire de ces fournisseurs d’accès à supprimer ou faire supprimer les données antisémites des sites litigieux qui pourraient être transférées sur d’autres sites susceptibles d’être créés. A titre subsidiaire, sur le fondement de l’article 50-1 de la loi du 29 juillet 1881, il réclame que la juridiction ordonne la cessation des services permettant à ces sites de fonctionner, il demande que M. X. soit condamné aux dépens.
A cette fin, le procureur de la République a assigné en référé, par actes du 14 mars 2014, la société Darty Telecom, la société Free, la société SFR, la société Bouygues Télécom, et la société Orange, et, par actes du 18 mars 2014, M. X. et la société Numéricable, pour l’audience des référés du 25 mars 2014, date à laquelle l’affaire a été renvoyée à l’audience des référés du 27 mars 2014. Toutes les parties en ont été informées. A l’audience du 27 mars 2014, le procureur de la République et toutes les parties défenderesses ont été représentées. La Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme, ci-après dénommée la LICRA, le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France, ci-après dénommé le CRIF, et l’Association Cultuelle Israélite de Toulouse, ci-après dénommée I’AClT, sont intervenus volontairement. Les parties défenderesses et les intervenants volontaires ont été représentés par des avocats qui ont plaidé et déposé des conclusions.
Avant toute défense au fond, l’avocat de M. X. conclu qu’il soulevait la nullité de la procédure.
Le procureur de la République a développé ses demandes.
L’avocat de M. X. a ensuite plaidé la nullité de la procédure, pour méconnaissance de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, exposant que l’assignation ne cite ni ne qualifie les infractions qu’elle vise, pas davantage qu’elle n’articule les faits incriminés, ce qui ne l’a pas mis en mesure de préparer utilement sa défense. Sur le fond, il conclut au rejet des demandes du ministère public et réclame 3000 € en remboursement de ses frais d’avocat à la LICRA et à l’ACIT.
Les fournisseurs d’accès à internet, les sociétés Orange, SFR, Bouygues Telecom, Free, Darty Telecom et Numéricable exposent que, si l’article 6.1.8° de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique permet au juge des référés de prescrire à un fournisseur d’accès à internet de prendre toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne, c’est seulement à titre subsidiaire, dans la mesure ou l’auteur du site, qui rédige les propos incriminés, son éditeur, qui les diffuse, et l’hébergeur, qui abrite les données de ce service en ligne et permet son fonctionnement, ne peuvent être identifiés et poursuivis. Ils s’en rapportent à l’appréciation de la juridiction sur l’existence de cette condition en l’espèce, comme sur le contenu des sites litigieux. Ils relèvent qu’en tant que fournisseurs d’accès, ils se bornent à raccorder leurs abonnés à des canaux par lesquels ceux-ci accèdent à des informations diffusées par d’autres, sans pouvoir en contrôler le contenu, dont ils ne sont pas responsables.
Ils remarquent que la mesure de blocage demandée est difficile à mettre en œuvre et aisément contournable. Ils demandent qu’elle n’intervienne qu’après le constat de la défaillance de l’auteur et de l’éditeur et qu’elle soit temporaire. Ils refusent d’en assumer le coût ou d’être tenus au paiement d’une astreinte, expliquant qu’ils ne sont pas responsables du contenu et de la diffusion au public des messages et des images litigieuses et qu’ils ne peuvent être suspectés de vouloir se soustraire à l’exécution d’une décision de justice. Ils observent qu’ils ne peuvent être condamnés, sans nouvelle décision juridictionnelle, à empêcher leurs abonnés d’accéder à un site qui n’est pas encore créé. Ils expliquent qu’ils ne peuvent surveiller l’ensemble des données diffusées sur internet. Ils ajoutent qu’en leur qualité de fournisseurs d’accès, ils ne peuvent arrêter le fonctionnement d’un site internet ni supprimer les données qu’il contient, s’ils n’éditent ni n’hébergent le site en cause.
La LICRA demande à la juridiction de constater que les sites litigieux diffusent des images et des textes illicites, faisant l’objet d’une information pour infractions à la loi sur la presse et qu’il en résulte un dommage. Elle réclame que les fournisseurs d’accès soient tenus sous astreinte d’empêcher leurs abonnés d’accéder à ces sites et de supprimer les données racistes et antisémites qu’ils contiennent dans tout nouveau site internet pouvant être créé, et vers lesquelles elles seraient transférées. Elle sollicite que les défendeurs lui versent une indemnité de 3000 € en remboursement de ses frais d’avocat.
L’AClT et le CRIF sont représentés par deux avocats du même cabinet et déposent des conclusions communes. Ils expliquent que la nullité de l’assignation n’est pas encourue, dès lors que l’action n’est pas dirigée personnellement à l’encontre de M. X., comme coupable d’une infraction. A titre subsidiaire, ils estiment que le destinataire de l’assignation n’a pu se méprendre sur les faits qui lui sont reprochés et que la procédure est donc régulière au regard de la loi sur la presse. Ils soulignent que l’article 50-1 de la loi du 29 juillet 1881 permet à la juridiction des référés d’ordonner l’arrêt de tout service de communication diffusant des messages à caractère raciste. Ils demandent en conséquence que les demandes du procureur de la République soient accueillies et sollicitent chacun 2000 € en remboursement de leurs frais d’avocat.
A l’issue de l’audience, l’affaire a été mise en délibéré et les parties ont été informées que la décision serait prononcée par mise à disposition du jugement au greffe, le 11 avril 2014.
Des documents ont été adressés à la juridiction par M. X. et par un avocat, agissant pour lui, Me Dangléhant, pendant le cours du délibéré, le 27 mars 2014 et le 4 avril 2014.
