Jurisprudence : Droit d'auteur
TGI de Paris, 3ème chambre 1ère section, jugement rendu le 21 Mai 2015
Société BOWSTIR LIMITED, G. M. / EGOTRADE SARL
contrefaçon - défaut d'originalité - modification - originalité - photographie - reproduction - réseaux sociaux - site internet
EXPOSE DU LITIGE
Monsieur G. M. se présente comme un photographe britannique connu pour avoir photographié les plus grands chanteurs et groupes de rock de ces 50 dernières années dont le groupe The Rolling Stones et comme l’auteur de nombreuses photographies de Jimi Hendrix prises lors de séances photographiques du groupe The Jimi Hendrix Experience en 1967.
Par contrat du 28 mai 1990, Monsieur M. a cédé à la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED ses droits patrimoniaux sur l’ensemble de ses photographies prises entre 1963 et 1989 dans le monde entier et pour toute la durée des droits d’auteur.
La SARL EGOTRADE, immatriculée le 19 février 2013 au RCS de PARIS sous le n° 791 169 592, est une société de vente de cigarettes électroniques et d’accessoires.
Invoquant la reproduction et le détournement fin novembre 2013 de l’une de ses photographies de Jimi Hendrix prise en 1967 sur des affiches publicitaires faisant la promotion du site internet egotabaco.com placardées en devanture de deux boutiques egotabaco.com situées 14 rue Lobineau à Paris 75006 et 15 rue Saint-Roch à Paris 75001 et diffusées sur internet, la cigarette tenue par Jimi Hendrix entre ses doigts dans la photographie originale ayant été remplacée par une cigarette électronique et la mention «Egotabaco.com» ou « Egotabaco » ayant été ajoutée, Monsieur G. M. a fait dresser par huissier un procès-verbal de constat sur internet le 9 décembre 2013.
Monsieur G. M. et la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED ont, par lettre recommandée avec accusé de réception du 11 décembre 2013 adressée par leurs conseils, mis en demeure la SARL EGOTRADE de retirer sans délai les affiches et visuels susvisés reproduisant la photographie de Monsieur G. M.
C’est dans ces circonstances que Monsieur G. M. et la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED ont, par exploit d’huissier du 5 mars 2014, assigné devant le tribunal de grande instance de PARIS la SARL EGOTRADE en contrefaçon.
Dans leurs dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 9 mars 2015 auxquelles il sera renvoyé pour un exposé de leurs moyens onformément à l’article 455 du code de procédure civile, Monsieur G. M. et la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED demandent au tribunal, au visa des dispositions des articles L 111-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle et 1382 du code civil :
de REJETER la demande de la société EGOTRADE d’écarter des débats les pièces 5, 9-1, 9-2, 9-3 et 9-4 ;
de DIRE ET JUGER que la société EGOTRADE a commis des actes de contrefaçon de la photographie réalisée par Monsieur M. ;
de DIRE ET JUGER que la société EGOTRADE a gravement porté atteinte aux droits patrimoniaux de la société BOWSTIR LIMITED ;
de DIRE ET JUGER que la société EGOTRADE a gravement porté atteinte au droit moral de Monsieur M. ;
en conséquence, de CONDAMNER la société EGOTRADE à réparer le préjudice subi par Monsieur M. au titre de son droit moral et à lui payer la somme de 30.000 euros ;
de CONDAMNER la société EGOTRADE à réparer le préjudice subi par la société BOWSTIR LIMITED au titre de ses droit patrimoniaux et à lui payer la somme de 100.000 euros ;
de FAIRE INTERDICTION à la société EGOTRADE d’utiliser ou d’exploiter sous quelque forme que ce soir l’oeuvre de Monsieur M. sous astreinte de 10.000 euros par infraction constatée;
d’ORDONNER la publication judiciaire de la décision à intervenir dans cinq revues au choix du demandeur, sans que le coût de chaque insertion n’excède 5.000 euros hors taxe et aux frais de la société EGOTRADE ;
de CONDAMNER la société EGOTRADE à payer à Monsieur M. et à la société BOWSTIR la somme de 10.000 euros chacun au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens, dont distraction au profit de Maître Emmanuel ASMAR, onformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile ;
de CONDAMNER la société EGOTRADE à payer à Monsieur M. et à la société BOWSTIR les frais d’établissement du constat d’huissier du 9 décembre 2013.
