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Jurisprudence : Contenus illicites

jeudi 09 juillet 2015
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Cour européenne des droits de l’homme, Grande Chambre, arrêt du 16 juin 2015

DELFI AS / ESTONIE

commentaires - éditeur - internautes - liberté d'expression - liberté de l'information - responsabilité - retrait

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 juillet 2014 et le 18 mars 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 64569/09) dirigée contre la République d’Estonie et dont Delfi AS, une société anonyme de droit estonien (« la société requérante »), a saisi la Cour le 4 décembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La société requérante a été représentée par Mes V. Otsmann et K. Turk, avocats à Tallinn. Le gouvernement estonien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M. Kuurberg, du ministère des Affaires étrangères.
3. La société requérante voit dans le fait qu’elle a été jugée responsable des commentaires déposés par des tiers sur son portail d’actualités sur Internet une violation de son droit à la liberté d’expression contraire à l’article 10 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – le règlement). Le 1er février 2011, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). L’affaire est ainsi échue à la première section telle que remaniée. Le 10 octobre 2013, une chambre composée de Isabelle Berro Lefèvre, présidente, Elisabeth Steiner, Khanlar Hajiyev, Mirjana Lazarova Trajkovska, Julia Laffranque, Ksenija Turković, Dmitry Dedov, juges, et de André Wampach, greffier adjoint de section, a rendu un arrêt dans lequel, à l’unanimité, elle a déclaré la requête recevable et conclu à la non violation de l’article 10 de la Convention.
5. Le 8 janvier 2014, la société requérante a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 17 février 2014.
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
7. La société requérante et le Gouvernement ont chacun soumis des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement) sur le fond de l’affaire.
8. Par ailleurs, des observations écrites ont été reçues des organisations suivantes, que le président de la Grande Chambre avait autorisées à intervenir dans la procédure écrite en qualité de tierces parties (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement) : la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme, Article 19, Access, Media Legal Defence Initiative (MLDI) et les vingt-huit organisations qui lui sont associées, et, agissant conjointement, la European Digital Media Association (EDiMA), la Computer and Communications Industry Association (CCIA Europe) et EuroISPA, un groupement paneuropéen d’associations de prestataires de services Internet européens.
9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 9 juillet 2014 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :

pour le Gouvernement
Mmes M. KUURBERG, agente,
M. KAUR,
K. MÄGI, conseillères ;

pour la société requérante
M. V. OTSMANN,
Mme K. TURK, conseils.

La Cour a entendu M. Otsmann et Mmes Turk et Kuurberg en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses à des questions posées par les juges Ziemele, Spano, Raimondi, Villiger et Bianku.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10. La société requérante est une société anonyme (aktsiaselts) de droit estonien.

A. La genèse de l’affaire

11. La société requérante est propriétaire d’un portail d’actualités sur Internet, Delfi, qui publiait jusqu’à 330 articles par jour au moment où elle a introduit sa requête. Delfi est l’un des plus grands portails d’actualités sur Internet d’Estonie. Il publie dans ce pays des actualités en estonien et en russe et couvre aussi la Lettonie et la Lituanie.
12. Au moment des faits figuraient à la fin de chaque article la mention « Laissez un commentaire » ainsi que des champs pour le commentaire, le nom du commentateur et son adresse électronique (ce dernier champ étant optionnel). Sous ces champs se trouvaient deux boutons : « Publier le commentaire » et « Lire les commentaires ». Le bouton « Lire les commentaires » permettait d’accéder aux commentaires déposés par les autres internautes, qui se trouvaient dans une zone distincte de l’article. Les commentaires des internautes étaient mis en ligne automatiquement sans édition ni modération de la part de la société requérante. Les articles suscitaient environ 10 000 commentaires par jour, que les internautes publiaient pour la plupart sous un pseudonyme.
13. Il existait néanmoins un système de retrait sur notification : tout internaute pouvait marquer un commentaire du mot leim (qui désigne en estonien un message injurieux ou offensant ou un message incitant à la haine sur Internet), auquel cas le commentaire était supprimé promptement. De plus, il y avait un système de suppression automatique des commentaires contenant la racine de mots obscènes. Enfin, les personnes s’estimant victimes d’un commentaire diffamatoire pouvaient avertir directement la société requérante, qui supprimait alors immédiatement le commentaire.
14. La société requérante avait pris des mesures pour avertir les internautes que les commentaires diffusés sur le site ne reflétaient pas ses propres opinions et que les auteurs des commentaires étaient responsables de leur contenu. Elle avait en outre publié sur le site Delfi une « Charte des commentaires », où l’on pouvait lire ceci :

« Le forum Delfi est un moyen technique qui permet aux internautes de publier des commentaires. Delfi ne modifie pas les commentaires. Chacun est responsable de ses propres commentaires. Veuillez noter qu’il est déjà arrivé que les tribunaux estoniens sanctionnent des internautes à raison de la teneur de leur commentaire (…)
Delfi interdit les commentaires contraires aux bonnes pratiques, à savoir les commentaires qui :
– contiennent des menaces ;
– contiennent des insultes ;
– incitent à l’hostilité et à la violence ;
– incitent à commettre des actes illégaux (…)
– contiennent des liens hors sujet, des spams ou des publicités ;
– sont sans fondement et/ou hors sujet ;
– contiennent des obscénités ou des grossièretés (…)
Delfi se réserve le droit de retirer ces commentaires et de restreindre la possibilité pour leurs auteurs d’en publier d’autres (…) »

La charte expliquait aussi le fonctionnement du système de retrait sur notification.
15. Par ailleurs, le Gouvernement affirme qu’en Estonie, Delfi est connu pour publier des commentaires diffamatoires et dégradants. Il rapporte ainsi que, le 22 septembre 2005, l’hebdomadaire Eesti Ekspress a publié une lettre ouverte adressée par sa rédaction au ministre de la Justice, au procureur général et au Chancelier de justice dans laquelle il se serait déclaré préoccupé par les critiques méprisantes propagées sans cesse sur les sites web publics en Estonie. Dans cette lettre, Delfi aurait été mentionné en tant que source de railleries brutales et arrogantes. Les destinataires de la lettre ouverte y répondirent dans l’Eesti Ekspress du 29 septembre 2005. Le ministre de la Justice soulignait que les personnes outragées avaient le droit de défendre en justice leur honneur et leur réputation en engageant une action en dommages et intérêts contre Delfi. Le procureur général citait les motifs juridiques susceptibles de faire tomber sous le coup de la loi pénale les menaces, l’incitation à la haine sociale et les abus sexuels sur les mineurs, et il notait que la responsabilité à raison de faits de diffamation et d’injure relevait de la procédure civile. Le Chancelier de justice citait les règles de droit visant à garantir la liberté d’expression et la protection du droit de chacun à l’honneur et à la réputation, notamment les articles 1043 et 1046 de la loi sur les obligations (Võlaõigusseadus).

B. L’article et les commentaires publiés sur le portail d’actualités en ligne

16. Le 24 janvier 2006, la société requérante publia sur le portail Delfi un article intitulé « SLK brise une route de glace en formation ». Les routes de glace sont des routes publiques ouvertes en hiver sur la mer gelée en Estonie entre le continent et certaines îles. L’abréviation « SLK » désigne l’entreprise Saaremaa Laevakompanii SA (compagnie de navigation Saaremaa, une société anonyme). Cette entreprise assure une liaison maritime par ferry entre le continent et certaines îles. Au moment des faits, elle avait pour actionnaire unique ou majoritaire un dénommé L., qui était également membre de son conseil de surveillance.
17. Les 24 et 25 janvier 2006, l’article recueillit 185 commentaires. Une vingtaine d’entre eux contenaient des menaces personnelles et des insultes dirigées contre L.
18. Le 9 mars 2006, les avocats de L. demandèrent à la société requérante de retirer les commentaires injurieux et de verser à leur client la somme de 500 000 couronnes estoniennes (EEK), soit environ 32 000 euros (EUR), à titre d’indemnisation pour dommage moral. La demande concernait les vingt commentaires suivants :

« 1. 1/ il y a des courants dans la [V]äinameri
2/ les eaux libres sont plus proches des endroits dont vous parlez et la glace est plus fine.
Proposition : il n’y a qu’à faire comme en 1905, aller à [K]uressaare avec des bâtons et mettre [L.] et [Le.] dans un sac
2. sales enfoirés …
ils se vautrent déjà dans l’argent grâce à leur monopole et aux subventions publiques et maintenant ils commencent à avoir peur qu’on puisse aller pendant quelques jours dans les îles en voiture sans remplir leur porte-monnaie. brûle avec ton bateau, sale juif !
3. heureusement, les p’tits gars du web qui n’ont pas peur de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas sont toujours là malgré le projet de [La.]. allez, les gars, [L.] au four !
4. [petit L.] va te noyer
5. aha … [ça] m’étonnerait que ce soit un accident … bande de cons fdp
6. vaurien !!! [en russe]
7. Pas la peine de pleurnicher, il y a qu’à se le faire une bonne fois pour toutes, ce salaud, comme ça les autres (…) sauront ce qu’ils risquent, même eux n’ont qu’une seule toute petite vie.
8. (…) a sacrément raison. Un lynchage, ce serait un avertissement pour les autres [insulaires] et pour ceux qui se prennent pour des hommes. Comme ça, ça n’arrivera plus ! De toute façon, [L.] le mérite bien, pas vrai ?
9. « un homme bien vit longtemps, un gros nul vit un jour ou deux »
10. S’il y avait une route de glace, [on] pourrait économiser facilement 500 [EEK] pour une voiture pleine, fdp de [L.] t’as qu’à les payer, pourquoi tes ferries mettent 3 [heures] s’ils brisent si bien la glace, va plutôt briser la glace du port de Pärnu (…) espèce de macaque, je passerai [le détroit] de toute façon et si je me noie, ce sera ta faute
11. et personne ne peut remettre ces connards à leur place ?
12. habitants des îles de Saaremaa et Hiiumaa, réglez-lui son compte à cet abruti.
13. je me demande s’il ne va pas arriver quelque chose à [L.] à Saaremaa ? arnaquer son monde comme ça !
14. Ça va faire du bruit sur internet pendant quelques jours, mais ces escrocs (et les planqués que nous avons nous-mêmes élus pour nous représenter) n’en ont rien à faire de ce qu’on dit ici, ils empochent l’argent et c’est tout – tout le monde s’en fout.
[M.] et d’autres grands escrocs faisaient aussi leur loi avant, mais ils ont été rattrapés par leur cupidité (†). C’est aussi ce qui arrivera à ces escrocs-ci tôt ou tard. Ils récolteront ce qu’ils ont semé, mais il faut quand même les arrêter (et nous faire justice nous-mêmes, car l’état ne peut rien contre eux – c’est eux qui gouvernent en fait), parce qu’ils vivent au jour le jour. Après eux, le déluge.
15. un de ces jours, je m’en vais entarter [V.].
bon sang, dès qu’on met un chaudron sur le feu et que la fumée sort de la cheminée du sauna, les corbeaux de Saaremaa arrivent – ils croient (…) qu’on va égorger un porc. eh ben non
16. salopards !!!! l’Ofelia aussi a une certif[ication] glace, alors ça n’explique pas pourquoi on avait besoin du Ola !!!
17. Bien sûr, l’état estonien, dirigé par des raclures [et] financé par des raclures, ne fait rien pour empêcher ou sanctionner les agissements antisociaux des raclures. Mais bon, il y a une Saint-Michel pour chaque [L.] … et ce n’est pas comme pour les béliers. Vraiment désolé pour [L.] – c’est quand même un être humain … 😀 😀 😀
18. (…) si après ça [L.] était tout d’un coup en arrêt [de] maladie, et encore la prochaine fois qu’une route de glace est détruite (…) est-ce qu’il [oserait] se comporter comme un sagouin une troisième fois ? 🙂
19. quel enfoiré, ce [L.] … j’aurais pu rentrer bientôt chez moi avec ma puce … de toute façon sa compagnie n’assure même pas un service de ferry normal et c’est tellement cher … ça fait peur … on se demande quelles poches et quelles bouches il remplit pour continuer ses saloperies d’année en année
20. on ne fait pas du pain avec de la merde ; les journaux et internet laissent tout passer ; moi, juste pour le plaisir (en vérité, l’état et [L.] n’en ont rien à faire de ce que pensent les gens) … juste pour le plaisir, pas pour l’argent – [L.], je lui pisse dans l’oreille et je lui chie sur la tête. 🙂 »

19. La société requérante retira les commentaires injurieux le jour même, c’est-à-dire six semaines après leur publication.
20. Le 23 mars 2006, en réponse à la demande des avocats de L., elle informa celui-ci que les commentaires avaient été retirés en vertu de l’obligation de retrait sur notification mais qu’elle refusait de l’indemniser.

C. La procédure civile dirigée contre la société requérante

21. Le 13 avril 2006, L. engagea une action civile contre la société requérante devant le tribunal départemental de Harju.
22. À l’audience du 28 mai 2007, les représentants de la requérante arguèrent notamment que dans certains cas, telle l’affaire de la « Nuit de bronze » (des troubles de l’ordre public liés au déplacement de la statue du Soldat de bronze en avril 2007), Delfi avait retiré de cinq à dix mille commentaires par jour, dont certains de sa propre initiative.
23. Par un jugement du 25 juin 2007, le tribunal départemental rejeta l’action de L. Il considéra qu’en vertu de la loi sur les services de la société de l’information (Infoühiskonna teenuse seadus), fondée sur la directive sur le commerce électronique (directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur), la responsabilité de la société requérante ne pouvait être engagée. Il estima qu’il fallait distinguer la zone de commentaires de la zone journalistique du portail d’actualités de la société requérante et que, la société faisant de la zone de commentaires une administration de nature essentiellement mécanique et passive, elle ne pouvait être considérée comme la publicatrice des commentaires et n’avait pas non plus l’obligation de les surveiller.
24. L. contesta ce jugement devant la cour d’appel de Tallinn, qui statua en sa faveur le 22 octobre 2007, considérant que c’était à tort que le tribunal départemental avait conclu que la responsabilité de la société requérante n’était pas engagée en application de la loi sur les services de la société de l’information. La cour d’appel annula le jugement du tribunal départemental et lui renvoya l’affaire.
25. La société requérante forma un recours devant la Cour d’État, qui, le 21 janvier 2008, refusa de l’examiner.
26. Le 27 juin 2008, après avoir réexaminé l’affaire, le tribunal départemental de Harju statua en faveur de L. Conformément aux instructions de la cour d’appel, il s’appuya sur la loi sur les obligations et déclara la loi sur les services de la société de l’information inapplicable. Il observa que la société requérante avait affiché sur son site Internet une note avertissant que les commentaires n’étaient pas édités, qu’il était interdit de déposer des commentaires contraires aux bonnes pratiques et qu’elle se réservait le droit de retirer pareils commentaires. Il nota également qu’elle appliquait un système permettant aux internautes de l’avertir de la présence de commentaires inappropriés. Le tribunal considéra toutefois que ces mesures étaient insuffisantes et ne permettaient pas de protéger correctement les droits de la personnalité des tiers. Il conclut que la société requérante devait être considérée comme la publicatrice des commentaires et qu’elle ne pouvait décliner sa responsabilité quant à leur contenu en publiant une clause limitative à cet égard.
27. Le tribunal départemental estima que l’article publié sur le portail d’actualités Delfi était en lui-même équilibré, mais qu’un certain nombre de commentaires étaient grossiers, humiliants et diffamatoires et portaient atteinte à l’honneur de L., à sa dignité et à sa réputation. Il jugea que ces commentaires dépassaient les limites de la critique justifiée et constituaient purement et simplement des injures. Il conclut qu’ils n’étaient donc pas protégés par la liberté d’expression et qu’il y avait eu violation des droits de la personnalité de L., à qui il octroya des dommages et intérêts d’un montant de 5 000 EEK (320 EUR) pour préjudice moral.
28. Le 16 décembre 2008, la cour d’appel de Tallinn confirma le jugement du tribunal départemental. Elle précisa que la société requérante n’avait pas l’obligation de contrôler en amont les commentaires déposés sur son portail d’actualités mais que, puisqu’elle avait choisi de ne pas le faire, elle aurait dû mettre en place un autre système efficace garantissant en pratique le retrait rapide des commentaires à caractère illicite qui y étaient publiés. Elle considéra que les mesures prises par la société requérante n’étaient pas suffisantes et qu’il était contraire au principe de bonne foi de faire reposer la charge de la surveillance des commentaires sur leurs victimes potentielles.
29. La cour d’appel rejeta l’argument de la société requérante consistant à dire qu’en vertu de la loi sur les services de la société de l’information, sa responsabilité ne pouvait être engagée. Elle jugea en effet que Delfi n’était pas un simple intermédiaire s’agissant des commentaires et que son rôle ne revêtait pas un caractère purement technique, automatique et passif puisque le site invitait les internautes à commenter les articles. Elle conclut donc que la société requérante était un prestataire de services de contenu et non de services techniques.
30. La société requérante contesta cet arrêt devant la Cour d’État, qui la débouta le 10 juin 2009. La haute juridiction confirma l’arrêt de la cour d’appel quant au fond, mais en réforma en partie le raisonnement.
31. Elle déclara notamment ce qui suit :

« 10. La chambre [de la Cour d’État] juge que les moyens exposés dans le recours ne permettent pas d’infirmer l’arrêt de la cour d’appel. La conclusion à laquelle celle ci est parvenue dans son arrêt est correcte, mais le raisonnement juridique qu’elle a suivi doit être modifié et complété sur la base de l’article 692 § 2 du code de procédure civile.
11. Les parties ne contestent pas les éléments suivants :
– le 24 janvier 2006, la défenderesse a publié sur son portail Internet « Delfi » un article intitulé « SLK brise une route de glace en formation » ;
– la défenderesse donnait aux internautes visitant le portail Internet la possibilité de commenter les articles ;
– parmi les commentaires publiés [avaldatud ] sur ledit article, vingt d’entre eux dénigraient le demandeur [L.] ;
– la défenderesse a retiré ces vingt commentaires après réception de la lettre du demandeur datée du 9 mars 2006.
12. La controverse juridique entre les parties porte sur la question de savoir si la défenderesse a publié ces commentaires en qualité de professionnel au sens de la loi sur les obligations, si ces commentaires sont illicites de par leur contenu, et si la défenderesse est responsable de la publication de commentaires illicites.
13. La chambre conclut comme la cour d’appel que les circonstances excluant la responsabilité énoncées à l’article 10 de la loi SSI [loi sur les services de la société de l’information] ne sont pas applicables dans le cas de la défenderesse.