DISCUSSION
Selon l’article 445 du code de procédure civile, après la clôture des débats, les parties ne peuvent déposer aucune note à l’appui de leurs observations sauf autorisation du président du tribunal ou pour répondre aux arguments du ministère public.
En l’espèce, l’avocat de M. X. a eu la parole à l’audience après le ministère public et le président de cette juridiction n’a pas autorisé la production de notes en délibéré.
Il suit de là que cette juridiction écartera des débats, sans que les juges aient procédé à leur lecture, les notes en délibéré produites par M. X. et Me Dangléhant.
L’action engagée par le procureur de la République tend à faire cesser un trouble illicite créé par la diffusion de messages et d’images par trois sites internet, qui sont des services de communication en ligne.
Le juge des référés peut prendre les mesures propres à faire cesser un tel trouble sur deux fondements, l’article 50-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et l’article 6.1.8 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique.
En l’espèce, le procureur de la République soutient que le trouble illicite provient de la diffusion de textes et de photographies constituant des infractions, d’une part, d’incitation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion et, d’autre part, de contestation de crimes contre l’humanité, prévues et réprimées par la loi sur la presse du 29 juillet 1881.
Les mesures que le procureur de la République sollicite pour faire cesser ce trouble tendent à restreindre la liberté d’expression de l’auteur des propos incriminés, en supprimant des images et des messages de sites internet qui existent ou qui sont susceptibles d’être créés et en empêchant des abonnés à internet d’accéder à des sites existant ou susceptibles d’être créés.
Mais, s’il demande une mesure restreignant la liberté d’expression, en invoquant un trouble constitutif d’une infraction à la loi sur la presse, le procureur de la République doit, à peine de nullité de l’assignation, respecter la procédure prévue par la loi sur la presse, qui protège la liberté d’expression en exigeant que l’acte qui saisit la juridiction respecte les règles de forme très précises qu’elle édicte.
En particulier, l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 dispose que la citation doit préciser et qualifier le fait incriminé. Cette règle est applicable devant les juridictions pénales mais aussi devant les tribunaux civils, devant le juge du fond, comme en référé. Cette règle s’applique dès qu’une mesure restrictive de la liberté d’expression est sollicitée comme en l’espèce, en raison de l’existence d’une infraction à la loi du 29 juillet 1881, même si la mesure sollicitée est prévue par un autre texte, tant qu’une disposition particulière de la loi n’exonère pas le demandeur du formalisme exigé par la loi sur la presse. Ici, le juge des référés peut ordonner les mesures demandées sur deux fondements, la loi sur la presse et la loi sur l’économie numérique du 21 juin 2004. Cette loi ne contient aucune disposition qui exonère celui qui sollicite une mesure qu’elle prévoit de l’obligation de recourir au formalisme de la loi sur la presse, quand la mesure demandée vise à restreindre la liberté d’expression en raison d’une infraction à la loi sur la presse.
En l’espèce, diverses photocopies de textes et d’images sont annexées à l’assignation, mais le procureur de la République n’explique pas en quoi chacun des textes et chacune des images qu’il produit constitue une infraction à la loi sur la presse. L’assignation invoque, de manière globale, le “caractère ouvertement antisémite, répété dans différentes hypothèses, nationales ou internationales” du contenu des sites, sans plus de précision, et elle vise plusieurs infractions, sans détailler en quoi chacune est caractérisée à l’occasion de la diffusion de chaque message ou image. Il en résulte que la citation ne respecte pas les dispositions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 car elle ne précise pas et ne qualifie pas chacun des passages et chacune des images incriminés.
Cette méconnaissance du formalisme exigé a porté atteinte aux droits de M. X., il n’a pas été en mesure de présenter sa défense en sachant exactement l’infraction qui pouvait constituer un trouble et fonder le retrait ou l’interdiction d’accès à chacun des messages et à chacune des images ainsi incriminés globalement.
En conséquence, l’assignation délivrée à M. X. ne peut qu’être annulée.
Les mesures sollicitées par le procureur de la République, dans les assignations délivrées aux fournisseurs d’accès, ne pourront être prononcées, dès lors qu’elles tendent à la restriction de la liberté d’expression de M. X., et que les dispositions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 ont été méconnues. II en ira de même des mesures demandées par les intervenants volontaires.
L’équité commande que chacune des parties assignées et chacun des intervenants conserve la charge de ses frais d’avocat.
Les dépens de la procédure seront pris en charge par le Trésor Public.
DÉCISION
Le tribunal, statuant en référé, publiquement, contradictoirement, et en premier ressort, la présente décision étant mise à la disposition des parties au greffe ;
. Ecarte des débats les notes en délibéré produites par Me Dangléhant et par M. X. ;
. Reçoit en leurs interventions volontaires le CRIF, la LICRA et l’ACIT ;
. Annule l’assignation en référé délivrée à pour méconnaissance des dispositions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 ;
. Rejette les demandes formées par le procureur de la République et les intervenants volontaires à l’encontre des sociétés Orange, SFR, Bouygues Telecom, Free, Darty Telecom et Numéricable ;
. Rejette les demandes présentées sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
. Laisse les dépens à la charge du Trésor Public.
Le tribunal : M. Henri De Larosière de Champfeu (président), Mmes Annie Bensussan (1ère vice présidente) et Sandrine Leclercq (juge)
Avocats : Me Eric Zerbib, Me Simon Cohen, Me Dangléhant, Me Pierre-Marie Bonneau, Me Alexandre Limbour, Me Yves Coursin, Me Pierre-Olivier Chartier, Me François Dupuy, Me Xavier Carbasse
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