En réplique, dans ses dernières écritures notifiées par la voie électronique le 16 mars 2015 auxquelles il sera renvoyé pour un exposé de ses moyens conformément à l’article 455 du code de procédure civile, la SARL EGOTRADE demande au tribunal, au visa de ’ordonnance de Villers-Cotterêts et des articles L 122-5 du code de la propriété intellectuelle et 700 du code de procédure civile, :
à titre liminaire :
de CONSTATER l’absence de force probante des pièces adverses 5, 9-1, 9-2, 9-3 et 9-4, 21, 2, 23 et 24 ;
en conséquence, d’ECARTER des débats les pièces adverses 5, 9-1, 9-2, 9-3 et 9-4, 21, 22, 23 et 24 ;
sur le fond :
à titre principal
de CONSTATER la non imputabilité à la société EGOTRADE des activités de la boutique située 23 rue des mathurins et du compte Facebook Egotabaco Saint- Lazare, liées à la page YELP pour lesquels aucun élément de preuve n’a été rapporté, liées à la marque EGOTABACCO et au nom de domaine EGOTABACO.COM ainsi que des faits commis avant son immatriculation ;
de DECLARER irrecevables les demandeurs en leur action en contrefaçon s’agissant de la boutique située 23 rue des mathurins et du compte Facebook Egotabaco Saint-Lazare ;
de DECLARER inopposables à EGOTRADE les faits commis avant son immatriculation ;
de CONSTATER l’insuffisance des preuves de l’utilisation du visuel de Jimi Hendrix en devanture de vitrine des magasins EGOTABACO appartenant à EGOTRADE ;
à titre subsidiaire :
de DIRE ET JUGER que la preuve de l’originalité de la photographie n’est pas rapportée en demande;
de DIRE ET JUGER que la reproduction bénéficie de l’exception de parodie, aucun risque de confusion ne pouvant être retenu en l’absence de toute intention de nuire ;
en conséquence, de DEBOUTER les demandeurs de l’ensemble de leurs demandes;
à titre encore plus subsidiaire, si le tribunal retenait des actes de contrefaçon à l’encontre de la société EGOTRADE, de CONSTATER le caractère totalement exorbitant et hors de proportion des demandes, en tout état de cause :
de CONDAMNER les demandeurs au paiement de la somme de 10.000 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile à la société EGOTRADE ;
de CONDAMNER les demandeurs aux entiers dépens dont distraction faite au profit de Me Ilana SOSKIN.
L’ordonnance de clôture était rendue le 17 mars 2015. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, le présent jugement, rendu en premier ressort, sera contradictoire en application de l’article 467 du code de procédure civile.
DISCUSSION
1°) Sur la recevabilité des pièces 9-1, 9-2, 9-3 et 9-4, 21, 22, 23 et 24 communiquées par Monsieur G. M. et la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED
La SARL EGOTRADE soutient que ces pièces, qui sont des photographies et des impressions d’écran de sites internet ainsi que des documents relatifs à des achats en ligne postérieurs à l’assignation, sont dépourvues de valeur probatoire et doivent être écartées des débats à titre liminaire.
En réplique, Monsieur G. M. et la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED expliquent que la preuve d’un fait juridique tel que la contrefaçon est libre et peut être rapportée par tout moyen et que les pièces 9-1, 9-2 et 5 ont été obtenues loyalement et ont été régulièrement versées aux débats. Ils en déduisent que, s’il appartient au tribunal d’en apprécier la force probante pour apprécier le bien-fondé des demandes qui lui sont soumises, il n’existe aucune raison de les écarter des débats.
