Jurisprudence : Vie privée
Tribunal de grande instance de Paris, ordonnance de référé du 1er octobre 2014
Adélaïde I. / M6, TV Presse Productions, Jacques Barinet Production et Christopher P.
absence d'accord - diffusion - replay - reportage - streaming - télévision
DISCUSSION
Vu l’assignation en référé à heure indiquée délivrée les 18 août 2014, 19 août 2014, 20 août 2014, 19 août 2014, à la société Métropole Télévision M6, à la société TV Presse Productions, à la société Jacques Barinet Production et à Christopher P., à la requête d’Adélaïde I., qui nous demande, au visa des articles 9 du code civil et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que des articles 808 et 809 du code de procédure civile :
– de constater la violation du droit à la vie privée et la violation du droit à l’image de la demanderesse,
– d’ordonner à la société Métropole Télévision M6, à la société TV Presse Productions, à la société Jacques Barinet Production, sous astreinte, la suppression du passage mettant en scène la demanderesse au sein du reportage “Un été au coeur des urgences du bord de mer”, et/ou au sein du
reportage “Un été sous tension avec les sauveteurs du bord de mer”, ou de tout autre émission ou reportage pour toute nouvelle rediffusion reproduisant les images de la demanderesse,
– d’interdire à Christopher P., sous astreinte, la diffusion du reportage “Un été au coeur des urgences du bord de mer”, et/ou au sein du reportage “Un été sous tension avec les sauveteurs du bord de mer”, ou de tout autre émission ou reportage pour toute nouvelle rediffusion reproduisant les images
de la demanderesse, sur le site internet www.stream-tv.fr ou toute autre diffusion à son initiative,
– subsidiairement, d’ordonner à la société Metropole Television M6, à la société TV Presse Productions, à la société Jacques Barinet Production, sous astreinte, de flouter le visage de la demanderesse et de transformer sa voix
pour empêcher son identification, au sein du reportage “Un été au coeur des urgences du bord de mer”, et/ou au sein du reportage “Un été sous tension avec les sauveteurs du bord de mer”, ou de tout autre émission ou reportage pour toute nouvelle rediffusion reproduisant les images de la demanderesse,
– subsidiairement, d’interdire à Christopher P., sous astreinte, la diffusion du reportage “Un été au coeur des urgences du bord de mer”, et/ou au sein du reportage “Un été sous tension avec les sauveteurs du bord de mer”, ou de tout autre émission ou reportage pour toute nouvelle rediffusion reproduisant les images non floutées de la demanderesse, sur le site internet www.streamtv.fr ou tout autre diffusion à son initiative,
– de condamner solidairement la société Metropole Television M6, la société TV Presse Productions, la société Jacques Barinet Production à lui verser la somme de 10.000 euros au titre de l’atteinte au droit à la vie
privée et 10.000 euros au titre de l’atteinte au droit à l’image, outre 3.000 euros in solidum au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– de condamner Christopher P. à lui verser la somme de 2.500 euros au titre de l’atteinte au droit à la vie privée et 2.500 euros au titre de l’atteinte au droit à l’image, outre 3.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– de dire que l’ordonnance sera exécutoire sur minute,
Vu les conclusions déposées à l’audience du 10 septembre 2014 par la société Metropole Television qui sollicite qu’il lui soit donné acte de son engagement de ne pas rediffuser la séquence incriminée, de dire n’y avoir lieu à référé,
subsidiairement le débouté des demandes et la condamnation de la demanderesse à lui verser la somme de 3.000 euros au titre de ses frais irrépétibles, la condamnation de la société TV Presse Productions à la garantir de toute condamnation mise à sa charge,
Vu les conclusions déposées à l’audience du 10 septembre 2014 par la société TV Presse Productions qui invoque l’absence d’intérêt à agir, demande de dire n’y avoir lieu à référé, sollicite le débouté du demandeur de toutes ses prétentions, subsidiairement l’allocation d’une réparation symbolique, la
condamnation de la société Jacques Barinet Production à garantir la société TV Presse Productions de toute condamnation, outre la somme de 3.000 euros au titre de ses frais irrépétibles,
Vu les conclusions déposées à l’audience du 10 septembre 2014 par la société Jacques Barinet Production qui sollicite le débouté de la demanderesse de toutes ses prétentions et la condamnation de celle-ci au paiement de la somme de 3.000 euros au titre de ses frais irrépétibles,
Vu les conclusions déposées à l’audience du 10 septembre 2014 par Christopher P. qui sollicite le débouté de la demanderesse de toutes ses prétentions, la condamnation de la demanderesse à lui verser la somme de 3.000 euros au titre de ses frais irrépétibles, subsidiairement sa condamnation à verser 1 euro symbolique à la demanderesse,
Vu les conclusions en réplique déposées à l’audience du 10 septembre 2014 par Adélaïde I. qui maintient ses demandes,
Vu les observations des conseils des parties et d’Adelaïde I. à l’audience du 10 septembre 2014, au cours de laquelle la société TV Presse Productions a renoncé au moyen tiré du défaut d’intérêt pour agir, au cours de laquelle une
vidéo a été visionnée et à l’issue de laquelle il leur a été indiqué que la présente décision serait rendue le 1er octobre 2014 par mise à disposition au greffe.