En vertu de l’article 2 § 6 de la loi sur les règles et normes techniques, un service de la société de l’information est un service visé à l’article 2 § 1 de la loi SSI. Selon cette disposition, les « services de la société de l’information » sont des services fournis sous la forme d’activités économiques ou professionnelles en réponse à une demande directe du destinataire de ces services sans que les parties ne soient simultanément présentes au même endroit, et ils impliquent le traitement, le stockage ou la transmission de données par des moyens électroniques destinés au traitement et au stockage numériques de données. Dès lors, pour qu’il y ait prestation de services de la société de l’information il faut que les services en question soient fournis en dehors de la présence physique des parties, que les données soient transmises par des moyens électroniques, et que le service soit fourni à titre onéreux à la demande de l’utilisateur du service.

Les articles 8 à 11 de la loi SSI définissent la responsabilité des prestataires des différents services de la société de l’information. L’article 10 énonce que, en cas de fourniture d’un service consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire du service n’est pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition que : 1) il n’ait pas effectivement connaissance de la teneur de l’information et, en ce qui concerne une demande en dommages et intérêts, il n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances faisant apparaître l’existence d’informations ou d’activités illicites ; 2) il agisse promptement dès qu’il prend connaissance ou conscience de tels faits pour retirer ou bloquer le contenu concerné. La disposition en question s’applique donc lorsque le service fourni consiste à stocker des données sur un serveur [du prestataire de services] et à ouvrir aux utilisateurs l’accès à ces données. Sous réserve des conditions énoncées dans cet article, la responsabilité du prestataire d’un tel service ne peut être engagée à raison de la teneur du contenu qu’il stocke, car ce prestataire ne joue qu’un rôle d’intermédiaire au sens de la disposition susvisée, et ne crée ni ne modifie le contenu.

La loi sur les services de la société de l’information reprenant la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (directive sur le commerce électronique), il faut aussi, pour en interpréter les dispositions, prendre en compte les principes et objectifs de cette directive. Les articles 12 à 15 de celle-ci, qui forment la base des articles 8 à 11 de la loi SSI, sont complétés par le considérant 42 du préambule, selon lequel les dérogations en matière de responsabilité posées aux articles 12 à 15 ne couvrent que les cas où l’activité du prestataire de services de la société de l’information est limitée au processus technique d’exploitation et de fourniture d’un accès à un réseau de communication sur lequel les informations fournies par des tiers sont transmises ou stockées temporairement dans le seul but d’améliorer l’efficacité de la transmission ; cette activité revêt un caractère purement technique, automatique et passif, ce qui implique que le prestataire de services de la société de l’information ne connaît ni ne contrôle les informations transmises ou stockées. Partant, les prestataires de services dits « de contenu » qui contrôlent la teneur des informations stockées ne peuvent invoquer les dérogations prévues aux articles 12 à 15 de la directive.

La chambre [de la Cour d’État] considère comme la cour d’appel que les activités de la défenderesse lorsqu’elle publie des commentaires ne revêtent pas un caractère purement technique, automatique et passif. L’objectif de la défenderesse n’est pas simplement la prestation d’un service d’intermédiaire. Elle a intégré la zone de commentaires dans son portail d’actualités, invitant les visiteurs du site à enrichir les actualités de leurs propres jugements [hinnangud] et opinions (commentaires). Dans cette zone, elle appelle activement les internautes à commenter les actualités apparaissant sur le portail. Le nombre de visites que celui-ci reçoit dépend du nombre de commentaires ; les revenus tirés des publicités qui y sont publiées dépendent eux mêmes du [nombre de visites]. Ainsi, la publication de commentaires représente pour la défenderesse un intérêt économique. Le fait qu’elle ne les rédige pas elle même ne signifie pas qu’elle n’ait pas de contrôle sur la zone des commentaires. Elle fixe les règles auxquelles cette zone est soumise et la modifie (en retirant certains commentaires) si ces règles sont enfreintes. À l’inverse, les internautes ne peuvent pas modifier ou supprimer les commentaires qu’ils ont publiés. Ils peuvent seulement signaler les commentaires inappropriés. Ainsi, la défenderesse peut choisir quels commentaires seront publiés et lesquels ne le seront pas. Ce n’est pas parce qu’elle ne fait pas usage de cette possibilité qu’il faut en conclure qu’elle ne contrôle pas la publication des commentaires. La chambre considère comme la cour d’appel que la défenderesse, qui régit les données stockées dans la zone de commentaires, fournit un service de contenu, raison pour laquelle les circonstances excluant la responsabilité énoncées à l’article 10 de la loi SSI ne s’appliquent pas en l’espèce.

14. Il n’est pas contesté que la défenderesse a publié sur le portail Internet Delfi le 24 janvier 2006 un article intitulé « SLK brise une route de glace en formation ». Le tribunal départemental a jugé qu’il y avait lieu de considérer qu’elle était également la publicatrice des commentaires relatifs à cet article. Se ralliant à cet avis, la cour d’appel a jugé que le fait que la défenderesse s’estimait victime d’une violation du droit à la liberté d’expression montrait qu’elle considérait que c’était elle qui avait publié les commentaires, et non leurs auteurs. De l’avis de la chambre [de la Cour d’État], tant la défenderesse que les auteurs des commentaires en sont en l’espèce les publicateurs au sens de la loi sur les obligations. Le demandeur est libre de choisir la partie contre laquelle il souhaite diriger son action. Or en l’espèce, il a choisi de poursuivre la défenderesse [Delfi].

La chambre a donné la définition des termes « révélation » et « révélateur » au paragraphe 24 de l’arrêt qu’elle a rendu le 21 décembre 2005 dans l’affaire civile no 3 2 1-95-05. Elle a alors dit que, aux fins de l’article 1047 de la loi sur les obligations, on devait entendre par « révélation » [avaldamine] la communication d’informations à des tiers, et par « révélateur » la personne qui communique des informations à des tiers. Elle a précisé que dans le cas de la publication [avaldamine] d’informations dans les médias, le publicateur/révélateur [avaldaja] pouvait être aussi bien l’entreprise de médias que la personne qui lui avait transmis les informations en question. La publication d’actualités et de commentaires sur un portail Internet est aussi une activité journalistique [ajakirjanduslik tegevus]. Cependant, la nature des médias sur Internet [Internetiajakirjandus] fait que l’on ne peut raisonnablement exiger d’un exploitant de portail qu’il édite les commentaires avant de les publier comme si son site était une publication de la presse écrite [trükiajakirjanduse väljaanne]. Si l’éditeur [väljaandja] [d’une publication de la presse écrite] est, parce qu’il les soumet à un contrôle éditorial, à l’origine de la publication des commentaires, sur un portail Internet en revanche, ce sont les auteurs des commentaires qui sont à l’origine de leur publication et qui les rendent accessibles au grand public par l’intermédiaire du portail. L’exploitant du portail n’est donc pas la personne à qui l’information est révélée. Néanmoins, en raison de l’intérêt économique que représente pour eux la publication des commentaires, aussi bien l’éditeur [väljaandja] de publications imprimées que l’exploitant d’un portail Internet sont les publicateurs/révélateurs [avaldajad] de ces commentaires en qualité de professionnels.

Dans les affaires concernant un jugement de valeur [väärtushinnang] qui dénigre une personne et porte préjudice à son honneur et à sa réputation, il est sans pertinence aux fins de déterminer ce que sont la publication/révélation et le publicateur/révélateur que le jugement de valeur découle des informations publiées/révélées ou qu’il soit négatif en raison de sa signification propre (…). Ainsi, la publication/révélation est constituée en pareil cas par la communication à des tiers d’un jugement de valeur (article 1046 § 1 de la loi sur les obligations) et/ou d’informations qui permettent de porter un jugement de valeur sur une personne ; et toute personne qui communique pareils jugements [hinnangud] et informations à un tiers en est la publicatrice/révélatrice. En l’espèce, les commentaires ont été rendus accessibles à un nombre illimité de personnes (le grand public).

15. En réponse aux moyens invoqués par [Delfi] au soutien de son pourvoi, à savoir que la cour d’appel aurait fait une application erronée de l’article 45 de la Constitution en ce qu’elle se serait appuyée pour justifier l’ingérence portée dans l’exercice de la liberté d’expression sur le principe de bonne foi et non sur le droit, et que le retrait d’un commentaire du portail porterait atteinte à la liberté d’expression de la personne ayant déposé le commentaire, la chambre explique ce qui suit.

L’exercice de tout droit fondamental est encadré par l’article 19 § 2 de la Constitution, qui dispose que chacun doit honorer et respecter les droits et libertés d’autrui et doit se conformer à la loi dans l’exercice de ses propres droits et libertés et dans l’accomplissement de ses obligations. La première phrase du paragraphe 1 de l’article 45 de la Constitution énonce le droit de chacun à la liberté d’expression, c’est-à-dire le droit de diffuser des informations de toute teneur, de quelque manière que ce soit. Ce droit est toutefois restreint par l’interdiction de porter une atteinte diffamatoire à l’honneur et à la réputation d’autrui telle qu’énoncée dans la Constitution (article 17). La chambre estime qu’en cas de conflit entre la liberté d’expression, d’une part, et l’honneur et la réputation, d’autre part, il faut tenir compte du fait que l’article 17 de la Constitution, qui a la forme d’une négation, n’exclut pas totalement toute restriction du droit à l’honneur et à la réputation, mais se borne à interdire la diffamation (article 1046 de la loi sur les obligations). En d’autres termes, il ne serait pas conforme à la Constitution de méconnaître cette interdiction (article 11 de la Constitution). La deuxième phrase du paragraphe 1 de l’article 45 de la Constitution dispose que la loi peut restreindre la liberté d’expression afin de protéger le droit à l’honneur et à la réputation.

On peut considérer que les dispositions suivantes de la loi sur les obligations restreignent la liberté d’expression dans l’intérêt de la protection du droit à l’honneur et à la réputation : l’article 1045 § 1 al. 4, l’article 1046 § 1, l’article 1047 §§ 1, 2 et 4, l’article 1055 §§ 1 et 2, et l’article 134 § 2. Le tribunal départemental a jugé que l’atteinte à l’honneur du demandeur n’était pas justifiée et qu’elle était donc illégale, les commentaires ne débattant pas du sujet d’actualité mais consistant simplement à insulter le demandeur pour le rabaisser. La cour d’appel a souscrit à cette opinion. La chambre estime quant à elle que si l’on interprète conformément à la Constitution l’article 1046 de la loi sur les obligations, on doit conclure qu’il est illégal de porter atteinte à l’honneur d’une personne. L’appréciation juridique que les juridictions [inférieures] ont faite des vingt commentaires dénigrants est fondée. C’est à bon droit qu’elles ont conclu que ces commentaires étaient diffamatoires car ils étaient grossiers et attentatoires à la dignité humaine et contenaient des menaces.

Contrairement à la cour d’appel, la chambre [de la Cour d’État] ne considère pas que le retrait des commentaires illicites attentatoires aux droits de la personnalité du demandeur n’a pas entraîné d’ingérence dans l’exercice par les auteurs de ces commentaires de leur liberté d’expression. Elle estime que l’application de toute mesure restreignant un droit fondamental de quelque manière que ce soit peut être considérée comme une ingérence dans l’exercice de ce droit fondamental. Cependant, l’ingérence portée par un exploitant professionnel de portail Internet dans l’exercice de leur liberté d’expression par les personnes déposant des commentaires est justifiée par l’obligation de respecter l’honneur et la réputation des tiers que font peser sur lui la Constitution (article 17) et la loi (article 1046 de la loi sur les obligations), d’une part, et par son obligation de faire en sorte de ne pas causer de préjudice à autrui (article 1045 § 1 al. 4 de la loi sur les obligations), d’autre part.

16. La cour d’appel a jugé que, de par leur teneur, les commentaires, qui étaient formulés en termes déplacés, étaient illicites. Les jugements de valeur (…) constituent des propos inappropriés lorsqu’il apparaît à l’évidence à un lecteur sensé que leur signification est grossière et qu’elles visent à porter atteinte à la dignité humaine et à tourner une personne en ridicule. Les commentaires ne comportaient aucun contenu de nature à exiger une vérification excessivement lourde à l’initiative de l’exploitant du portail. L’allégation de la défenderesse selon laquelle elle n’avait pas et n’était pas censée avoir connaissance du caractère illicite de ces commentaires est donc infondée.

En raison de son obligation légale de faire en sorte de ne pas porter préjudice à autrui, la défenderesse aurait dû empêcher la publication de commentaires clairement illicites de par leur teneur. Or elle n’en a rien fait. En vertu de l’article 1047 § 3 de la loi sur les obligations, la révélation d’informations ou de propos n’est pas considérée comme illicite si l’émetteur ou le destinataire des informations ou propos a un intérêt légitime à leur révélation, et si l’émetteur les a vérifiés avec un soin correspondant à la gravité de l’atteinte susceptible d’en résulter. Cependant, la publication de jugements de valeur formulés en termes déplacés et portant atteinte à l’honneur d’un tiers ne peut être justifiée par l’invocation des circonstances énoncées dans cette disposition : pareils jugements ne découlent pas d’informations révélées mais sont créés et publiés dans le but de porter atteinte à l’honneur et à la réputation de leur cible. La publication de commentaires de nature clairement illicite est donc elle-même illicite. Par ailleurs, une fois les commentaires publiés, la défenderesse, qui aurait dû être consciente de leur teneur illicite, ne les a pas retirés du portail de sa propre initiative. Dans ces conditions, les juges ne se sont pas montrés déraisonnables en jugeant son inertie illicite. La défenderesse est donc responsable du préjudice causé au demandeur, les tribunaux ayant établi qu’elle n’avait pas prouvé qu’elle n’avait pas commis de faute [süü] (article 1050 § 1 de la loi sur les obligations). »

D. Les événements ultérieurs

32. Le 1er octobre 2009, Delfi annonça sur son portail Internet que les personnes ayant laissé des commentaires injurieux ne pourraient pas déposer de nouveaux commentaires avant d’avoir lu et accepté la Charte des commentaires, et que la direction avait mis en place une équipe de modérateurs qui pratiquait une modération a posteriori des commentaires publiés sur le portail. Ces modérateurs passaient en revue toutes les notifications d’internautes signalant des commentaires inappropriés. Ils contrôlaient également le respect de la Charte des commentaires. Selon les informations publiées sur le site, en août 2009, les internautes y avaient déposé 190 000 commentaires, les modérateurs en avaient retiré 15 000 (environ 8 %), principalement des spams ou des commentaires sans pertinence, et moins de 0,5 % du nombre total de commentaires déposés étaient diffamatoires.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

33. La Constitution de la République d’Estonie (Eesti Vabariigi põhiseadus) dispose, en ses articles pertinents :

Article 17

« Nul ne doit subir d’atteinte diffamatoire à son honneur ou à sa réputation. »

Article 19

« 1) Chacun a le droit de se réaliser librement.
2) Chacun doit faire preuve de respect et de considération pour les droits et libertés d’autrui et respecter la loi dans l’exercice de ses droits et libertés et l’accomplissement de ses obligations. »

Article 45

« 1) Chacun a le droit de diffuser librement des idées, des opinions, des convictions et des informations oralement, par écrit, par l’image ou par tout autre moyen. Ce droit peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi afin de protéger l’ordre public, la morale, ainsi que les droits et libertés, la santé, l’honneur et la réputation d’autrui. En outre, l’exercice de ce droit par les fonctionnaires de l’État ou des collectivités territoriales peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi afin de protéger les secrets d’État et les secrets industriels ainsi que les informations communiquées à titre confidentiel dont ces agents ont connaissance du fait de leurs fonctions, afin de protéger la vie privée et familiale d’autrui, ou dans l’intérêt de la justice.