Les conditions de production et de communication de ces pièces ne sont pas contestées et aucune atteinte au principe de la contradiction prescrit par l’article 16 du code de procédure civile n’est invoquée. Dès lors, seule leur pertinence probatoire étant déniée, le moyen opposé est conformément à l’article 12 du code de procédure civile, non une cause d’irrecevabilité des pièces, mais une défense au fond dont l’examen est commun à celui de la teneur et de la pertinence de toute pièce invoquée à titre de preuve. Leur sort sera en conséquence apprécié concrètement et individuellement avec le fond auquel elles sont liées.
2°) Sur la recevabilité des demandes
Conformément à l’article 122 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.
Et, en application des articles 31 et 32 du même code, l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé, toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d’agir étant irrecevable.
Conformément à l’article L 111-1 du code de la propriété intellectuelle, l’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous comportant des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial. Et, en application de l’article L 112-1 du même code, ce droit appartient à l’auteur de toute oeuvre de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination.
Si la protection d’une oeuvre de l’esprit est acquise à son auteur sans formalité et du seul fait de la création d’une forme originale en ce sens qu’elle porte l’empreinte de la personnalité de son auteur et n’est pas la banale reprise d’un fonds commun non appropriable, il appartient à celui qui se prévaut d’un droit d’auteur dont l’existence est contestée de définir et d’expliciter les contours de l’originalité qu’il allègue. En effet, seul l’auteur, dont le juge ne peut suppléer la carence, est en mesure d’identifier les éléments traduisant sa personnalité et qui justifient son monopole et le principe de la contradiction posé par l’article 16 du code de procédure civile commande que le défendeur puisse connaître précisément les caractéristiques qui fondent l’atteinte qui lui est imputée et apporter la preuve qui lui incombe de l’absence.
Dans ce cadre, la CJUE, dans son arrêt du 1er décembre 2010 C145/10 Eva Maria P. c/ Standard Verlags GmbH, énonce pour des photographies réalistes qu’il « résulte du dix-septième considérant de la directive n° 93/98, qu’une création intellectuelle est propre à son auteur lorsqu’elle reflète la personnalité de celui-ci », que « tel est le cas si l’auteur a pu exprimer ses capacités créatives lors de la réalisation de l’oeuvre en effectuant des choix libres et créatifs » et que, « s’agissant d’une photographie de portrait, il y a lieu de relever que l’auteur pourra effectuer ses choix libres et créatifs de plusieurs manières et à différents moments lors de sa réalisation ». Elle précise ainsi qu’ « au stade de la phase préparatoire, l’auteur pourra choisir la mise en scène, la pose de la personne à photographier ou l’éclairage », que « lors de la prise de la photographie de portrait, il pourra choisir le cadrage, l’angle de prise de vue ou encore l’atmosphère créée » et qu’ « enfin, lors du tirage du cliché, l’auteur pourra choisir parmi diverses techniques de développement qui existent celle qu’il souhaite adopter, ou encore procéder, le cas échéant, à l’emploi de logiciels ». Elle en déduit qu’ « à travers ces différents choix, l’auteur d’une photographie de portrait est ainsi en mesure d’imprimer sa “touche personnelle” à l’oeuvre créée ».
L’oeuvre dont l’originalité est revendiquée est une photographie en noir et blanc en plan taille de face de Jimi Hendrix expirant avec un demi-sourire et les yeux mi-clos une bouffée de la cigarette qu’il tient dans sa main gauche, sa main droite soutenant son bras gauche au
niveau de son coude.