Sur les faits :
Le 19 août 2012, la chaîne M6, dont la société éditrice est la société Metropole Television, diffusait, dans le cadre de l’émission “Enquête exclusive”, un reportage intitulé “Un été au coeur des urgences de bord de mer”, réalisé par Jacques Barinet et co-produit par la société Jacques Barinet Production et la société TV Presse Productions.
Au cours de ce reportage, une jeune femme, qualifiée de jeune serveuse d’une crêperie allant travailler en motocyclette, apparaissait comme ayant renversé une personne âgée circulant sur son vélo.
La jeune femme indiquait dans le reportage qu’elle ne l’avait pas vue, qu’elle n’avait pu l’éviter, qu’elle-même était tombée à côté d’elle et avait mal à la main.
La voix off poursuivait en précisant que personne ne savait exactement ce qui avait provoqué l’accident, que la dame âgée avait une vilaine plaie à la jambe, mais rien de cassé, que les gendarmes avaient fait leur travail de routine, pratiquant un test d’alcoolémie même pour un simple accident de vélo.
Le test d’alcoolémie était filmé.
Le commentaire soulignait ensuite que le test était négatif, que la jeune femme était vraiment choquée.
Celle-ci était montrée en pleurs.
Ensuite, la jeune femme indiquait que cela allait, qu’elle avait eu peur.
Elle apparaissait au cours de l’extrait litigieux en train de converser soit avec les gendarmes, soit avec un pompier.
Puis elle était montrée par le reportage à l’intérieur de l’ambulance des pompiers où elle prenait des nouvelles de la dame âgée.
Selon le commentaire, la jeune fille tenait absolument à être rassurée sur l’état de santé de celle-ci.
S’en suivait un bref dialogue, au cours duquel la jeune femme indiquait à la personne âgée qu’elle l’inviterait à manger des crêpes, ce à quoi la personne âgée répondait qu’elle était très gourmande. La jeune fille demandait à nouveau si ça allait, la personne dans l’ambulance répondant positivement.
Le camion des pompiers partait ensuite.
Le visage de la jeune femme n’était pas flouté et, si son identité n’était pas indiquée, elle apparaissait identifiable.
Il s’agit d’Adélaïde I., la demanderesse.
Le reportage était diffusé à nouveau, sur la chaîne M6, le 10 septembre 2012, le 13 juillet 2013, le 28 juillet 2013, le 05 août 2013, dans des conditions identiques.
Par ailleurs, la demanderesse indiquait que le même extrait avait été rediffusé par une autre chaîne de télévision, la chaîne 6ter, le 02 août 2014, dans l’émission “Terrain d’investigation”, dans le cadre d’un reportage intitulé “Un été sous tension avec les sauveteurs du bord de mer” et en replay sur le site www.6play.fr,
– ces deux points étant contestés par la société Metropole Television.
L’assignation mentionnait en outre que le reportage en cause était accessible sur le site www.stream-tv.fr, dont le directeur de publication et titulaire du nom de domaine est Christopher P.
Sur la compétence du juge des référés :
Selon l’article 808 du code de procédure civile, dans tous les cas d’urgence, le président du tribunal de grande instance peut ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend.
En application de l’article 809 du code de procédure civile, le président peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
Dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l’exécution de l’obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire.
En l’espèce, les sociétés Metropole Television et TV Presse Productions soutiennent qu’il n’y a pas lieu à référé, l’extrait litigieux ayant été diffusé pour la dernière fois le 5 août 2013 sur la chaîne M6, et non en août 2014 sur la chaîne 6ter pas plus que sur le site 6play.fr, la société Metropole Television n’étant au demeurant ni la société éditrice de la chaîne 6ter, ni la société éditrice du site 6play.fr, et en l’absence d’élément montrant que la séquence incriminée risque d’être à nouveau diffusée.
Sur ce, si la demanderesse fait état de la diffusion de l’extrait la concernant le 2 août 2014 sur la chaîne 6ter, la société Metropole Television indique toutefois que le reportage diffusé à ce moment-là a été expurgé de la scène litigieuse.
Aucune des pièces de la demanderesse ne vient démontrer à cet égard la diffusion du passage litigieux le 2 août 2014.
Il y a lieu dès lors de considérer qu’il n’est pas prouvé que le passage en cause a été diffusé le 2 août 2014.
En outre, Adélaïde I. fait aussi état de la mise à disposition du reportage, non expurgé, sur le site 6play, après la diffusion sur la chaîne 6ter.
Il est produit à cet égard deux captures d’écran du site internet 6play, qui comportent deux images de la jeune fille dans des conditions similaires au reportage diffusé sur M6 et, sur une colonne de droite les mentions “Terrain d’investigation” et “Un été sous tension avec les sauveteurs du bord de mer”.