2) Il ne peut y avoir de censure. »

34. L’article 138 de la loi sur les principes généraux du code civil (Tsiviilseadustiku üldosa seadus) dispose que les droits sont exercés et les obligations accomplies de bonne foi. Nul ne peut exercer un droit de manière illégitime ou dans le but de causer un préjudice à autrui.
35. Le paragraphe 2 de l’article 134 de la loi sur les obligations (Võlaõigusseadus) est ainsi libellé :

« Lorsque naît l’obligation de réparer un préjudice découlant de (…) la violation d’un droit de la personnalité, notamment d’un acte de diffamation, la personne à laquelle incombe l’obligation n’indemnise la personne lésée d’un préjudice moral que si la gravité de la violation le justifie, notamment en cas de blessure physique ou morale. »

36. L’article 1043 de la loi sur les obligations dispose que celui (l’auteur du dommage) qui cause d’une manière illicite un dommage à autrui (la victime) est tenu de le réparer si ce dommage découle de sa responsabilité pour faute (süü) ou de sa responsabilité simple.
37. En vertu de l’article 1045 de la loi sur les obligations, un dommage est causé de manière illicite notamment s’il résulte de la violation d’un droit de la personnalité de la victime.
38. La loi sur les obligations renferme d’autres dispositions pertinentes :

Article 1046 – Illicéité de l’atteinte aux droits de la personnalité

« 1) Sauf disposition contraire de la loi, commet un acte illicite toute personne qui porte atteinte à l’honneur d’une autre, notamment en exprimant sur elle un jugement de valeur indu, en utilisant de manière injustifiée son nom ou son image ou en portant atteinte à son égard à l’inviolabilité de la vie privée ou d’un autre droit de la personnalité. Pour établir l’illicéité, il faut tenir compte de la nature de l’atteinte portée, de sa motivation et de sa gravité relativement au but poursuivi.

2) L’atteinte à un droit de la personnalité n’est pas illicite si elle est justifiée au regard d’autres droits protégés par la loi et des droits de tiers ou de l’intérêt public. En pareil cas, l’illicéité est établie à l’issue d’une appréciation comparative des différents droits et intérêts protégés par la loi. »

Article 1047 – Illicéité de la révélation d’informations inexactes

« 1) Commet un acte illicite toute personne qui porte atteinte aux droits de la personnalité d’un tiers ou interfère dans ses activités économiques ou professionnelles en révélant [avaldamine] des informations inexactes, incomplètes ou trompeuses le concernant ou concernant ses activités, à moins qu’elle ne prouve que, au moment où elle a révélé les informations en question, elle ne savait pas et n’était pas censée savoir que celles-ci étaient inexactes ou incomplètes.

2) Est présumée commettre un acte illicite toute personne qui émet des propos portant atteinte à l’honneur ou risquant de nuire à la situation économique d’autrui, à moins qu’elle ne prouve la véracité de ces propos.

3) Nonobstant les dispositions des paragraphes 1) et 2) du présent article, l’émission d’informations ou de propos n’est pas considérée comme illicite si l’émetteur ou le destinataire des informations ou propos a un intérêt légitime à leur révélation, et si l’émetteur les a vérifiés avec un soin correspondant à la gravité de l’atteinte susceptible d’en résulter.

4) En cas de révélation d’informations inexactes, la victime peut exiger que l’auteur de la révélation démente ces informations ou publie un rectificatif à ses frais, que la révélation ait été illicite ou non. »

Article 1050 – Responsabilité pour faute [süü]

« 1) Sauf disposition contraire de la loi, la responsabilité de l’auteur d’un dommage est écartée s’il prouve que le dommage n’est pas arrivé par sa faute [süü].

2) La situation, l’âge, le niveau d’éducation, les connaissances, les capacités et les autres éléments caractérisant la personne sont pris en compte pour déterminer si elle a commis une faute [süü] aux fins du présent chapitre.

3) Si plusieurs personnes sont responsables d’un dommage et obligées de le réparer et que, légalement, l’une ou plusieurs d’entre elles sont tenues de réparer ce dommage pour l’avoir causé de manière illicite, avec ou sans faute de leur part, le caractère répréhensible du comportement et la forme de faute des différentes personnes dont la responsabilité est engagée sont pris en compte pour la répartition entre elles de l’obligation de réparer le dommage. »

Article 1055 – Interdiction des actes dommageables

« 1) Si une personne cause un dommage illicite de manière continue ou menace de causer un dommage illicite, la victime ou la personne menacée a le droit d’exiger la cessation de la conduite qui cause le dommage ou de la menace d’une telle conduite. En cas de dommage corporel, d’atteinte à la santé ou d’atteinte à l’inviolabilité de la vie privée ou à d’autres droits de la personnalité, il peut être exigé notamment qu’il soit interdit à l’auteur du dommage de s’approcher de certaines personnes (ordonnance restrictive), que l’usage d’un logement ou de communications soit encadré ou que d’autres mesures semblables soient appliquées.

2) Le droit d’exiger la cessation de la conduite qui cause le dommage, énoncé au paragraphe 1 du présent article, ne s’applique pas si l’on peut raisonnablement considérer que cette conduite relève d’un comportement tolérable dans les relations humaines ou si elle répond à un intérêt public important. En pareils cas, la victime a le droit de demander une indemnisation des dommages causés de manière illicite.

(…) »

39. La loi sur les services de la société de l’information (Infoühiskonna teenuse seadus) dispose :

Article 8 – Responsabilité limitée en cas de simple transmission d’informations ou
de simple fourniture d’accès à un réseau public de communication de données

« 1) En cas de fourniture d’un service consistant seulement à transmettre sur un réseau public de communication de données des informations fournies par le destinataire du service, ou à fournir un accès à un réseau public de communication de données, le prestataire de services n’est pas responsable des informations transmises, à condition qu’il :

1. ne soit pas à l’origine de la transmission ;

2. ne sélectionne pas le destinataire de la transmission ; et

3. ne sélectionne et ne modifie pas les informations faisant l’objet
de la transmission.

2) Les activités de transmission et de fourniture d’accès visées au paragraphe 1 du présent article englobent le stockage automatique, intermédiaire et transitoire des informations transmises, pour autant que ce stockage serve exclusivement à l’exécution de la transmission sur le réseau public de communication de données et que sa durée n’excède pas le temps raisonnablement nécessaire à la transmission.»

Article 9 – Responsabilité limitée en cas de stockage temporaire
d’informations dans la mémoire en cache

« 1) En cas de fourniture d’un service consistant à transmettre sur un réseau public de communication de données des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire n’est pas responsable au titre du stockage automatique, intermédiaire et temporaire de ces informations si la méthode de transmission concernée nécessite de stocker les informations dans la mémoire en cache pour des raisons techniques et que le seul but de cette procédure est de rendre plus efficace la transmission ultérieure des informations à la demande d’autres destinataires du service, à condition que :

1. le prestataire ne modifie pas l’information ;

2. le prestataire se conforme aux conditions d’accès à l’information ;

3. le prestataire se conforme aux règles concernant la mise à jour de l’information, indiquées d’une manière largement reconnue et utilisées par les entreprises ;

4. le prestataire n’entrave pas l’utilisation licite de la technologie, largement reconnue et utilisée par l’industrie, dans le but d’obtenir des données sur l’utilisation de l’information ;

5. le prestataire agisse promptement pour retirer l’information qu’il a stockée ou pour en rendre l’accès impossible dès qu’il a effectivement connaissance de ce que l’information à l’origine de la transmission a été retirée du réseau, que l’accès à cette information a été rendu impossible, ou que ce retrait a été ordonné par un tribunal, par la police ou par une autorité administrative. »

Article 10 – Responsabilité limitée en cas de fourniture
d’un service de stockage de l’information

« 1) En cas de fourniture d’un service consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire n’est pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition que :

1. le prestataire n’ait pas effectivement connaissance de la teneur de l’information et, en ce qui concerne une demande en dommages et intérêts, il n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances faisant apparaître l’existence d’informations ou d’activités illicites ;

2. le prestataire, dès le moment où il a connaissance de faits visés au point 1 du présent paragraphe, agisse promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible.

2) Le paragraphe 1 du présent article ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l’autorité ou le contrôle du prestataire. »

Article 11 – Absence d’obligation de contrôle

« 1) Les prestataires de services visés aux articles 8 à 10 de la présente loi ne sont pas tenus de contrôler les informations dont ils n’assurent que la transmission, auxquelles ils donnent simplement accès, qu’ils stockent temporairement dans la mémoire en cache ou qu’ils stockent à la demande du destinataire du service. Ils ne sont pas non plus tenus de rechercher activement des informations ou des circonstances indiquant la présence d’une activité illicite.

2) Les dispositions du paragraphe 1 du présent article ne restreignent pas le droit des agents de contrôle de demander au prestataire de services la divulgation de ces informations.

3) Les prestataires de services sont tenus d’informer promptement les autorités de contrôle compétentes des allégations selon lesquelles des destinataires de leurs services visés aux articles 8 à 10 de la présente loi exerceraient des activités illicites ou publieraient des contenus illicites, et de communiquer aux autorités compétentes les informations permettant d’identifier les destinataires de leurs services avec lesquels ils ont conclu un accord d’hébergement.

(…) »

40. Les articles 244 et suivants du code de procédure civile (Tsiviilkohtumenetluse seadustik) prévoient une procédure d’administration de preuves avant le procès (eeltõendamismenetlus), dans le cadre de laquelle des éléments de preuve peuvent être recueillis avant le début de la procédure judiciaire s’il y a lieu de penser qu’elles risquent de disparaître ou que leur utilisation ultérieure risque de se révéler difficile.
41. Dans un arrêt du 21 décembre 2005 (affaire no 3-2-1-95-05), la Cour d’État a jugé que, aux fins de l’article 1047 de la loi sur les obligations, on devait entendre par révélation (avaldamine) la communication d’informations à des tiers. Dès lors, une personne communiquant des informations à un éditeur de médias (meediaväljaanne) pouvait être qualifiée de révélatrice (avaldaja) même si elle n’était pas la publicatrice de l’article (ajaleheartikli avaldaja). La haute juridiction a confirmé cette position dans ses arrêts ultérieurs, par exemple dans un arrêt du 21 décembre 2010 (affaire no 3 2 1-67-10).
42. Dans plusieurs affaires internes de diffamation, les actions ont été engagées contre plusieurs parties, par exemple contre l’éditeur du journal et l’auteur de l’article (arrêt de la Cour d’État du 7 mai 1998, affaire no 3 2 1-61-98), ou contre l’éditeur du journal et la personne dont le journal rapportait les propos (arrêt de la Cour d’État du 1er décembre 1997, affaire no 3-2-1-99-97). Dans d’autres, elles étaient dirigées contre l’éditeur du journal seulement (arrêt de la Cour d’État du 30 octobre 1997, affaire no 3 2-1-123-97, et arrêt du 10 octobre 2007, affaire no 3-2-1-53-07).
43. Depuis l’arrêt rendu par la Cour d’État le 10 juin 2009 en l’affaire no 3-2-1-43-09, qui a donné naissance à la présente espèce, plusieurs juridictions du fond ont tranché de la même manière la question de la responsabilité au titre des commentaires relatifs à des articles d’actualité en ligne. Ainsi, dans un arrêt du 21 février 2012 (affaire no 2-08-76058), la cour d’appel de Tallinn a confirmé le jugement par lequel, statuant sur une action en diffamation engagée contre l’éditeur d’un journal, la juridiction de première instance avait jugé l’éditeur responsable des commentaires diffamatoires déposés par les lecteurs du journal dans la zone de commentaires de son site Internet. Les juges ont ainsi considéré que l’éditeur était un prestataire de services de contenu. Ils ont rejeté sa demande de saisine préjudicielle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), estimant que, de toute évidence, l’éditeur ne répondait pas aux critères en vertu desquels l’exploitant pouvait être considéré comme un prestataire de services passif au sens de l’interprétation posée par la CJUE et par la Cour d’État, et que les règles à appliquer en l’espèce étaient suffisamment claires. Ils ont donc jugé inutile de solliciter d’autres indications auprès de la CJUE. Ils ont aussi relevé qu’en vertu de l’arrêt que celle-ci avait rendu le 23 mars 2010 (affaires jointes C 236/08 à C 238/08 Google France et Google, Rec. 2010 p. I 2417), il appartenait aux juridictions nationales de déterminer si le rôle exercé par le prestataire de services était neutre, c’est-à-dire si son comportement était purement technique, automatique et passif, impliquant une absence de connaissance ou de contrôle des données stockées par lui. Ils ont considéré que tel n’était pas le cas dans l’affaire dont ils étaient saisis. Quant aux commentaires diffamatoires en eux-mêmes, l’éditeur les avait déjà supprimés au moment du prononcé de l’arrêt : les juges ne statuèrent donc pas sur ce point, et ils rejetèrent la demande d’indemnisation pour dommage moral introduite par le demandeur. Un autre arrêt analogue a été rendu le 27 juin 2013 dans l’affaire no 2-10-46710 : là encore, dans une affaire qui concernait des commentaires diffamatoires déposés par les visiteurs d’un portail d’actualités sur Internet, la cour d’appel de Tallinn a jugé le portail responsable et rejeté la demande d’indemnisation pour dommage moral.

III. INSTRUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Conseil de l’Europe

44. Le 28 mai 2003, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté, à la 840e réunion des Délégués des Ministres, la Déclaration sur la liberté de la communication sur l’Internet. En ses parties pertinentes, cette déclaration se lit ainsi :

« Les États membres du Conseil de l’Europe,

(…)

Convaincus également qu’il est nécessaire de limiter la responsabilité des fournisseurs de services qui font office de simples transporteurs ou, de bonne foi, donnent accès aux contenus émanant de tiers ou les hébergent ;

Rappelant à ce sujet la Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique ») ;

Soulignant que la liberté de communication sur l’Internet ne devrait pas porter atteinte à la dignité humaine, aux droits de l’homme ni aux libertés fondamentales d’autrui, tout particulièrement des mineurs ;

Considérant qu’un équilibre doit être trouvé entre le respect de la volonté des usagers de l’Internet de ne pas divulguer leur identité et la nécessité pour les autorités chargées de l’application de la loi de retrouver la trace des responsables d’actes délictueux ;

(…)

Déclarent qu’ils cherchent à se conformer aux principes suivants dans le domaine de la communication sur l’Internet :

Principe 1 : Règles à l’égard des contenus sur l’Internet

Les États membres ne devraient pas soumettre les contenus diffusés sur l’Internet à des restrictions allant au-delà de celles qui s’appliquent à d’autres moyens de diffusion de contenus.

(…)

Principe 3 : Absence de contrôle préalable de l’État

Les autorités publiques ne devraient pas, au moyen de mesures générales de blocage ou de filtrage, refuser l’accès du public à l’information et autres communications sur l’Internet, sans considération de frontières. Cela n’empêche pas l’installation de filtres pour la protection des mineurs, notamment dans des endroits accessibles aux mineurs tels que les écoles ou les bibliothèques.

À condition que les garanties de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales soient respectées, des mesures peuvent être prises pour supprimer un contenu Internet clairement identifiable ou, alternativement, faire en sorte de bloquer son accès si les autorités nationales compétentes ont pris une décision provisoire ou définitive sur son caractère illicite.

(…)

Principe 6 : Responsabilité limitée des fournisseurs de services
pour les contenus diffusés sur l’Internet

Les États membres ne devraient pas imposer aux fournisseurs de services l’obligation générale de surveiller les contenus diffusés sur l’Internet auxquels ils donnent accès, qu’ils transmettent ou qu’ils stockent, ni celle de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites.

