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Jurisprudence : Vie privée

mercredi 25 mars 2015
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Tribunal de grande instance de Paris, ordonnance de référé du 23 mars 2015

M. P. / 20 Minutes France

anonymisation - article - atteinte à la vie privée - droit à l'oubli - droit d'opposition - droit de réponse - informatique et libertés - liberté d'expression - loi - presse - trouble manifestement illicite

EXPOSE DU LITIGE

La SAS 20 Minutes France, éditeur du quotidien » 20 Minutes » et
du site internet accessible à l’adresse « www.20minutes.fr », a
publié le 7 avril 2011 sur ce site un article intitulé « Un cavalier
accusé de viol », ainsi rédigé:  » R. P., 35 ans, un
cavalier de niveau international a été placé en garde à vue hier
matin, à la gendarmerie de Rambouillet (Yvelines). Il est
soupçonné d’être impliqué dans le viol d’une stagiaire avec un
autre homme, lui aussi placé en garde à vue, lors d’une soirée
dans « l’Ecurie » aux Essarts-le-Roi. R. P., qui
a participé à de nombreuses compétitions était déjà
défavorablement connu de la justice et de la police pour viol,
escroquerie, usage de stupéfiants et violence conjugale ».

A l’issue de l’information ouverte, la cour d’appel de Versailles a
infirmé l’ordonnance de mise en accusation et de renvoi devant la
cour d’assises des Yvelines rendue le 12 février 2014 par le Juge
d’instruction de Versailles à son encontre, par arrêt de la chambre
de l’instruction du 13 juin 2014, qui n’a pas fait l’objet de pourvoi.

M. R. P., qui indique que l’article en cause est toujours
accessible lorsqu’on tape sur les moteurs de recherche son nom, a
sollicité du directeur de la publication de 20 Minutes l’insertion
d’un droit de réponse par lettre recommandée avec accusé de
réception du 10 novembre 2014 ainsi rédigé « 20MINUTES.FR
s’est fait l’écho des accusations particulièrement graves et
infamantes portée à l’encontre de M. P., cavalier
professionnel (…)
Par décision en date du 13 juin 2014, la Chambre de l’instruction
de Versailles a prononcé un non-lieu à son bénéfice, le lavant
ainsi définitivement de tout soupçon. Cette décision met fin à trois
années d’instruction pendant lesquelles M. P. n’a eu de
cesse de clamer son innocence. Son honneur et sa réputation ayant
été injustement entachées par de fausses accusations d’une
extrême gravité, il tient à ce que la vérité soit pleinement rétablie,
et entend par conséquent prendre toute mesure aux fins que soit
réparé le préjudice qu’il a subi du fait de ces attaques injustifiées.
Je vous précise que ma demande deviendrait sans objet si vous
acceptiez de supprimer de votre site l’article précité »
, à laquelle
étaient joints l’arrêt de la cour d’appel de Versailles et le certificat
de non-pourvoi.

Le 1er décembre 2014, était publié sur le site internet
« www.20Minutes.fr » l’article intitulé « Un cavalier accusé de viol
a bénéficié d’un non-lieu » rédigé en ces termes: « R. P.,
35 ans (…) et cavalier de niveau international soupçonné d’être impliqué
dans le viol d’une stagiaire avec un autre homme lors d’une soirée
dans « l’Ecurie » aux Essarts-le-Roi, a bénéficié d’un
non-lieu dans cette affaire prononcé par la Chambre de
l’instruction de Versailles le 13 juin 2014. »

C’est dans ces conditions que, estimant que la mise à jour de
l’article ne pouvait le satisfaire, M. P., autorisé à assigner
à heure indiquée, a, par acte du 19 février 2015, fait assigner la
SAS 20 Minutes France sur le fondement de l’article 9 du code
civil, 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme, 34 de la Charte des droits fondamentaux et des articles
2 et 38 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, pour voir :

* condamner la SAS 20 Minutes France à supprimer l’article
figurant sur le lien « http://www.20minutes.fr/paris (…) ;

* subsidiairement condamner la SAS 20 Minutes France à
procéder à l’anonymisation de la publication précitée ;

* condamner la SAS 20 Minutes France à procéder à la
désindexation de ladite publication de son moteur de recherche,
sous astreinte ;

* condamner la SAS 20 Minutes France à lui payer la somme de
10.000 euros à titre de provision à valoir sur l’indemnisation de
son préjudice,

sollicitant une indemnité de procédure.