Monsieur G. M. explicite en ces termes les caractéristiques originales de la photographie qu’il revendique : « cette photographie aussi extraordinaire que rare de Jimi Hendrix réussit à capter, le temps d’un instant fugace, le saisissant contraste entre la légèreté du sourire de l’artiste et de la volute de fumée et la noirceur et la rigueur géométrique du reste de l’image, créées notamment par les lignes et les angles droits du buste et des bras. La capture de cet instant unique et sa mise en valeur par la lumière, les contrastes et par le cadrage étroit de la photographie sur le buste et la tête de Jimi Hendrix révèlent toute l’ambivalence et les contradictions de cette légende de la musique et font cette photographie une oeuvre fascinante et d’une grande beauté qui porte l’empreinte de la personnalité et du talent de son auteur ».
Ce faisant, il se contente de mettre en exergue des caractéristiques esthétiques de la photographie qui sont distinctes de son originalité qui est indifférente au mérite de l’oeuvre et n’explique pas qui est l’auteur des choix relatifs à la pose du sujet, à son costume et à son attitude générale. Aussi, rien ne permet au juge et aux défendeurs de comprendre si ces éléments qui sont des critères essentiels dans l’appréciation des caractéristiques originales revendiquées, le cadrage, le noir et blanc, le décor clair destiné à mettre en valeur le sujet et l’éclairage étant pour leur part banals pour une photographie de portrait en plan taille de face, sont le fruit d’une réflexion de l’auteur de la photographie ou de son sujet, si l’oeuvre porte l’empreinte de la personnalité de Monsieur G. M. ou de Jimi Hendrix.
En conséquence, en l’absence de précision sur l’origine de ces choix constitutifs des caractéristiques originales revendiquées, Monsieur G. M. ne met pas les défendeurs en mesure de débattre de l’originalité de la photographie litigieuse et le juge d’en apprécier la pertinence.
Aussi, au regard de la définition largement insuffisante de l’originalité invoquée livrée par Monsieur G. M., la photographie litigieuse ne présente pas ’originalité et ne constitue pas une oeuvre de l’esprit protégeable par le droit d’auteur, l’insuffisance de la description des éléments caractéristiques de l’originalité alléguée constituant en outre une violation du principe de la contradiction.
En conséquence, Monsieur G. M. et la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED, qui ne peut avoir plus de droit de son auteur, n’ont aucun droit de propriété intellectuelle sur la photographie litigieuse et n’ont pas qualité pour agir en contrefaçon au sens des articles 31 et 32 du code de procédure civile et L 331-1 du code de la propriété intellectuelle. Leurs demandes sont intégralement irrecevables conformément à l’article 122 du code de procédure civile.
Les autres moyens des parties, devenus sans objet, ne seront pas examinés.
3°) Sur les demandes accessoires
Succombant au litige, Monsieur G. M. et la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED, dont les demandes au titre des frais irrépétibles seront rejetées, seront condamnés in solidum à payer à la SARL EGOTRADE la somme de 4 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’à supporter les entiers dépens de l’instance qui seront recouvrés conformément à l’article 699 du code de procédure civile.
DECISION
Le tribunal, statuant publiquement, par jugement contradictoire, rendu en premier ressort et mis à la disposition par le greffe le jour du délibéré,
Dit que le moyen tendant au rejet des pièces 9-1, 9-2, 9-3 et 9-4, 21, 22, 23 et 24 communiquées par Monsieur G. M. et la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED est un moyen de défense au fond ;
Déclare irrecevable l’intégralité des demandes de Monsieur G.M. et de la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED ;
Rejette la demande de Monsieur G. M. et de la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED au titre des frais irrépétibles ;
Condamne in solidum Monsieur G. M. et la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED à payer à la SARL EGOTRADE la somme de QUATRE MILLE EUROS (4 000 €) en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
Condamne in solidum Monsieur G. M. et la société de droit anglais BOWSTIR LIMITED à supporter les entiers dépens de l’instance qui seront directement recouvrés par Maître SOSKIN conformément à l’article 699 du code de procédure civile.
Le Tribunal : Marie-Christine Courboulay, Julien Richaud, Camille Lignières
Avocats : Me Ilana Soskin, Me Emmanuel Asmar
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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.