Les États membres devraient veiller à ce que les fournisseurs de services ne soient pas tenus pour responsables des contenus diffusés sur l’Internet lorsque leur fonction se limite, selon la législation nationale, à transmettre des informations ou à donner accès à l’Internet.

Si les fonctions des fournisseurs de services sont plus larges et qu’ils stockent des contenus émanant d’autres parties, les États membres peuvent les tenir pour coresponsables dans l’hypothèse où ils ne prennent pas rapidement des mesures pour supprimer ou pour bloquer l’accès aux informations ou aux services dès qu’ils ont connaissance, comme cela est défini par le droit national, de leur caractère illicite ou, en cas de plainte pour préjudice, de faits ou de circonstances révélant la nature illicite de l’activité ou de l’information.

En définissant, dans le droit national, les obligations des fournisseurs de services telles qu’énoncées au paragraphe précédent, une attention particulière doit être portée au respect de la liberté d’expression de ceux qui sont à l’origine de la mise à disposition des informations, ainsi que du droit correspondant des usagers à l’information.

Dans tous les cas, les limitations de responsabilité susmentionnées ne devraient pas affecter la possibilité d’adresser des injonctions lorsque les fournisseurs de services sont requis de mettre fin à ou d’empêcher, dans la mesure du possible, une violation de la loi.

Principe 7 : Anonymat

Afin d’assurer une protection contre les surveillances en ligne et de favoriser l’expression libre d’informations et d’idées, les États membres devraient respecter la volonté des usagers de l’Internet de ne pas révéler leur identité. Cela n’empêche pas les États membres de prendre des mesures et de coopérer pour retrouver la trace de ceux qui sont responsables d’actes délictueux, conformément à la législation nationale, à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales et aux autres traités internationaux dans le domaine de la justice et de la police. »

45. Dans sa recommandation CM/Rec(2007)16 aux États membres sur des mesures visant à promouvoir la valeur de service public de l’Internet (adoptée le 7 novembre 2007), le Comité des Ministres a noté que l’Internet pouvait, d’une part, considérablement favoriser l’exercice de certains des droits de l’homme et des libertés fondamentales et, d’autre part, entraver ces mêmes droits ainsi que d’autres. Il a recommandé aux États membres de définir les limites des rôles et des responsabilités de toutes les principales parties prenantes dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication en élaborant un cadre juridique clair à cet égard.
46. La recommandation CM/Rec(2011)7 du Comité des Ministres aux États membres sur une nouvelle conception des médias (adoptée le 21 septembre 2011) est ainsi libellée :

« (…)

Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 15.b du Statut du Conseil de l’Europe, recommande aux États membres :

– d’adopter une conception des médias, nouvelle et élargie, qui englobe tous ceux qui participent à la production et à la diffusion, à un public potentiellement vaste, de contenus (informations, analyses, commentaires, opinions, éducation, culture, art et divertissements sous forme écrite, sonore, visuelle, audiovisuelle ou toute autre forme) et d’applications destinées à faciliter la communication de masse interactive (réseaux sociaux, par exemple) ou d’autres expériences interactives à grande échelle basées sur des contenus (jeux en ligne, par exemple), tout en conservant (dans tous les cas susmentionnés) la surveillance ou le contrôle éditorial de ces contenus ;

– d’évaluer la nécessité d’interventions réglementaires pour tous les acteurs fournissant des services ou des produits dans l’écosystème médiatique, pour garantir à toute personne le droit de chercher, de recevoir et de transmettre des informations conformément à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, et pour étendre à ces acteurs les garanties applicables contre les ingérences susceptibles de porter atteinte aux droits consacrés par l’article 10, notamment dans des situations risquant d’aboutir à une autolimitation ou à une autocensure injustifiées ;

– d’appliquer les critères annexés à la présente recommandation lors de l’élaboration d’une réponse graduelle et différenciée pour les acteurs relevant d’une nouvelle conception des médias, basés sur les normes pertinentes du Conseil de l’Europe dans le domaine des médias, en tenant compte des fonctions spécifiques des acteurs précités dans l’activité des médias, ainsi que de leur impact potentiel et de leur importance pour le fonctionnement ou l’amélioration de la bonne gouvernance dans une société démocratique ;

(…) »

En ses parties pertinentes, l’annexe à cette recommandation est ainsi libellée :

« 7. Dans le cadre d’une approche différenciée et graduelle, chaque acteur dont les services sont considérés comme un média ou une activité intermédiaire ou auxiliaire bénéficie à la fois de la forme (différenciée) et du niveau (graduel) appropriés de protection, et les responsabilités sont également délimitées conformément à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et à d’autres normes pertinentes élaborées par le Conseil de l’Europe.

(…)

30. Le contrôle éditorial peut être mis en évidence par les décisions stratégiques propres à l’acteur en question, concernant le contenu à rendre accessible ou à promouvoir, et la manière de présenter ou d’organiser ce contenu. Les médias traditionnels publient quelquefois des politiques éditoriales écrites, mais il est également possible de trouver une référence au contrôle éditorial dans des instructions ou des critères internes pour le choix ou le traitement du contenu (vérification ou validation, par exemple). Dans les nouveaux environnements de communication, les politiques éditoriales peuvent être intégrées à des énoncés de mission ou à des conditions générales d’utilisation d’un service (qui peuvent comporter des dispositions très détaillées sur le contenu), ou être formulées d’une manière informelle comme un engagement à respecter certains principes (par exemple la nétiquette, un mot d’ordre).

(…)

32. Le traitement éditorial peut faire appel aux utilisateurs (par exemple examen collégial et demandes de suppression de certains contenus), les décisions finales étant prises suivant une procédure définie en interne, compte tenu de critères précis (modération réactive). En ce qui concerne le contenu généré par l’utilisateur, les nouveaux médias ont souvent recours à la modération a posteriori (souvent appelée post-modération), qui peut être imperceptible à première vue. Le traitement éditorial peut également être automatisé (par exemple au moyen d’algorithmes préalables qui sélectionnent le contenu ou le comparent avec le matériel protégé par le droit d’auteur).

(…)

35. Encore une fois, il faudrait noter qu’à chaque niveau de contrôle éditorial correspond un certain niveau de responsabilité éditoriale. Une réponse différenciée et graduelle est nécessaire en fonction du degré de contrôle éditorial ou des modalités éditoriales (par exemple prémodération, par opposition à une postmodération).

36. Par conséquent, on ne devrait pas considérer comme un média un fournisseur de services intermédiaires ou auxiliaires qui contribue au fonctionnement d’un média ou à l’accès à ce dernier, mais qui n’exerce pas (ou ne devrait pas exercer) lui-même un contrôle éditorial et n’a donc pas de responsabilité éditoriale (ou seulement une responsabilité limitée). Son action reste toutefois utile dans le monde des médias. Même si elle découle d’obligations légales (par exemple suppression de contenus faisant suite à une décision de justice), une action prise par un fournisseur de services intermédiaires ou auxiliaire ne devrait pas être considérée comme un contrôle éditorial au sens qui en est donné ci-dessus.

(…)

63. Il convient de souligner ici le rôle important des intermédiaires. Ces derniers proposent des alternatives et des moyens ou canaux complémentaires de diffusion de contenus, ce qui permet aux médias d’élargir leur portée et d’atteindre plus efficacement leurs objectifs. Dans un marché compétitif pour les intermédiaires et auxiliaires, ceux-ci peuvent réduire de manière significative le risque d’ingérence de la part des autorités. Toutefois, vu le degré de confiance que les médias doivent avoir en eux dans le nouvel écosystème, il risque d’y avoir aussi une censure par les intermédiaires et les auxiliaires. Certaines situations font également courir le risque d’une censure privée (exercée par les intermédiaires et auxiliaires sur les médias auxquels ils fournissent des services ou sur le contenu qu’ils diffusent). »

47. Le 16 avril 2014, le Comité des Ministres a adopté la recommandation CM/Rec(2014)6 aux États membres sur un guide des droits de l’homme pour les utilisateurs d’Internet. En ses parties pertinentes, ce guide est ainsi libellé :

Liberté d’expression et d’information

« Vous avez le droit de rechercher, d’obtenir et de communiquer les informations et les idées de votre choix, sans ingérence et sans considération de frontière. Cela signifie que :

1. vous avez le droit de vous exprimer en ligne et d’accéder à l’information et aux opinions et propos d’autres personnes. Ce droit s’applique également aux discours politiques, aux points de vue sur les religions et aux convictions et expressions accueillies favorablement ou considérées comme inoffensives mais aussi à celles qui peuvent heurter, choquer ou inquiéter autrui. Vous devriez tenir dûment compte de la réputation et des droits des autres, notamment de leur droit à la vie privée ;

2. des restrictions peuvent s’appliquer aux propos qui incitent à la discrimination, à la haine ou à la violence. Ces restrictions doivent alors entrer dans un cadre légal, être étroitement définies et appliquées sous contrôle judiciaire ;

(…)

6. vous devriez être libre de ne pas divulguer votre identité en ligne, par exemple en utilisant un pseudonyme. Toutefois, vous devriez être conscient que, même dans ce cas, les autorités nationales peuvent prendre des mesures conduisant à la révélation de votre identité. »

B. Autres sources internationales

48. Dans son rapport du 16 mai 2011 au Conseil des droits de l’homme (A/HRC/17/27), le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression a dit ceci :

« 25. Les types légitimes d’information susceptibles de restriction comprennent la pédopornographie (afin de protéger les droits des enfants), le discours haineux (pour protéger les droits des communautés qui en sont la cible), la diffamation (pour protéger les droits et la réputation d’autrui d’attaques infondées), l’incitation publique et directe à commettre un génocide (pour protéger les droits d’autrui) et l’apologie de la haine ethnique, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, l’hostilité et la violence (afin de protéger les droits d’autrui dont le droit à la vie).

(…)

27. En outre, le rapporteur spécial souligne qu’en raison des spécificités de l’Internet, les restrictions et règles que l’on pourrait considérer comme légitimes et proportionnées pour les médias traditionnels ne le sont pas toujours pour ce nouveau média. Dans le cas de la diffamation, par exemple, comme l’individu ayant subi le préjudice peut exercer son droit de réponse afin de réparer le préjudice causé, les sanctions appliquées à la diffamation hors ligne pourraient s’avérer inutiles ou disproportionnées (…)

(…)

43. Le rapporteur spécial estime que la censure ne devrait jamais être déléguée à une entité privée et que nul ne devrait être tenu pour responsable d’un contenu diffusé sur Internet s’il n’en est pas l’auteur. En effet, aucun État ne devrait utiliser les intermédiaires ou les forcer à censurer en son nom. (…)

(…)

74. Les intermédiaires jouent un rôle fondamental dans la mesure où ils permettent aux usagers de l’Internet de jouir de leur droit à la liberté d’expression ainsi que d’accéder à l’information. Compte tenu de leur influence sans précédent sur les informations qui circulent sur Internet et sur la manière dont elles sont diffusées, les États cherchent de plus en plus à exercer un contrôle sur eux et à les rendre légalement responsables de ne pas empêcher l’accès à des contenus jugés illégaux. »

49. Dans une déclaration conjointe adoptée le 21 décembre 2005, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la liberté d’opinion et d’expression, le Représentant de l’OSCE pour la liberté des médias et le rapporteur spécial de l’OEA pour la liberté d’expression ont dit ceci :

« Nul ne devrait être tenu pour responsable de contenus sur Internet dont il n’est pas l’auteur, à moins d’avoir fait siens ces contenus ou d’avoir refusé d’obéir à une décision de justice lui enjoignant de les retirer. »

IV. NORMES PERTINENTES DE L’UNION EUROPÉENNE ET ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ

A. Les instruments et la jurisprudence des organes de l’Union européenne

1. La directive 2000/31/CE

50. En ses parties pertinentes, la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (la directive sur le commerce électronique) prévoit ceci :

« (9) Dans bien des cas, la libre circulation des services de la société de l’information peut refléter spécifiquement, dans la législation communautaire, un principe plus général, à savoir la liberté d’expression, consacrée par l’article 10, paragraphe 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui a été ratifiée par tous les États membres. Pour cette raison, les directives couvrant la fourniture de services de la société de l’information doivent assurer que cette activité peut être exercée librement en vertu de l’article précité, sous réserve uniquement des restrictions prévues au paragraphe 2 du même article et à l’article 46, paragraphe 1, du traité. La présente directive n’entend pas porter atteinte aux règles et principes fondamentaux nationaux en matière de liberté d’expression.

(…)

(42) Les dérogations en matière de responsabilité prévues par la présente directive ne couvrent que les cas où l’activité du prestataire de services dans le cadre de la société de l’information est limitée au processus technique d’exploitation et de fourniture d’un accès à un réseau de communication sur lequel les informations fournies par des tiers sont transmises ou stockées temporairement, dans le seul but d’améliorer l’efficacité de la transmission. Cette activité revêt un caractère purement technique, automatique et passif, qui implique que le prestataire de services de la société de l’information n’a pas la connaissance ni le contrôle des informations transmises ou stockées.

(43) Un prestataire de services peut bénéficier de dérogations pour le « simple transport » et pour la forme de stockage dite « caching » lorsqu’il n’est impliqué en aucune manière dans l’information transmise. Cela suppose, entre autres, qu’il ne modifie pas l’information qu’il transmet. Cette exigence ne couvre pas les manipulations à caractère technique qui ont lieu au cours de la transmission, car ces dernières n’altèrent pas l’intégrité de l’information contenue dans la transmission.

(44) Un prestataire de services qui collabore délibérément avec l’un des destinataires de son service afin de se livrer à des activités illégales va au-delà des activités de « simple transport » ou de « caching » et, dès lors, il ne peut pas bénéficier des dérogations en matière de responsabilité prévues pour ce type d’activité.

(45) Les limitations de responsabilité des prestataires de services intermédiaires prévues dans la présente directive sont sans préjudice de la possibilité d’actions en cessation de différents types. Ces actions en cessation peuvent notamment revêtir la forme de décisions de tribunaux ou d’autorités administratives exigeant qu’il soit mis un terme à toute violation ou que l’on prévienne toute violation, y compris en retirant les informations illicites ou en rendant l’accès à ces dernières impossible.

(46) Afin de bénéficier d’une limitation de responsabilité, le prestataire d’un service de la société de l’information consistant dans le stockage d’informations doit, dès qu’il prend effectivement connaissance ou conscience du caractère illicite des activités, agir promptement pour retirer les informations concernées ou rendre l’accès à celles-ci impossible. Il y a lieu de procéder à leur retrait ou de rendre leur accès impossible dans le respect du principe de la liberté d’expression et des procédures établies à cet effet au niveau national. La présente directive n’affecte pas la possibilité qu’ont les États membres de définir des exigences spécifiques auxquelles il doit être satisfait promptement avant de retirer des informations ou d’en rendre l’accès impossible.

(47) L’interdiction pour les États membres d’imposer aux prestataires de services une obligation de surveillance ne vaut que pour les obligations à caractère général. Elle ne concerne pas les obligations de surveillance applicables à un cas spécifique et, notamment, elle ne fait pas obstacle aux décisions des autorités nationales prises conformément à la législation nationale.

(48) La présente directive n’affecte en rien la possibilité qu’ont les États membres d’exiger des prestataires de services qui stockent des informations fournies par des destinataires de leurs services qu’ils agissent avec les précautions que l’on peut raisonnablement attendre d’eux et qui sont définies dans la législation nationale, et ce afin de détecter et d’empêcher certains types d’activités illicites.

(…)

Article premier – Objectif et champ d’application

1. La présente directive a pour objectif de contribuer au bon fonctionnement du marché intérieur en assurant la libre circulation des services de la société de l’information entre les États membres.

(…)

Article 2 – Définitions

Aux fins de la présente directive, on entend par :

a) « services de la société de l’information » : les services au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 98/34/CE, telle que modifiée par la directive 98/48/CE ;

b) « prestataire » : toute personne physique ou morale qui fournit un service de la société de l’information ;

c) « prestataire établi » : prestataire qui exerce d’une manière effective une activité économique au moyen d’une installation stable pour une durée indéterminée. La présence et l’utilisation des moyens techniques et des technologies requis pour fournir le service ne constituent pas en tant que telles un établissement du prestataire ; (…)

(…)

Section 4 : Responsabilité des prestataires intermédiaires

Article 12 – Simple transport (« Mere conduit »)

1. Les États membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à transmettre, sur un réseau de communication, des informations fournies par le destinataire du service ou à fournir un accès au réseau de communication, le prestataire de services ne soit pas responsable des informations transmises, à condition que le prestataire :

a) ne soit pas à l’origine de la transmission ;

b) ne sélectionne pas le destinataire de la transmission, et

c) ne sélectionne et ne modifie pas les informations faisant l’objet de la transmission.