Il soutient principalement que :
* sa demande de suppression de l’article publié le 1er décembre
2014 est fondée en application de l’article 38 alinéa 1 de la Loi du
6 janvier 1978, étant en droit de s’opposer à l’utilisation des
données personnelles qui permettent de l’identifier ;
* le motif légitime est constitué par l’atteinte portée par la
diffusion de l’article à son honneur et à sa réputation ;
* il convient d’appliquer le droit à l’oubli s’agissant d’une mise en
examen en 2010, l’affaire n’étant plus d’actualité en raison de la
décision de non-lieu du 13 juin 2014 et les informations publiées
n’ayant plus d’intérêt pour le public ;
* subsidiairement, sa demande d’anonymisation est fondée sur
l’article 2 alinéa 2 de la loi de 1978, la procédure étant terminée
depuis 7 mois et l’article étant désormais obsolète ;
* la désindexation du moteur de recherche de la SAS 20 Minutes
France est fondée sur un motif légitime ;
* son préjudice professionnel et économique – dû à la rupture de
plusieurs contrats de sponsoring, et au fait qu’il n’a pas pu en
conclure de nouveaux du fait de cet article – et son préjudice moral
justifient l’allocation d’une provision.

La SAS 20 Minutes France nous demande de dire n’y avoir lieu à
référé, et de rejeter l’ensemble des moyens, fins et prétentions,
sollicitant une indemnité de procédure.

Elle soutient principalement que :
* le refus opposé par 20minutes aux demandes de M. P.
n’est pas constitutif d’un trouble manifestement illicite ou d’un
dommage imminent ;
* la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, est reconnue par les dispositions de la loi du 29
juillet 1881 qui seule en fixe les limites ;
* le « droit à l’oubli » invoqué renvoie au droit d’opposition prévu
à l’article 38 de la loi informatique et liberté ;
* la suppression, l’anonymisation ou la désindexation sont des
restrictions à la liberté de la presse qui ne peuvent être justifiées
par l’exercice du droit d’opposition de la personne concernée par
les articles en cause ;
* la diffusion d’informations relatives aux procédures judiciaires
répond à un intérêt légitime du public, alors surtout que M.
P. est une personne dont le métier suppose une certaine
médiatisation ;
* l’article ne divulgue aucune information sur la vie privée
actuelle de M. P. et ne fait qu’informer le public de la
décision de non-lieu prononcée ;
* les allégations de faits portant atteinte à l’honneur ou à la
considération d’une personne relèvent de l’article 29 alinéa 1 de la
loi du 29 juillet 1881, et l’action doit répondre aux conditions
prévues par ce texte, notamment en matière de prescription ;
* le droit de réponse sollicité ne répondait pas aux exigences de
l’article 13 de la même loi ;
* l’anonymisation ferait perdre tout intérêt et toute portée
informative à l’article en cause ;
* la désindexation du moteur de recherche de 20minutes ne peut
être imposé, en raison du rôle joué par M. P. dans la vie
publique, cette réserve étant prévue par la CJUE dans son arrêt du
13 mai 2014.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Aux termes de l’article 809 alinéa 1 du code de procédure civile,
le président du tribunal de grande instance peut toujours, même en
présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les
mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent soit
pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un
trouble manifestement illicite.

Selon l’article 9 du code civil, « Chacun a droit au respect de sa
vie privée ».

Aux termes de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales, « Toute personne
a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et
de sa correspondance. »

Selon les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne, « Toute personne a droit au respect de sa vie
privée et familiale, de son domicile et de ses communications » et
« Toute personne a droit à la protection des données à caractère
personnel la concernant ».

S’agissant du droit d’opposition, selon l’article 38 de la loi no 78-
17 du 6 janvier 1978, modifiée par la loi no 2004-801 du 6 août
2004, « toute personne physique a le droit de s’opposer pour des
motifs légitimes, à ce que des données à caractère personnel/a
concernant fasse l’objet d’un traitement. »

Ces dispositions doivent s’interpréter au regard de la directive
95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre
1995, dont elles assurent la transposition et compte tenu de la
jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.

Selon l’article 14 de la directive 95/46/CE, la personne concernée
a le droit … dans les cas visés à l’article 7 point f) .. soit « lorsque le
traitement des données est nécessaire à la réalisation de l’intérêt
légitime poursuivi par le responsable du traitement … à condition
que ne prévalent pas l’intérêt ou les droits et libertés
fondamentaux de la personne concernée » notamment au titre de
sa vie privée » … « de s’opposer à tout moment, pour des raisons
prépondérantes et légitimes tenant à sa situation particulière, à ce
que des données la concernant fasse l’objet d’un traitement »

sous les réserves prévues par ces dispositions.