Ces deux captures d’écran, qui ne comportent pas de dates précises et ne sont pas corroborées par un constat d’huissier établissant la mise en ligne du reportage litigieux, comme le soutient la société Metropole Television, ne permettent pas d’établir ladite mise en ligne du reportage.
Cependant, il faut aussi relever que la société Metropole Television ne conteste pas la multiple diffusion de l’extrait en cause, objet de la présente action en référé, sur la chaîne M6, le 19 août 2012, le 10 septembre 2012, le 13 juillet 2013, le 28 juillet 2013, le 05 août 2013, ce qui peut conduire la demanderesse à craindre une nouvelle diffusion.
Il n’est pas non plus contestable que l’extrait en cause laisse très clairement apparaître le visage de la défenderesse.
Ces éléments sont de nature à justifier la compétence du juge des référés pour faire cesser le trouble manifestement illicite résultant de l’emploi récurrent des images de la demanderesse, sous condition d’établir les atteintes à la vie privée et au droit à l’image contestées par les défendeurs.
Sur les atteintes à la vie privée et au droit à l’image :
Conformément à l’article 9 du code civil et à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, toute personne, quelle que soit sa notoriété, a droit au respect de sa vie privée et est fondée à en obtenir la protection en fixant elle-même ce qui peut être divulgué par voie de presse.
De même, elle dispose sur son image, attribut de sa personnalité,
et sur l’utilisation qui en est faite d’un droit exclusif, qui lui
permet de s’opposer à sa diffusion sans son autorisation.
En l’espèce, la société Metropole Television rappelle que le reportage en cause est consacré au travail des professionnels de l’urgence – pompiers, sécurité civile, médecins, infirmiers – durant les vacances d’été, en Charente-Maritime.
Il est établi que l’extrait en cause montre le visage non flouté et parfaitement identifiable d’Adelaïde I., après la survenance d’un accident de la circulation.
Sa réaction est filmée, au cours de conversations avec les intervenants, pompiers et gendarmes, ainsi que lors de sa rencontre avec la personne âgée.
S’il s’agit de moments d’émotion pour la demanderesse, force toutefois aussi est de constater que ces images ont été filmées par une caméra non dissimulée, que le reportage montre la demanderesse en conversation avec plusieurs personnes, avec de multiples plans rapprochés.
Il est également notable que les images sont enregistrées durant un laps de temps certain, temps nécessaire aux opérations de soins de la victime sur place, au recueil des déclarations de la demanderesse par la gendarmerie, aux opérations de vérification de l’alcoolémie, l’extrait s’achevant par le départ du véhicule des services de secours.
Il s’en déduit qu’Adelaïde I. a nécessairement eu connaissance de l’enregistrement de son image et n’a pas fait état de son opposition, ce durant tout le temps de l’enregistrement.
Si Adelaïde I. fait valoir que son état de choc lui a interdit toute réaction aux événements et tout consentement à être filmée, il faut relever qu’il s’agit ici de l’enregistrement en continu de plusieurs opérations relatives à un accident de la circulation, que l’accident a entraîné par des blessures légères de la victime sans qu’il ne soit fait état d’infractions pénales, que la demanderesse a pu avoir la présence d’esprit de s’entretenir avec la personne âgée.
L’état de choc allégué, qui aurait empêché Adelaïde I. d’exprimer toute opposition, n’est ainsi pas caractérisé.
Aussi, il y a lieu de constater qu’eu égard aux circonstances de la cause, Adelaïde I. a nécessairement donné son autorisation implicite à la diffusion, comme le souligne à juste titre la société TV Presse Productions.
L’autorisation implicite ainsi donnée est exclusive d’une atteinte aux droits de la personnalité.
Sans qu’il n’y ait lieu de prononcer sur les autres moyens soulevés par les défendeurs, il convient dès lors de débouter Adelaïde I. de l’ensemble de ses demandes.
Il faut relever au surplus que la société Metropole Television s’est engagée à ne pas rediffuser la séquence incriminée et que Christopher P. indique, sans être contesté, avoir supprimé l’ensemble de son site www.stream-tv.fr,
sur lequel était diffusé le reportage en cause.
Sur les autres demandes :
S’agissant des demandes formées en application de l’article 700 du code de procédure civile, il n’y a pas lieu en l’espèce d’y faire droit pour des motifs tenant à l’équité.
DECISION
Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
Déboutons Adelaïde I. de l’ensemble de ses demandes,
Disons n’y avoir lieu à application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
Déboutons les parties du surplus de leurs demandes,
Condamnons Adelaïde I. aux dépens.
La Cour : Thomas Rondeau (vice-président), Thomas Blondet (greffier)
Avocats : Me Alexandre Blondieau, Me Aurélie Bregou, Me Jean Ennochi, Me Olivier Dunyach, Me Romain Darriere
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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.