2. Les activités de transmission et de fourniture d’accès visées au paragraphe 1 englobent le stockage automatique, intermédiaire et transitoire des informations transmises, pour autant que ce stockage serve exclusivement à l’exécution de la transmission sur le réseau de communication et que sa durée n’excède pas le temps raisonnablement nécessaire à la transmission.

3. Le présent article n’affecte pas la possibilité, pour une juridiction ou une autorité administrative, conformément aux systèmes juridiques des États membres, d’exiger du prestataire qu’il mette fin à une violation ou qu’il prévienne une violation.

Article 13 – Forme de stockage dite « caching »

1. Les États membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à transmettre, sur un réseau de communication, des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire ne soit pas responsable au titre du stockage automatique, intermédiaire et temporaire de cette information fait dans le seul but de rendre plus efficace la transmission ultérieure de l’information à la demande d’autres destinataires du service, à condition que :

a) le prestataire ne modifie pas l’information ;

b) le prestataire se conforme aux conditions d’accès à l’information ;

c) le prestataire se conforme aux règles concernant la mise à jour de l’information, indiquées d’une manière largement reconnue et utilisées par les entreprises ;

d) le prestataire n’entrave pas l’utilisation licite de la technologie, largement reconnue et utilisée par l’industrie, dans le but d’obtenir des données sur l’utilisation de l’information

et

e) le prestataire agisse promptement pour retirer l’information qu’il a stockée ou pour en rendre l’accès impossible dès qu’il a effectivement connaissance du fait que l’information à l’origine de la transmission a été retirée du réseau ou du fait que l’accès à l’information a été rendu impossible, ou du fait qu’un tribunal ou une autorité administrative a ordonné de retirer l’information ou d’en rendre l’accès impossible.

2. Le présent article n’affecte pas la possibilité, pour une juridiction ou une autorité administrative, conformément aux systèmes juridiques des États membres, d’exiger du prestataire qu’il mette fin à une violation ou qu’il prévienne une violation.

Article 14 – Hébergement

1. Les États membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire ne soit pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition que :

a) le prestataire n’ait pas effectivement connaissance de l’activité ou de l’information illicites et, en ce qui concerne une demande en dommages et intérêts, n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances selon lesquels l’activité ou l’information illicite est apparente

ou

b) le prestataire, dès le moment où il a de telles connaissances, agisse promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible.

2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l’autorité ou le contrôle du prestataire.

3. Le présent article n’affecte pas la possibilité, pour une juridiction ou une autorité administrative, conformément aux systèmes juridiques des États membres, d’exiger du prestataire qu’il mette un terme à une violation ou qu’il prévienne une violation et n’affecte pas non plus la possibilité, pour les États membres, d’instaurer des procédures régissant le retrait de ces informations ou les actions pour en rendre l’accès impossible.

Article 15 – Absence d’obligation générale en matière de surveillance

1. Les États membres ne doivent pas imposer aux prestataires, pour la fourniture des services visée aux articles 12, 13 et 14, une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites.

2. Les États membres peuvent instaurer, pour les prestataires de services de la société de l’information, l’obligation d’informer promptement les autorités publiques compétentes d’activités illicites alléguées qu’exerceraient les destinataires de leurs services ou d’informations illicites alléguées que ces derniers fourniraient ou de communiquer aux autorités compétentes, à leur demande, les informations permettant d’identifier les destinataires de leurs services avec lesquels ils ont conclu un accord d’hébergement. »

2. La directive 98/34/CE telle que modifiée par la directive 98/48/CE

51. La directive 98/34/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 juin 1998 prévoyant une procédure d’information dans le domaine des normes et réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information, telle que modifiée par la directive 98/48/CE, est ainsi libellée en ses passages pertinents :

Article premier

« Au sens de la présente directive, on entend par (…)

2. « service » : tout service de la société de l’information, c’est-à-dire tout service presté normalement contre rémunération, à distance par voie électronique et à la demande individuelle d’un destinataire de services.

Aux fins de la présente définition, on entend par :

– les termes « à distance » : un service fourni sans que les parties soient simultanément présentes,

— « par voie électronique » : un service envoyé à l’origine et reçu à destination au moyen d’équipements électroniques de traitement (y compris la compression numérique) et de stockage de données, et qui est entièrement transmis, acheminé et reçu par fils, par radio, par moyens optiques ou par d’autres moyens électromagnétiques,

— « à la demande individuelle d’un destinataire de services » : un service fourni par transmission de données sur demande individuelle.

Une liste indicative des services non visés par cette définition figure à l’annexe V.

La présente directive n’est pas applicable :

— aux services de radiodiffusion sonore,

— aux services de radiodiffusion télévisuelle visés à l’article 1er, point a), de la directive 89/552/CEE. »

3. La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne

52. Dans un arrêt du 23 mars 2010 (affaires jointes C 236/08 à C 238/08, Google France et Google), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a dit que, pour vérifier si la responsabilité du prestataire d’un service de référencement pouvait être limitée au titre de l’article 14 de la directive 2000/31/CE, il convenait d’examiner si le rôle exercé par ledit prestataire était neutre, c’est-à-dire si son comportement était purement technique, automatique et passif, impliquant une absence de connaissance ou de contrôle des données stockées par lui. Elle a jugé que l’article 14 de la directive sur le commerce électronique devait être interprété comme signifiant que la règle y énoncée s’appliquait au prestataire d’un service de référencement sur Internet lorsque ce prestataire n’avait pas joué un rôle actif de nature à lui conférer une connaissance ou un contrôle des données stockées, auquel cas le prestataire ne pouvait être tenu pour responsable des données qu’il avait stockées à la demande d’un annonceur à moins que, ayant eu connaissance du caractère illicite de ces données ou d’activités de cet annonceur, il n’ait pas promptement retiré ou rendu inaccessibles lesdites données.
53. Dans un arrêt du 12 juillet 2011 (affaire C-324/09, L’Oréal e.a.), la CJUE a jugé que l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2000/31/CE devait être interprété comme s’appliquant à l’exploitant d’une place de marché en ligne lorsque celui-ci n’avait pas joué un rôle actif qui lui permette d’avoir une connaissance ou un contrôle des données stockées, et que ledit exploitant jouait un tel rôle actif quand il prêtait une assistance qui consistait notamment à optimiser la présentation des offres à la vente en cause ou à les promouvoir. Elle a précisé que, néanmoins, lorsque l’exploitant de la place de marché en ligne n’avait pas joué un tel rôle actif et que sa prestation de service relevait, par conséquent, du champ d’application de l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2000/31/CE, il ne pouvait se prévaloir de l’exonération de responsabilité prévue par cette disposition, dans une affaire susceptible de donner lieu à une condamnation au paiement de dommages et intérêts, s’il avait eu connaissance de faits ou de circonstances sur la base desquels un opérateur économique diligent aurait dû constater l’illicéité des offres à la vente en cause et, dans l’hypothèse d’une telle connaissance, n’avait pas promptement agi conformément au paragraphe 1 b) dudit article 14.
54. Dans un arrêt du 24 novembre 2011 (affaire C-70/10, Scarlet Extended), la CJUE a jugé qu’un fournisseur d’accès à Internet ne pouvait faire l’objet d’une injonction lui ordonnant de mettre en place un système de filtrage de toutes les communications électroniques transitant par ses services, notamment par l’emploi de logiciels « peer-to-peer », qui s’applique indistinctement à l’égard de toute sa clientèle, à titre préventif, à ses frais exclusifs et sans limitation dans le temps, et qui soit capable d’identifier sur le réseau de ce fournisseur la circulation de fichiers électroniques contenant une œuvre musicale, cinématographique ou audiovisuelle sur laquelle le demandeur prétendrait détenir des droits de propriété intellectuelle, en vue de bloquer le transfert de fichiers dont l’échange porterait atteinte au droit d’auteur.
55. Dans un arrêt du 16 février 2012 (affaire C-360/10), SABAM), la CJUE a dit que les directives 2000/31/CE, 2001/29/CE et 2004/48/CE s’opposaient à une injonction faite par un juge national à un prestataire de services d’hébergement de mettre en place un système de filtrage des informations stockées sur ses serveurs par les utilisateurs de ses services, qui s’applique indistinctement à l’égard de l’ensemble de ces utilisateurs, à titre préventif, aux frais exclusifs du prestataire et sans limitation dans le temps, et qui soit capable d’identifier les fichiers électroniques contenant des œuvres musicales, cinématographiques ou audiovisuelles sur lesquelles le demandeur prétendrait détenir des droits de propriété intellectuelle, en vue de bloquer une mise à disposition du public desdites œuvres qui porterait atteinte au droit d’auteur.
56. Dans un arrêt du 13 mai 2014 (affaire C 131/12, Google Spain et Google), la CJUE, appelée à interpréter la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, a dit que l’activité d’un moteur de recherche sur Internet devait être qualifiée de « traitement de données à caractère personnel » au sens de la directive 95/46/CE, et que ce traitement de données à caractère personnel, réalisé par l’exploitant d’un moteur de recherche, était susceptible d’affecter significativement les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel (garantis par les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne) lorsque la recherche au moyen de ce moteur était effectuée à partir du nom d’une personne physique, car ce traitement pouvait permettre à tout internaute d’obtenir par la liste de résultats un aperçu structuré des informations relatives à cette personne trouvables sur Internet et ainsi d’établir un profil plus ou moins détaillé de la personne concernée. Elle a ajouté que l’effet de l’ingérence dans lesdits droits de la personne concernée se trouvait démultiplié en raison du rôle important que jouaient Internet et les moteurs de recherche dans la société moderne, lesquels conféraient aux informations contenues dans une telle liste de résultats un caractère ubiquitaire. Elle a estimé qu’au vu de la gravité potentielle de cette ingérence, celle-ci ne pouvait être justifiée par le seul intérêt économique de l’exploitant. Elle a considéré qu’il y avait lieu de rechercher un juste équilibre entre l’intérêt légitime des internautes à avoir accès à l’information et les droits fondamentaux de la personne concernée, jugeant que les droits fondamentaux de la personne concernée prévalaient, en règle générale, sur l’intérêt des internautes mais que cet équilibre pouvait toutefois dépendre de la nature de l’information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que de l’intérêt du public à disposer de cette information. Elle a dit que dans certains cas, l’exploitant d’un moteur de recherche était obligé de supprimer de la liste de résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, des liens vers des pages web, publiées par des tiers et contenant des informations relatives à cette personne, et ce, le cas échéant, même lorsque leur publication en elle-même sur lesdites pages était licite. Elle a précisé que tel était notamment le cas lorsque les données apparaissaient inadéquates, pas ou plus pertinentes ou excessives au regard des finalités pour lesquelles elles avaient été traitées et du temps qui s’était écoulé.
57. Dans un arrêt du 11 septembre 2014 (affaire C-291/13, Papasavvas), la CJUE a dit que, dès lors qu’une société d’édition de presse qui publiait sur son site Internet la version électronique d’un journal avait, en principe, connaissance des informations qu’elle publiait et exerçait un contrôle sur celles-ci, elle ne pouvait être considérée comme un « prestataire intermédiaire » au sens des articles 12 à 14 de la directive 2000/31/CE, et ce que l’accès au site fût payant ou gratuit. Elle a conclu que les limitations à la responsabilité civile énoncées aux articles 12 à 14 de la directive 2000/31/CE ne visaient pas le cas d’une société d’édition de presse qui disposait d’un site Internet sur lequel était publiée la version électronique d’un journal, cette société étant par ailleurs rémunérée par les revenus générés par les publicités commerciales diffusées sur ce site, dès lors qu’elle avait connaissance des informations publiées et exerçait un contrôle sur celles-ci, que l’accès audit site fût gratuit ou payant.

B. Droit comparé

58. Il ressort des informations dont dispose la Cour que dans un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, également membres de l’Union européenne, la directive sur le commerce électronique, telle que transposée dans le droit national, constitue une source primaire de droit dans le domaine en question. Il apparaît aussi que plus l’exploitant est impliqué dans le contenu déposé par les tiers avant sa mise en ligne – que ce soit par une censure préalable, par une modification de celui-ci, par la sélection des destinataires, par l’appel à commentaires sur des thèmes définis à l’avance ou par l’appropriation du contenu – plus il risque de voir sa responsabilité engagée à raison de ce contenu. Certains pays ont adopté des règles supplémentaires concernant expressément les procédures de retrait de contenu Internet estimé illicite ainsi que des dispositions relatives à la répartition de la responsabilité dans ce contexte.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

59. La société requérante soutient que le fait qu’elle a été jugée responsable des commentaires publiés par les visiteurs de son portail d’actualités sur Internet a emporté violation à son égard du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

60. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. L’arrêt de la chambre

61. Dans son arrêt du 10 octobre 2013, la chambre a noté d’emblée une divergence entre les parties quant au rôle de la société requérante en l’espèce : le Gouvernement était d’avis qu’elle devait être considérée comme la révélatrice des commentaires diffamatoires, tandis qu’elle-même estimait que sa liberté de transmettre un contenu créé et publié par des tiers était en jeu et qu’elle n’était pas l’éditrice des commentaires déposés par les internautes. La chambre n’a pas cherché à déterminer le rôle exact à lui attribuer à cet égard, notant simplement qu’il n’était pas contesté, en substance, que les décisions rendues par les juridictions internes en l’espèce avaient constitué une ingérence dans l’exercice par la société requérante du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
62. En ce qui concerne la légalité de la mesure litigieuse, la chambre a rejeté l’argument de la société requérante consistant à dire que l’ingérence dans l’exercice par elle du droit à la liberté d’expression n’était pas « prévue par la loi ». Observant que les juges estoniens avaient conclu que les activités de la société requérante ne relevaient pas de la portée de la directive sur le commerce électronique ni de celle de la loi sur les services de la société de l’information, elle a rappelé que la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes et que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Elle a par ailleurs estimé établi que, combinées à la jurisprudence existant en la matière, les dispositions pertinentes du droit civil – même si elles étaient assez générales et peu détaillées par rapport à celles, par exemple, de la loi sur les services de la société de l’information – prévoyaient clairement que les éditeurs de médias étaient responsables des propos diffamatoires tenus dans leurs publications. Sachant que la société requérante exploitait à titre professionnel l’un des plus grands portails d’actualités sur Internet d’Estonie et s’était fait connaître avec les commentaires publiés dans la zone du site réservée à cet effet, la chambre a considéré que cette société était en mesure d’apprécier les risques liés à ses activités et qu’elle aurait dû être à même de prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences que celles ci pouvaient entraîner.
63. La chambre a jugé que la restriction apportée à la liberté d’expression de la société requérante poursuivait le but légitime de protéger la réputation et les droits d’autrui. Elle a estimé que ce n’était pas parce que les auteurs des commentaires en étaient aussi responsables en principe que le fait de tenir la société requérante pour responsable de toute atteinte à la réputation ou aux droits d’autrui était dénué de légitimité.
64. Sur la proportionnalité de l’ingérence dans l’exercice par la société requérante de sa liberté d’expression, la chambre a noté qu’il n’était pas contesté que les commentaires en cause étaient de nature diffamatoire. Pour apprécier la proportionnalité de cette ingérence, elle a examiné premièrement le contexte des commentaires, deuxièmement les mesures appliquées par la société requérante pour empêcher la publication de commentaires diffamatoires ou retirer ceux déjà publiés, troisièmement la possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que la société requérante, et quatrièmement les conséquences de la procédure interne pour la société requérante.
65. En particulier, la chambre a considéré que l’article de la société requérante qui avait recueilli les commentaires diffamatoires traitait d’un sujet présentant un intérêt public et que la société requérante aurait pu prévoir qu’il susciterait des réactions négatives et exercer une certaine prudence afin d’éviter d’être tenue pour responsable d’une éventuelle atteinte à la réputation d’autrui. Elle a formulé plusieurs constats : le système de filtrage automatique en amont et de retrait sur notification mis en place par la société n’avait pas permis une protection suffisante des droits des tiers ; la publication des articles et des commentaires des internautes à leur sujet faisait partie de l’activité professionnelle de la société requérante ; les revenus publicitaires de celle-ci dépendaient du nombre de lecteurs et de commentaires de ses articles ; la société avait les moyens d’exercer un contrôle important sur les commentaires déposés par les internautes et de prévoir la nature de ceux que les articles étaient susceptibles de recueillir et ainsi de prendre des mesures d’ordre technique ou manuel pour empêcher la publication de propos diffamatoires. Elle a relevé de surcroît qu’il n’y avait pas de possibilité réaliste d’engager une action civile à l’encontre des auteurs des commentaires car il était très difficile d’établir leur identité. Enfin, elle a dit ne pas être convaincue qu’un système ne permettant à la partie lésée de se retourner que contre les auteurs des commentaires diffamatoires eût garanti une protection effective du droit au respect de la vie privée. Observant que c’était la société requérante qui avait choisi de permettre aux internautes de déposer des commentaires sans s’inscrire au préalable, elle a estimé qu’il fallait considérer que ce faisant, la requérante avait accepté d’assumer une part de responsabilité à raison de ces commentaires. Pour tous ces motifs, et compte tenu de la modicité de la somme que la société requérante avait été condamnée à payer à titre de dommages et intérêts, la chambre a jugé que la restriction apportée à la liberté d’expression de l’intéressée était justifiée et proportionnée au but poursuivi. Elle a dès lors conclu à la non-violation de l’article 10 de la Convention.