Il convient enfin de concilier les droits fondamentaux à la vie
privée et à la protection des données personnelles avec les droits
fondamentaux à la liberté d’expression et d’information énoncés
dans les mêmes à l’article 10 de la Convention précitée, et à
l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne aux termes desquels  » Toute personne a droit à la
liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la
liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des
idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et
sans considération de frontières »
et de rechercher le juste
équilibre entre l’intérêt légitime des internautes potentiellement
intéressés à avoir accès à une information et les droits de la
personne concernée, étant rappelé que les limites à la liberté de la
presse sont fixées par la loi du 29 juillet 1881 modifiée.

En l’occurrence, la demande de M. P. ne consiste ni en
une demande de rectification de l’article publié le 7 avril 2011
intitulé « Un cavalier accusé de viol », ni en la contestation du refus
par la SAS 20 Minutes France d’insérer la réponse qu’il avait
sollicitée.

M. P. conteste la publication de l’article publié le 1er décembre 2014 à la suite de ses interventions, qui consiste à
rectifier et actualiser l’information parue en 2011 en ces termes :
« R. P., 35 ans, (…) cavalier de niveau international
soupçonné d’être impliqué dans le viol d’une stagiaire avec un
autre homme lors d’une soirée dans « l’Ecurie » aux
Essarts-le-Roi, a bénéficié d’un non-lieu dans cette affaire
prononcé par la Chambre de l’instruction de Versailles le 13 juin
2014″ qui était annoncé par le titre : « Un cavalier accusé de viol
a bénéficié d’un non-lieu ».

Cependant, le traitement de données à caractère personnel, en ce
que sont rapportés l’âge et la profession de l’intéressé et le fait
qu’il ait été impliqué dans une procédure pénale, a été réalisé par
l’éditeur du journal d’information 20minutes publié sur le site
internet www.20minutes.fr, à la seule fin de compléter
l’information parue en 2011, en précisant que la procédure
engagée s’est terminée par une décision de non-lieu.

Si l’article initial visait ces mêmes éléments, c’est, d’évidence,
dans la relation qui était faite d’une procédure pénale- enquête et
instruction – répondant à un intérêt légitime tant en ce que
l’information portait sur le fonctionnement de la justice et le
traitement des affaires d’atteintes graves aux personnes qu’en ce
qu’elle visait une personne exerçant une profession faisant appel
au public et encadrant une activité proposée notamment à des
enfants.

En l’occurrence, le traitement des données litigieuses est
manifestement nécessaire à la réalisation de l’intérêt légitime de
l’éditeur de l’organe de presse et aucun abus à la liberté de la
presse telle que réglementée par la loi du 29 juillet 1881 qui en
fixe les limites n’est établi.

Dans ces conditions, en l’absence de trouble manifestement
illicite, la demande principale tendant à voir, sur le fondement de
l’article 38 de la loi de 1978 modifiée, supprimer l’article paru le
1er décembre 2014, comme la demande subsidiaire tendant à voir
« désindexer » l’article, fondée sur les mêmes principes, ne sont pas
fondées.

S’agissant de la demande subsidiaire tendant à voir contraindre la
SAS 20 Minutes France à procéder à « l’anonymisation » de l’article
publié le 1er décembre 2014, dont le fondement juridique n’est pas
précisé par M. P., elle ne peut être accueillie en l’absence
de trouble manifestement illicite établi.

Au demeurant, si l’article en cause ne comportait pas le nom de
l’intéressé, il ne pourrait répondre à l’objectif d’information qui le
justifie, et l’actualisation de l’information initiale donnée en 2011
ne serait pas efficacement réalisée, ainsi que le souhaitait
l’intéressé lui-même.

S’agissant de la demande de provision, fondée sur les dispositions
de l’article 809 alinéa 2 du code de procédure civile, selon lequel
dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement
contestable, le président du tribunal de grande instance, statuant en
référé, peut accorder une provision au créancier, elle ne peut être
accueillie, en l’absence d’obligation non sérieusement contestable.

En effet le préjudice résultant de la publication du 1er décembre
2014 que M. P. aurait subi entre cette date et la saisine de
la présente juridiction, à le supposer établi, n’apparaît pas en
relation de causalité avec un manquement du directeur de la
publication au titre d’un abus à la liberté de la presse telle que
définie par la loi.

Il serait inéquitable de laisser à la charge de la SAS 20 Minutes
France la totalité des frais non compris dans les dépens qu’elle a
dû exposer pour présenter sa défense.

DECISION

Statuant par ordonnance remise au greffe, en premier ressort,
Contradictoire

Rejetons les demandes de M. P. ;

Condamnons M. P. aux dépens et à payer à la SAS 20
Minutes France la somme de 1 200 euros sur le fondement de
l’article 700 du code de procédure civile.

Le Tribunal : Magali Bouvier (président), Brigitte Faillot (greffier)

Avocats : Me Nathalie Carrere, Me Anne Cousin

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