B. Thèses des parties devant la Grande Chambre

1. La requérante

a) Remarques générales

66. La société requérante argue que dans le monde d’aujourd’hui ce sont de plus en plus les internautes eux-mêmes qui génèrent le contenu publié sur Internet, et que cette contribution est très précieuse : les commentaires sur les articles d’actualité seraient souvent à l’origine de débats de société importants et ils informeraient même les journalistes d’éléments inconnus du public, contribuant ainsi au déclenchement d’enquêtes journalistiques. La possibilité pour « chacun » d’enrichir le débat public ferait progresser la démocratie et serait le meilleur moyen de concrétiser les objectifs de la liberté d’expression. Ce serait une gageure dans ce contexte de faire en sorte que ceux qui portent atteinte aux droits d’autrui répondent de leurs actes, et ce en évitant la censure.
67. En ce qui concerne le contenu généré par les internautes, la société requérante estime qu’il est suffisant que l’hébergeur retire promptement le contenu illicite dès qu’il a connaissance de son illicéité. Elle considère que si la Cour jugeait cela au contraire insuffisant, on aboutirait soit à la prohibition du discours public anonyme soit à ce que l’intermédiaire, qui se trouverait incité à pécher par excès de prudence afin de ne pas risquer de voir sa responsabilité engagée, impose des restrictions arbitraires à la liberté d’expression des commentateurs.

b) Sur le rôle de Delfi

68. La société requérante invite la Grande Chambre à examiner l’ensemble des circonstances de l’affaire, y compris la question de savoir si elle-même doit passer pour une société d’édition classique ou pour un intermédiaire. Elle soutient qu’elle doit être considérée non comme une société d’édition, arguant que ce type de société est responsable de tout le contenu publié quel qu’en soit l’auteur, mais comme un intermédiaire, et que, en cette qualité, elle est fondée à suivre le cadre juridique précis et prévisible qui limite selon elle l’obligation de contrôler les commentaires déposés par des tiers. À l’en croire, les intermédiaires ne sont pas les mieux placés pour juger de la licéité du contenu généré par les internautes, en particulier dans le domaine de la diffamation, car elle estime que seule la victime est en mesure de dire si un contenu donné porte ou non atteinte à sa réputation.

c) Sur la base légale

69. La société requérante argue que l’ingérence portée dans l’exercice de sa liberté d’expression – touchant en particulier son droit de stocker du contenu et de permettre aux internautes d’exprimer leur opinion – n’était pas prévue par la loi. Elle soutient qu’il n’était indiqué nulle part dans les textes de loi ou dans la jurisprudence que les intermédiaires devaient être considérés comme les éditeurs de contenu dont ils n’avaient pas connaissance. Au contraire, le droit applicable aurait expressément exclu de tenir les prestataires de services pour responsables à raison du contenu généré par les tiers. À cet égard, la société requérante cite la directive sur le commerce électronique, la loi estonienne sur les services de la société de l’information et la déclaration du Conseil de l’Europe sur la liberté de la communication sur l’Internet. La directive de l’UE prévoirait une limitation de responsabilité reposant sur la notification assortie de procédures de retrait du contenu illicite. Dans ce cadre, la responsabilité des prestataires de services serait dégagée lorsque, dès qu’ils ont effectivement connaissance d’activités illicites, ils agissent promptement pour retirer le contenu concerné ou en rendre l’accès impossible. De plus, il faudrait respecter, lors du retrait ou du blocage du contenu, le principe de la liberté d’expression et les procédures établies à cette fin au niveau national (considérant 46 du préambule de la directive). La société requérante plaide que les dispositions qu’elle invoque sont incontestablement formulées de manière suffisamment précise pour permettre au citoyen de régler sa conduite. Elle aurait donc agi en pleine conformité avec les règles de droit applicables puisqu’elle aurait retiré les commentaires diffamatoires le jour même où elle aurait reçu la demande de retrait émanant de la personne qui s’estimait diffamée.
70. La société requérante ajoute que, même dans le cadre du droit positif de la responsabilité délictuelle, les diffuseurs (services postaux, bibliothèques, librairies, etc.) ne sont pas considérés comme des éditeurs. Elle peine donc à comprendre comment la chambre a pu considérer que la législation existante en matière de responsabilité délictuelle avait été appliquée en l’espèce à un « domaine nouveau, celui des nouvelles technologies », c’est-à-dire à l’exploitant d’un portail d’actualités sur Internet dont le service consiste selon elle à permettre aux internautes d’interagir avec les journalistes et entre eux et de communiquer des idées intéressantes pour alimenter les débats sur des thèmes d’intérêt public. Elle estime pour sa part qu’aucune loi ne lui impose l’obligation de contrôler activement les commentaires déposés par les internautes.

d) Sur l’existence d’un but légitime

71. La société requérante admet que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime.

e) Sur la nécessité dans une société démocratique

72. La société requérante estime que l’ingérence litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Elle argue que l’arrêt de la chambre ne lui laisse que deux possibilités : soit employer une armée de modérateurs extrêmement bien formés pour inspecter, en temps réel, chaque zone de commentaires, pour chaque article, et détecter tout message susceptible d’être perçu comme diffamatoire (ou susceptible de violer les droits de propriété intellectuelle d’autrui, entre autres choses), de sorte qu’au bout du compte, ces modérateurs supprimeraient par précaution tout commentaire sensible, ce qui limiterait toutes les discussions aux sujets les moins polémiques ; soit éviter un risque aussi élevé en fermant purement et simplement ces forums. Dans les deux cas, cela reviendrait à renoncer à offrir au lecteur ordinaire, comme la technologie le permet, la possibilité de commenter librement l’actualité quotidienne en assumant en toute indépendance la responsabilité de ses propres commentaires.
73. La société requérante plaide que l’arrêt de la Cour d’État a eu un « effet inhibiteur » sur l’exercice de la liberté d’expression et qu’il a restreint sa liberté de communiquer des informations. Selon elle, cet arrêt instaure une obligation de censurer les particuliers.
74. À l’appui de sa thèse selon laquelle l’ingérence litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique, la société requérante avance les éléments suivants.
75. Premièrement, les internautes auraient réagi dans leurs commentaires à un événement causé par la compagnie de navigation Saaremaa et non à l’article lui-même. Celui-ci aurait été équilibré et neutre et aurait traité d’une question revêtant une grande importance pour les habitants de la plus grande île d’Estonie et concernant leur vie quotidienne. Ainsi, ce ne serait pas l’article, mais la compagnie de navigation, qui aurait provoqué les réactions négatives des lecteurs.
76. Deuxièmement, la société requérante aurait pris des mesures suffisantes pour empêcher la publication de commentaires diffamatoires et retirer ceux qui auraient pu être publiés tout de même. En l’espèce, elle aurait retiré les commentaires en cause le jour même où elle aurait été avertie de leur présence.
77. Troisièmement, la société requérante estime que ce sont les auteurs des commentaires eux-mêmes qui doivent être tenus pour responsables de leur contenu. Elle conteste la conclusion de la chambre selon laquelle il serait difficile d’établir leur identité : selon elle, ce serait tout à fait possible dans le cadre d’une procédure d’administration de preuves avant le procès menée en vertu de l’article 244 du code de procédure civile, et, une fois connus les noms et adresses des auteurs, on pourrait sans aucune difficulté engager une action à leur encontre.
78. Quatrièmement, la société requérante soutient que nul besoin social impérieux n’impose d’obliger les prestataires de services à assumer une responsabilité objective. Elle argue qu’un consensus européen se dégage pour considérer qu’aucun prestataire de services ne devrait être tenu pour responsable à raison d’un contenu dont il n’est pas l’auteur et que, dès lors, la marge d’appréciation dont jouissent les États contractants dans ce domaine est nécessairement étroite. Elle pense par ailleurs que le fait qu’elle n’ait été condamnée à payer qu’une somme modique à titre d’indemnisation du dommage moral subi par l’individu visé par les commentaires ne justifie pas l’ingérence litigieuse. Elle ajoute que, si elle avait bénéficié d’une limitation de responsabilité, la victime n’aurait pas été privée de recours mais aurait pu poursuivre les auteurs des commentaires. Elle estime que l’on établit ici une censure privée, ce contre quoi elle s’élève, alors qu’il suffit d’appliquer un système de protection des droits des tiers basé sur deux mécanismes : un système de retrait sur notification, d’une part, et la possibilité d’engager une action contre les auteurs de commentaires diffamatoires, d’autre part. Selon elle, il n’a pas été établi de manière convaincante qu’il existait un « besoin social impérieux » d’engager la responsabilité des prestataires de services Internet.
79. La société requérante souligne aussi l’importance, pour la liberté de l’expression sur Internet, de l’anonymat, lequel favoriserait la pleine participation de tous, y compris des membres de groupes marginalisés, des dissidents politiques et des lanceurs d’alerte, et mettrait ces individus à couvert d’éventuelles représailles.
80. Enfin, la société requérante soutient que les juridictions internes ont fait une interprétation manifestement erronée du droit de l’Union européenne (UE). Elle estime par conséquent que l’arrêt de la chambre crée un conflit d’obligations et une incertitude juridique en ce sens que les États qui suivraient le droit de l’UE sur la question de la responsabilité des prestataires de service d’hébergement enfreindraient la Convention tandis que ceux qui appliqueraient le critère énoncé dans cet arrêt méconnaîtraient le droit de l’UE.

2. Le Gouvernement

a) Remarques générales

81. Le Gouvernement expose les considérations suivantes en ce qui concerne la portée de l’affaire. Premièrement, selon la jurisprudence de la Cour, il appartiendrait aux juridictions internes de déterminer le droit applicable au niveau interne et de l’interpréter. De plus, l’interprétation du droit de l’UE incomberait à la CJUE. En l’espèce, les juridictions internes auraient conclu par des décisions motivées que la loi applicable était la loi estonienne sur les obligations et non la directive sur le commerce électronique ou la loi sur les services de la société de l’information. La Grande Chambre devrait elle aussi partir de ce principe ; quant aux allégations de la société requérante relatives à l’applicabilité du droit de l’UE, elles seraient irrecevables. Deuxièmement, le Gouvernement estime que, comme il existe différents types de portails Internet, la question de la responsabilité de leurs exploitants ne peut être traitée de manière globale. La présente affaire ne concernerait que les activités du portail Delfi au moment des faits. À cet égard, le Gouvernement souligne que la société Delfi avait activement invité les lecteurs à commenter des articles, articles qu’elle aurait choisis elle-même et qu’elle aurait publiés au même endroit que les commentaires laissés à leur sujet, lesquels auraient été déposés de manière anonyme et n’auraient pu être modifiés et supprimés que par elle. Ce serait dans ce contexte précis qu’il faudrait évaluer la responsabilité de la société requérante.
82. Le Gouvernement observe qu’il n’est pas contesté que les commentaires en cause étaient diffamatoires.
83. Il affirme que contrairement à ce qu’allègue la société requérante, elle n’a pas été contrainte de refuser les commentaires anonymes ou de modifier son modèle d’entreprise. Au contraire, Delfi demeurerait le plus grand portail Internet d’Estonie, on pourrait toujours y laisser des commentaires anonymes, et le nombre de commentaires déposés par mois serait passé de 190 000 en 2009 à 300 000 en 2013. Selon un article publié le 26 septembre 2013, Delfi supprimerait de 20 000 à 30 000 commentaires par mois (soit 7 à 10 % du nombre total de commentaires). Postimees, le deuxième plus grand portail, supprimerait jusqu’à 7 % des 120 000 commentaires recueillis. Chacun des deux portails emploierait cinq personnes pour retirer les commentaires injurieux. Depuis décembre 2013, Delfi utiliserait un environnement de commentaires en deux parties pour séparer les commentaires publiés par les utilisateurs inscrits de ceux laissés par des internautes anonymes.

b) Sur la base légale

84. Le Gouvernement affirme que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi ». Il s’appuie sur la législation et la jurisprudence internes résumées aux paragraphes 32 à 36, 38 et 39 de l’arrêt de la chambre ainsi que sur la jurisprudence de la Cour en la matière également rappelée dans l’arrêt de la chambre. Il déclare qu’il n’existe pas en Estonie de jurisprudence sur le fondement de laquelle la société Delfi – qui aurait invité les lecteurs à laisser des commentaires sur des articles qu’elle aurait sélectionnés et publiés elle-même – aurait pu présumer que, parce que ses publications s’inscrivaient dans le cadre des nouveaux médias, le propriétaire d’un portail Internet ne pouvait être tenu pour responsable du préjudice causé par les commentaires relatifs à ses articles. Selon lui, ces commentaires faisaient partie intégrante des actualités publiées et, de plus, seule Delfi pouvait les administrer. De surcroît, à l’époque où les décisions de justice internes ont été rendues dans l’affaire Delfi, il aurait été plus que clair que les médias sur Internet avaient une large influence sur le public et que pour protéger la vie privée des tiers, il fallait aussi appliquer les règles de la responsabilité à ces nouveaux médias.
85. Le Gouvernement répète qu’il faut ignorer les références au droit de l’UE et à la loi sur les services de la société de l’information que la société requérante a citées. Il soutient que la Grande Chambre ne peut que statuer sur le point de savoir si les effets de l’interprétation que les juridictions internes ont donnée de la loi sur les obligations sont compatibles avec l’article 10 § 2 de la Convention, et qu’elle ne peut pas se prononcer sur la législation qu’elles ont jugée inapplicable. Il ajoute que les juridictions internes ont accordé suffisamment d’attention à la question de savoir si la société requérante devait être considérée comme un prestataire de « caching » ou de services d’hébergement, pour conclure que tel n’était pas le cas. En particulier, dans le cas de l’hébergement, le prestataire de services ne ferait que fournir un service de stockage de données, tandis que les données stockées ainsi que leur insertion, leur modification, leur retrait et leur contenu demeureraient sous le contrôle des utilisateurs du service. Or, dans la zone de commentaires du portail Delfi, les internautes perdraient le contrôle de leurs commentaires dès leur soumission et ils ne pourraient ni les modifier ni les supprimer. Les juridictions internes auraient aussi pris en compte les autres aspects de l’affaire : Delfi aurait choisi les articles et leurs titres, elle aurait invité les lecteurs à laisser des commentaires selon des règles qu’elle aurait fixées elle-même, en vertu desquelles notamment les commentaires devaient avoir un lien avec l’article, elle aurait obtenu des recettes publicitaires d’autant plus élevées que les articles recueillaient des commentaires plus nombreux, et, enfin, elle aurait contrôlé certains commentaires. Sur cette base, les juridictions internes auraient conclu que la société requérante n’avait pas agi simplement en qualité de prestataire de services techniques intermédiaire et ne pouvait pas être qualifiée de fournisseur de mémoire cache ou d’hébergeur. Le Gouvernement ajoute que la CJUE n’a jamais eu à connaître d’une affaire analogue à l’affaire Delfi et que, en tout état de cause, même si la jurisprudence de la CJUE, par exemple son arrêt L’Oréal et autres, était pertinente en l’espèce, il y aurait lieu de conclure que le rôle joué par Delfi était un rôle actif et que, dès lors, la société requérante ne pouvait bénéficier des exonérations de responsabilité prévues par la directive sur le commerce électronique.

c) Sur l’existence d’un but légitime

86. Le Gouvernement soutient que l’ingérence dans l’exercice par la société requérante des droits protégés par l’article 10 visait un but légitime, à savoir la protection de l’honneur d’autrui.

d) Sur la nécessité dans une société démocratique

87. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence litigieuse dans une société démocratique, le Gouvernement souligne d’emblée l’importance de ménager un juste équilibre entre les droits garantis respectivement par l’article 10 et par l’article 8 de la Convention.
88. Le Gouvernement s’appuie largement sur le raisonnement exposé à cet égard dans l’arrêt de la chambre. De plus, il avance les arguments suivants.
89. Premièrement, en ce qui concerne le contexte des commentaires, le Gouvernement relève que les juridictions internes ont attaché de l’importance au fait que la sélection et la publication des articles d’actualité ainsi que la publication des commentaires des lecteurs dans le même environnement faisaient partie de l’activité professionnelle de publication d’informations exercée par la société requérante. Il ajoute que Delfi invitait les lecteurs à commenter ses articles, au titre souvent provocateur, et qu’elle affichait le nombre de commentaires sur la page principale immédiatement sous le titre de chaque article, en rouge et en gras, de manière à susciter encore plus de commentaires, contributions qui lui rapportaient un revenu publicitaire.
90. Deuxièmement, en ce qui concerne les mesures appliquées par la société requérante, le Gouvernement considère qu’il est important d’assurer la protection des tiers dans le domaine de l’Internet, devenu un moyen de communication de large portée ouvert à la majorité de la population et utilisé quotidiennement. Il ajoute que la responsabilité de la société requérante quant aux commentaires découle aussi à l’évidence du fait que leurs auteurs ne pouvaient ni les modifier ni les supprimer une fois qu’ils étaient publiés sur le portail d’actualités, seul Delfi ayant techniquement les moyens de le faire. Il estime également que tout ce qui est publié sur Internet se répand avec une telle rapidité que des mesures prises quelques semaines ou même quelques jours plus tard pour protéger l’honneur des personnes concernées ne suffisent plus car, à ce stade, les commentaires injurieux ont déjà atteint le public et causé un préjudice. Il précise que sur les plus grands portails d’actualités internationaux, le dépôt de commentaires anonymes (c’est-à-dire de commentaires déposés par des internautes non inscrits) n’est pas permis, et il cite une opinion selon laquelle la tendance est de ne plus permettre l’anonymat. Il indique par ailleurs que les commentaires laissés sous le couvert de l’anonymat sont souvent plus injurieux que ceux qui le sont par des utilisateurs inscrits, et que les propos virulents attirent plus de lecteurs. Il affirme que c’est précisément pour cette raison que Delfi s’est fait connaître.
91. Troisièmement, en ce qui concerne la responsabilité des auteurs de commentaires, le Gouvernement soutient que dans les procédures civiles, lesquelles seraient préférables aux procédures pénales en matière de diffamation, les mesures d’enquête telles que la mise en place d’une surveillance ne sont pas possibles. Quant à la procédure d’administration de preuves avant le procès, il considère qu’il ne s’agit pas d’une solution raisonnable en cas de commentaires anonymes : d’une part, on ne pourrait pas toujours déterminer l’adresse IP (Internet Protocol) de l’ordinateur utilisé pour déposer le commentaire, par exemple si les données relatives à l’utilisateur ou le commentaire ont été supprimés ou s’il a été fait usage d’un serveur intermédiaire (proxy) anonyme ; d’autre part, même à supposer que l’on parvienne à repérer l’ordinateur utilisé, il pourrait néanmoins se révéler impossible de déterminer quel est l’individu qui a écrit le commentaire, par exemple s’il a utilisé un ordinateur public, un point de connexion (hotspot) Wi-Fi, une adresse IP dynamique ou un serveur situé dans un pays étranger, ou encore pour d’autres raisons techniques.
92. Quatrièmement, en ce qui concerne les conséquences de la procédure interne pour la société requérante, le Gouvernement affirme que Delfi n’a pas eu à changer son modèle d’entreprise ni à interdire les commentaires anonymes. Le nombre total de commentaires publiés sur le portail aurait même augmenté – il s’agirait principalement de commentaires anonymes –, alors que Delfi emploierait désormais cinq modérateurs. Le Gouvernement souligne aussi que le constat de responsabilité ne vise pas une condamnation au paiement de dommages et intérêts exemplaires ou punitifs : la somme que Delfi a été condamnée à verser à titre d’indemnisation pour dommage moral serait d’ailleurs dérisoire (320 EUR) et, dans la jurisprudence ultérieure (paragraphe 43 ci-dessus), les tribunaux auraient jugé que le constat d’une violation ou la suppression du commentaire litigieux pouvaient constituer une réparation suffisante. En conclusion, le Gouvernement soutient que le fait que la société requérante ait été jugée civilement responsable n’a pas eu d’« effet inhibiteur » sur la liberté d’expression mais qu’il s’agissait d’une mesure justifiée et proportionnée.
93. Enfin, renvoyant au droit et à la pratique de plusieurs États européens, le Gouvernement argue qu’il n’y a pas au niveau européen de consensus au sujet de l’exclusion de la responsabilité du propriétaire d’un portail Internet qui agit en tant que prestataire de services de contenu et diffuseur de commentaires anonymes sur ses propres articles, ni même de tendance en ce sens.

C. Observations des parties intervenantes

1. Fondation Helsinki pour les droits de l’homme

94. La Fondation Helsinki pour les droits de l’homme de Varsovie souligne que des différences distinguent Internet et les médias traditionnels. Elle estime que les prestataires de services en ligne tels que Delfi jouent simultanément deux rôles : d’une part, celui de prestataire de services de contenu en ce qui concerne les articles qu’ils publient, et, d’autre part, celui de prestataire de services d’hébergement en ce qui concerne les commentaires laissés par les tiers. Elle avance que la modération du contenu généré par les internautes et le pouvoir de bloquer l’accès à ce contenu ne doivent pas être considérés comme l’exercice d’un contrôle éditorial effectif. Les prestataires de services intermédiaires ne devraient pas selon elle être assimilés à des médias traditionnels ni soumis au même régime de responsabilité que ceux-ci.
95. La Fondation Helsinki est d’avis que ce sont les auteurs des commentaires diffamatoires qui doivent avoir à en répondre, et que l’État devrait fixer un cadre réglementaire qui permette d’identifier et de poursuivre les auteurs d’infractions en ligne. Pour autant, elle estime que la possibilité de publier anonymement du contenu sur Internet doit être considérée comme précieuse.

2. Article 19

96. Article 19 estime que l’une des caractéristiques les plus novatrices d’Internet est la facilité avec laquelle tout un chacun peut, grâce à ce média, faire part de ses opinions au monde entier sans avoir à obtenir préalablement l’approbation d’un éditeur. Les plateformes de commentaires permettraient et encourageraient le débat public sous sa forme la plus pure et cela n’aurait guère de rapport avec la communication d’informations sur l’actualité. Dans les faits comme dans la forme, les zones de commentaires des sites web d’actualités devraient plutôt être considérées comme un signe que les journaux s’approprient le modèle de débat privé né sur Internet, et non l’inverse. Article 19 estime qu’en rendant les sites web responsables des commentaires déposés par les utilisateurs, on leur imposerait une charge inacceptable.
97. Selon Article 19, la directive sur le commerce électronique a été conçue pour empêcher que les sites web soient jugés responsables des commentaires laissés par leurs visiteurs, quelle qu’en soit la teneur. Article 19 considère que, si les sites d’actualités en ligne doivent demeurer soumis aux règles normales de la responsabilité pour les articles qu’ils publient, en revanche, en ce qui concerne leurs zones de commentaires, ils doivent être considérés comme des hébergeurs et non comme des éditeurs. En tant qu’hébergeurs, ils ne devraient pas en principe, à son avis, voir leur responsabilité engagée à raison du contenu généré par des internautes lorsqu’ils n’ont pas participé directement à la modification de ce contenu. Article 19 considère que les hébergeurs ne devraient pas être jugés responsables lorsqu’ils ont pris toutes mesures raisonnables pour retirer un contenu dès notification, ni être automatiquement jugés responsables au simple motif qu’ils ont décidé de ne pas retirer un commentaire qui leur a été signalé.

3. Access

98. Selon Access, le recours à l’anonymat et à des pseudonymes favorise l’exercice des droits fondamentaux que sont le droit à la vie privée et le droit à la liberté d’expression. À son avis, une interdiction réglementaire de l’usage anonyme d’Internet constituerait une atteinte au droit au respect de la vie privée et au droit à la liberté d’expression protégés par les articles 8 et 10 de la Convention, et frapper de restrictions générales la possibilité de s’exprimer sous le couvert de l’anonymat ou d’un pseudonyme porterait atteinte à l’essence même de ces droits. Access mentionne aussi une ligne de jurisprudence qui, dans plusieurs pays, protège depuis longtemps le droit à la communication anonyme, en ligne et hors ligne.
99. De plus, Access souligne que les services destinés à offrir une plus grande confidentialité et un anonymat accru sur Internet ont gagné en popularité à la suite des révélations faisant état d’une surveillance massive des utilisateurs de services connectés. Elle ajoute que restreindre l’expression sur Internet aux personnes identifiées nuirait à l’économie numérique. Elle cite à cet égard des recherches qui ont conclu que les plus importants contributeurs en ligne étaient ceux qui utilisaient des pseudonymes.
100. En ce qui concerne l’obligation pour l’internaute d’utiliser sa véritable identité, Access indique que l’application de cette mesure en Chine a provoqué une baisse spectaculaire du nombre de commentaires publiés. Par ailleurs, l’expérience aurait démontré en Corée que cette obligation ne permettait pas d’améliorer les commentaires de façon significative, mais qu’elle entraînait une discrimination à l’égard des entreprises Internet locales, les internautes se tournant en pareil cas vers des plateformes internationales continuant d’autoriser la publication de commentaires de manière anonyme ou sous pseudonyme.

4. Media Legal Defence Initiative

101. Media Legal Defence Initiative (MLDI) a communiqué des observations au nom de vingt-huit organisations non gouvernementales et éditeurs de médias. Elle note que la grande majorité des médias en ligne permettent aux lecteurs de réagir au contenu publié. Grâce à la possibilité de déposer des commentaires, les lecteurs pourraient débattre de l’actualité entre eux et avec les journalistes. Ainsi, les médias ne seraient plus un flux de communication à sens unique mais ils deviendraient une forme de discours participatif qui donnerait la parole au lecteur et permettrait l’expression de différents points de vue.
102. MLDI note que la frontière entre accès et contenu tend à s’estomper et que les « intermédiaires » comprennent les services de recherche améliorée, les sites de vente et d’achat en ligne, les applications web 2.0 et les sites de réseaux sociaux. Du point de vue des utilisateurs, tous ces services faciliteraient l’accès au contenu et son utilisation, et ils seraient d’une importance cruciale pour l’exercice du droit à la liberté d’expression.
103. MLDI soutient qu’il appartient aux États de mettre en place un cadre réglementaire qui protège et promeuve la liberté d’expression tout en garantissant d’autres droits et intérêts. Cette organisation présente en détail le cadre réglementaire instauré pour la responsabilité des intermédiaires aux États-Unis et dans l’UE. Elle note que l’approche américaine et l’approche européenne sont distinctes mais néanmoins similaires en ce qu’elles reconnaissent toutes deux qu’un certain niveau de protection des intermédiaires est crucial et que les intermédiaires ne sont pas tenus de contrôler le contenu généré par les internautes. Elle note aussi que dans certains États membres, les procédures de retrait sur notification ont conduit à l’imposition aux intermédiaires d’une responsabilité excessive et au retrait de contenus légitimes.
104. MLDI présente également les bonnes pratiques qui apparaissent dans le domaine de la régulation par les médias de contenus créés par les internautes. Elle souligne que la majorité des publications en Amérique du Nord et en Europe ne filtrent pas et ne contrôlent pas les commentaires avant leur mise en ligne, mais appliquent une modération a posteriori. De nombreux médias en ligne utiliseraient aussi des logiciels de filtrage et recourraient à des mécanismes destinés à bloquer la possibilité de déposer des commentaires pour les internautes qui enfreignent les règles de manière répétée. La majorité des médias en ligne, parmi lesquels de grands portails d’actualités européens, imposeraient aux internautes souhaitant laisser un commentaire de s’inscrire, mais non de révéler leur véritable identité.

5. EDiMA, CCIA Europe et EuroISPA

105. La European Digital Media Association (EDiMA), la Computer and Communications Industry Association (CCIA Europe) et EuroISPA, un groupement paneuropéen d’associations de prestataires de services Internet européens, ont communiqué des observations conjointes.
106. Ces associations indiquent qu’il se dégage à ce jour de la loi, des accords internationaux et des recommandations internationales un équilibre en vertu duquel, premièrement, la responsabilité des prestataires de services d’hébergement ne peut pas être engagée à raison de contenus dont ils n’ont pas « effectivement connaissance », et deuxièmement, les États ne peuvent imposer aux prestataires de services d’hébergement l’obligation de procéder à un contrôle général du contenu.
107. Elles notent que même si une partie de l’information mise en ligne provient de sources classiques telles que les journaux, et est régie à juste titre par le droit applicable aux éditeurs, une quantité importante du contenu mis en ligne provient plutôt d’individus qui peuvent ainsi exposer leur point de vue sans devoir passer par les sociétés d’édition classiques. Les forums de commentaires seraient fondamentalement différents des publications traditionnelles en ce que, contrairement à celles-ci, ils permettraient d’exercer un droit de réponse.
108. Les intervenantes estiment que, d’un point de vue technologique, on ne peut pas distinguer les techniques et procédures de fonctionnement d’un forum de discussion sur les actualités en ligne tel que celui de Delfi de celles des services d’hébergement tels que les plateformes de médias/de réseaux sociaux, les blogs/microblogs et les autres sites du même type. Le contenu créé et mis en ligne par les internautes serait rendu public automatiquement sans intervention humaine. Pour bien des hébergeurs, des considérations d’échelle rendraient en pratique impossible l’exercice d’une surveillance humaine en amont de tout le contenu déposé par les internautes. Pour les petits sites web et les jeunes entreprises (start-up), le contrôle du contenu risquerait d’être extrêmement difficile et d’un coût prohibitif.
109. Les intervenantes indiquent que le cadre juridique et pratique de l’hébergement de contenu sur Internet dans le droit de l’UE et différents droits nationaux prévoit un système de retrait sur notification. Cet équilibre des responsabilités entre internautes et hébergeurs permettrait aux plateformes de repérer et de retirer les propos diffamatoires et autres propos illicites tout en laissant aux internautes la possibilité de discuter à loisir de sujets polémiques faisant l’objet d’un débat public ; il rendrait l’exploitation de plateformes de discussion possible à grande échelle.

D. Appréciation de la Cour

1. Remarques préliminaires et portée de l’appréciation de la Cour

110. La Cour note d’emblée que la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression. C’est là un fait incontesté, comme elle l’a reconnu en plusieurs occasions (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 48, CEDH 2012, et Times Newspapers Ltd (nos 1 et 2) c. Royaume-Uni, nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009). Cependant, les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques. Des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps. Ce sont ces deux réalités contradictoires qui sont au cœur de la présente affaire. Compte tenu de la nécessité de protéger les valeurs qui sous-tendent la Convention et considérant que les droits qu’elle protège respectivement en ses articles 10 et 8 méritent un égal respect, il y a lieu de ménager un équilibre qui préserve l’essence de l’un et l’autre de ces droits. Ainsi, tout en reconnaissant les avantages importants qu’Internet présente pour l’exercice de la liberté d’expression, la Cour considère qu’il faut en principe conserver la possibilité pour les personnes lésées par des propos diffamatoires ou par d’autres types de contenu illicite d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif contre les violations des droits de la personnalité.
111. Sur ce fondement, et considérant en particulier que c’est la première fois qu’elle est appelée à examiner un grief s’inscrivant dans ce domaine d’innovation technologique en évolution, la Cour juge nécessaire de délimiter la portée de son examen à la lumière des faits de la présente cause.
112. Premièrement, la Cour observe que la Cour d’État (au paragraphe 14 de son arrêt du 10 juin 2009, repris au paragraphe 31 ci-dessus) s’est exprimée ainsi : « [l]a publication d’actualités et de commentaires sur un portail Internet est aussi une activité journalistique. Cependant, la nature des médias sur Internet fait que l’on ne peut raisonnablement exiger d’un exploitant de portail qu’il édite les commentaires avant de les publier comme si son site était une publication de la presse écrite. Si l’éditeur [d’une publication de la presse écrite] est, parce qu’il les soumet à un contrôle éditorial, à l’origine de la publication des commentaires, sur un portail Internet en revanche, ce sont les auteurs des commentaires qui sont à l’origine de leur publication et qui les rendent accessibles au grand public par l’intermédiaire du portail. L’exploitant du portail n’est donc pas la personne à qui l’information est révélée. Néanmoins, en raison de l’intérêt économique que représente pour eux la publication de commentaires, aussi bien l’éditeur de publications imprimées que l’exploitant d’un portail Internet sont les publicateurs/révélateurs de ces commentaires en qualité de professionnels ».
113. La Cour ne voit pas de raison de remettre en question la distinction établie par les juges de la Cour d’État dans ce raisonnement. Au contraire, elle estime que le point de départ de leur réflexion, à savoir la reconnaissance des différences entre un exploitant de portail et un éditeur traditionnel, est conforme aux instruments internationaux adoptés dans ce domaine, instruments dans lesquels on perçoit une certaine évolution en faveur de l’établissement d’une distinction entre les principes juridiques régissant les activités des médias imprimés et audiovisuels classiques, d’une part, et les activités des médias sur Internet, d’autre part. Dans la récente recommandation du Comité des Ministres aux États membres du Conseil de l’Europe sur une nouvelle conception des médias, cette distinction est formulée en termes d’« approche différenciée et graduelle [dans le cadre de laquelle] chaque acteur dont les services sont considérés comme un média ou une activité intermédiaire ou auxiliaire bénéficie à la fois de la forme (différenciée) et du niveau (graduel) appropriés de protection, et les responsabilités sont également délimitées conformément à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et à d’autres normes pertinentes élaborées par le Conseil de l’Europe » (paragraphe 7 de l’annexe à la recommandation CM/Rec(2011)7, repris au paragraphe 46 ci-dessus). Dès lors, la Cour considère qu’en raison de la nature particulière de l’Internet, les « devoirs et responsabilités » que doit assumer un portail d’actualités sur Internet aux fins de l’article 10 peuvent dans une certaine mesure différer de ceux d’un éditeur traditionnel en ce qui concerne le contenu fourni par des tiers.
114. Deuxièmement, la Cour observe que la Cour d’État a déclaré : « L’appréciation juridique que les juridictions [inférieures] ont faite des vingt commentaires dénigrants est fondée. C’est à bon droit qu’elles ont conclu que ces commentaires étaient diffamatoires car ils étaient grossiers et attentatoires à la dignité humaine et contenaient des menaces » (paragraphe 15 de l’arrêt, repris au paragraphe 31 ci-dessus). La haute juridiction a répété, au paragraphe 16 de son arrêt, que les commentaires en question portaient atteinte à la « dignité humaine » et étaient « clairement illicites ». La Cour note que cette qualification et cette analyse de la nature illicite des commentaires (paragraphe 18 ci-dessus) reposent à l’évidence sur le fait que la majorité d’entre eux s’analysent au premier coup d’œil en une incitation à la haine ou à la violence contre L.
115. Aussi la Cour considère-t-elle que l’affaire concerne les « devoirs et responsabilités », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, qui incombent aux portails d’actualités sur Internet lorsqu’ils fournissent à des fins commerciales une plateforme destinée à la publication de commentaires émanant d’internautes sur des informations précédemment publiées et que certains internautes – qu’ils soient identifiés ou anonymes – y déposent des propos clairement illicites portant atteinte aux droits de la personnalité de tiers et constituant un discours de haine et une incitation à la violence envers ces tiers. La Cour souligne que la présente affaire concerne un grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales, qui publie des articles sur l’actualité rédigés par ses services et qui invite les lecteurs à les commenter.
116. Dès lors, la présente affaire ne concerne pas d’autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes, par exemple les forums de discussion ou les sites de diffusion électronique, où les internautes peuvent exposer librement leurs idées sur n’importe quel sujet sans que la discussion ne soit canalisée par des interventions du responsable du forum, ou encore les plateformes de médias sociaux où le fournisseur de la plateforme ne produit aucun contenu et où le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs.
117. De plus, la Cour rappelle que le portail d’actualités de la société requérante était l’un des plus grands médias sur Internet du pays ; il recueillait une large audience et la nature polémique des commentaires qui y étaient déposés était le sujet de préoccupations exprimées publiquement (paragraphe 15 ci dessus). En outre, comme cela a été souligné plus haut, les commentaires en cause en l’espèce, ainsi qu’en a jugé la Cour d’État, consistaient principalement en un discours de haine et en des propos appelant directement à la violence. Ainsi, il n’était pas nécessaire de les soumettre à une analyse linguistique ou juridique pour établir qu’ils étaient illicites : l’illicéité apparaissait au premier coup d’œil. Cela étant posé, la Cour va procéder à l’examen du grief de la société requérante.

2. Sur l’existence d’une ingérence

118. La Cour note qu’il n’est pas controversé entre les parties que les décisions des juridictions internes ont constitué une ingérence dans l’exercice par la société requérante de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Elle ne voit pas de raison de conclure différemment.
119. Pour être conforme à la Convention, cette ingérence devait être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 10, et être « nécessaire dans une société démocratique ».

3. Sur la légalité de l’ingérence

120. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres, VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 52, CEDH 2001 VI, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I). Toutefois, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176 A, et Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil des arrêts et décisions 1998-II).
121. L’une des exigences qui découlent de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. Ainsi, on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Les conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit pouvoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007 IV, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 141).
122. Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 142). La Cour a déjà dit par le passé que l’on peut attendre des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier, qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 41, avec les références à Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 35, Recueil 1996 V, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 43-45, CEDH 2004 VI).
123. En l’espèce, les parties ne s’entendent pas sur le point de savoir si l’ingérence dans l’exercice par la société requérante de son droit à la liberté d’expression était « prévue par la loi ». La société requérante soutient qu’aucune règle de droit interne ne prévoyait qu’un intermédiaire soit considéré comme l’éditeur professionnel des commentaires déposés par des tiers sur son site web, qu’il ait ou non connaissance de leur teneur précise. Elle argue au contraire que tant la législation interne que la législation européenne sur les prestataires de services Internet interdisaient expressément de tenir ceux-ci pour responsables à raison du contenu mis en ligne par des tiers.
124. Le Gouvernement renvoie pour sa part aux dispositions pertinentes du droit civil et à la jurisprudence nationale, en vertu desquelles les éditeurs de médias sont selon lui responsables de leurs publications au même titre que les auteurs de celles-ci. Il ajoute qu’il n’existe aucune jurisprudence sur la base de laquelle la société requérante pouvait présumer que, parce que ses publications s’inscrivaient dans le cadre des nouveaux médias, le propriétaire d’un portail d’actualités sur Internet n’était pas responsable des commentaires suscités par ses articles. Il estime que la Cour devrait partir des faits établis et du droit appliqué et interprété par les juridictions internes et ne pas tenir compte des références faites par la société requérante au droit de l’UE. Il considère d’ailleurs que les dispositions du droit de l’UE invoquées par la société requérante confirment en réalité les interprétations et conclusions des juridictions internes.
125. La Cour relève que la différence de vues entre les parties en ce qui concerne le droit à appliquer découle de leur divergence d’opinions quant à façon de classer la société requérante. Celle-ci estime qu’elle devrait être qualifiée d’intermédiaire pour ce qui est des commentaires déposés par des tiers, tandis que le Gouvernement pense qu’elle doit être considérée comme un éditeur de médias, y compris à l’égard de ces commentaires.
126. La Cour observe (paragraphes 112 et 113 ci-dessus) que la Cour d’État a reconnu les différences entre les rôles respectifs d’un éditeur de publications imprimées et d’un exploitant de portail Internet pratiquant la publication de médias à des fins commerciales, mais qu’elle a aussi jugé que, en raison de « l’intérêt économique que représente pour eux la publication de commentaires, aussi bien l’éditeur de publications imprimées que l’exploitant d’un portail Internet sont les publicateurs/révélateurs de ces commentaires en qualité de professionnels » aux fins de l’article 1047 de la loi sur les obligations (paragraphe 14 de son arrêt, repris au paragraphe 31 ci-dessus).
127. La Cour considère que, en substance, la requérante argue que les juridictions internes n’auraient pas dû appliquer aux faits de la cause les dispositions générales de la loi sur les obligations mais les dispositions de la législation interne et européenne relatives aux prestataires de services Internet. Comme la chambre, la Grande Chambre rappelle dans ce contexte qu’il ne lui appartient pas de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, entre autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 140, et Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 35, CEDH 1999 III). La Cour réaffirme également que ce n’est pas à elle de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont en conformité avec la Convention (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 67, CEDH 2004 I). Ainsi, elle se bornera à rechercher si l’application faite par la Cour d’État des dispositions générales de la loi sur les obligations à la situation de la requérante était prévisible aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention.
128. Sur le fondement des dispositions pertinentes de la Constitution, de la loi sur les principes généraux du code civil et de la loi sur les obligations (paragraphes 33 à 38 ci-dessus) telles qu’interprétées et appliquées par les juridictions internes, la société requérante a été considérée comme une société d’édition et jugée responsable de la publication des commentaires clairement illicites. Les juridictions internes ont choisi d’appliquer ces normes après avoir conclu que la réglementation spéciale contenue dans la loi sur les services de la société de l’information transposant en droit estonien la directive sur le commerce électronique ne trouvait pas à s’appliquer en l’espèce car cette directive concernait les activités à caractère purement technique, automatique et passif, ce qui n’était pas le cas selon elles de celles de la société requérante, et que l’objectif de cette dernière n’était pas simplement la prestation d’un service d’intermédiaire (paragraphe 13 de l’arrêt de la Cour d’État repris au paragraphe 31 ci dessus). Dans ce contexte particulier, la Cour tient compte du fait que certains pays ont reconnu que l’importance et la complexité de la question, qui impliquent de ménager un juste équilibre entre différents intérêts et droits fondamentaux, appellent l’adoption de règles spécifiques pour les situations telles que celle en jeu en l’espèce (paragraphe 58 ci-dessus). Cette démarche va dans le sens de l’« approche différenciée et graduelle » des règles régissant les nouveaux médias recommandée par le Conseil de l’Europe (paragraphe 46 ci-dessus) et elle est étayée par la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, §§ 63-64, CEDH 2011). Cependant, bien qu’il soit possible de suivre différentes approches dans la législation pour tenir compte de la nature des nouveaux médias, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, il était prévisible, à partir des dispositions de la Constitution, de la loi sur les principes généraux du code civil et de la loi sur les obligations, lues à la lumière de la jurisprudence pertinente, qu’un éditeur de médias exploitant un portail d’actualités sur Internet à des fins commerciales pût, en principe, voir sa responsabilité engagée en droit interne pour la mise en ligne sur son portail de commentaires clairement illicites tels que ceux en cause en l’espèce.
129. La Cour conclut donc que, en tant qu’éditrice professionnelle, la société requérante aurait dû connaître la législation et la jurisprudence, et qu’elle aurait aussi pu solliciter un avis juridique. Elle observe dans ce contexte que le portail d’actualités Delfi est l’un des plus grands d’Estonie. Des préoccupations avaient déjà été exprimées publiquement avant la publication des commentaires en cause en l’espèce, et le ministre de la Justice avait alors déclaré que les victimes d’injures pouvaient engager une action en dommages et intérêts contre Delfi (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour considère en conséquence que la société requérante était en mesure d’apprécier les risques liés à ses activités et qu’elle devait être à même de prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences susceptibles d’en découler. L’ingérence litigieuse était donc « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

4. Sur l’existence d’un but légitime

130. Les parties devant la Grande Chambre ne contestent pas que la restriction apportée à la liberté d’expression de la société requérante poursuivait le but légitime consistant à protéger la réputation et les droits d’autrui. La Cour ne voit pas de raison de conclure autrement.

5. Sur la nécessité dans une société démocratique

a) Principes généraux

131. Les principes fondamentaux en ce qui concerne le caractère « nécessaire dans une société démocratique » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, entre autres, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 46, Recueil 1998 VI, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005 II, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012, et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (…)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (…) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (…) »

132. La Cour a aussi souligné le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et des droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt public (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997 I, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 58, CEDH 1999 III). Par ailleurs, la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, et Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement ou d’une personnalité politique que d’un simple particulier (voir, par exemple, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998 IV, et Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 62, CEDH 2001 I).
133. De plus, la Cour a déjà dit que grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (Ahmet Yıldırım, précité, § 48, et Times Newspapers Ltd, précité, § 27). Dans le même temps, les communications en ligne et leur contenu risquent assurément bien plus que la presse de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel, précité, § 63).
134. S’agissant des « devoirs et responsabilités » d’un journaliste, l’impact potentiel du média concerné revêt de l’importance et l’on s’accorde à dire que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (voir la décision de la Commission du 16 avril 1991 sur la recevabilité de la requête no 15404/89, Purcell et autres c. Irlande, Décisions et rapports (D. R.) 70, p. 262). Un compte rendu objectif et équilibré peut emprunter des voies fort diverses en fonction entre autres du média dont il s’agit (Jersild, précité, § 31).
135. Par ailleurs, « sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d’un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses » (Jersild, précité, § 35, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 62, CEDH 2001 III, et, mutatis mutandis, Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche, no 76918/01, § 31, 14 décembre 2006, et Print Zeitungsverlag GmbH c. Autriche, no 26547/07, § 39, 10 octobre 2013).
136. De plus, la Cour a déjà dit qu’en vertu de l’article 17 de la Convention, le discours incompatible avec les valeurs proclamées et garanties par la Convention n’est pas protégé par l’article 10. Les exemples de pareil discours dont elle a eu à connaître comprennent des propos niant l’Holocauste, justifiant une politique pronazie, associant tous les musulmans à un acte grave de terrorisme, ou qualifiant les juifs de source du mal en Russie (Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, §§ 47 et 53, Recueil 1998 VII, Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003 IX, Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004 XI, Witzsch c. Allemagne (déc.), no 7485/03, 13 décembre 2005, et Pavel Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007).
137. La Cour rappelle aussi que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres, précité, § 70, Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007, et Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 40, 21 septembre 2010). Cependant, pour que l’article 8 trouve à s’appliquer, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012).
138. Lorsqu’elle examine la nécessité dans une société démocratique d’une restriction apportée à la liberté d’expression en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent entrer en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011, et Axel Springer AG, précité, § 84).
139. La Cour a déjà dit dans de précédentes affaires que, les droits garantis respectivement par l’article 8 et par l’article 10 méritant par principe un égal respect, l’issue d’une requête ne saurait normalement varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, par l’éditeur d’un article injurieux, ou, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de cet article. Dès lors, la marge d’appréciation doit en principe être la même dans les deux cas (Axel Springer AG, précité, § 87, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, avec les références aux affaires Hachette Filipacchi Associés, précitée, § 41, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011). Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Axel Springer AG, précité, § 88, et Von Hannover (no 2), précité, § 107, avec les références à MGN Limited, précité, §§ 150 et 155, et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, 12 septembre 2011). En d’autres termes, la Cour reconnaît de façon générale à l’État une ample marge d’appréciation lorsqu’il doit ménager un équilibre entre des intérêts privés concurrents ou différents droits protégés par la Convention (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007 I, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 113, CEDH 1999 III, et Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 40, 10 janvier 2013).

b) Application de ces principes en l’espèce

i. Éléments pour l’appréciation de la proportionnalité

140. La Cour note qu’il n’est pas contesté que les commentaires déposés par les lecteurs en réaction à l’article publié sur le portail d’actualités en ligne Delfi, tels qu’ils figuraient dans la zone de commentaires du portail, étaient de nature clairement illicite. La société requérante les a d’ailleurs retirés sur notification de la partie lésée, et elle les a qualifiés devant la chambre d’abusifs et d’illicites (paragraphe 84 de l’arrêt de la chambre). De plus, la Cour juge que la majorité des commentaires litigieux étaient constitutifs d’un discours de haine ou d’une incitation à la violence et que, dès lors, ils n’étaient pas protégés par l’article 10 (paragraphe 136 ci dessus). La liberté d’expression des auteurs de ces commentaires n’est donc pas en jeu en l’espèce. La question que la Cour est appelée à trancher est plutôt celle de savoir si les décisions par lesquelles les juridictions internes ont jugé la société requérante responsable de ces commentaires déposés par des tiers ont emporté violation à l’égard de l’intéressée de la liberté de communiquer des informations protégée par l’article 10 de la Convention.
141. La Cour observe que, bien que la société requérante ait retiré les commentaires en question de son site web dès qu’elle a reçu une notification à cet effet des avocats de L. (paragraphes 18 et 19 ci-dessus), la Cour d’État l’a jugée responsable en vertu de la loi sur les obligations au motif qu’elle aurait dû empêcher la publication de commentaires clairement illicites de par leur teneur. À cet égard, la haute juridiction a rappelé qu’en vertu de l’article 1047 § 3 de la loi sur les obligations, la révélation d’informations ou de propos n’est pas considérée comme illicite si l’émetteur ou le destinataire des informations ou propos a un intérêt légitime à leur révélation, et si l’émetteur les a vérifiés avec un soin correspondant à la « gravité de l’atteinte susceptible d’en résulter. ». Observant que, une fois les commentaires publiés, la société requérante, qui aurait dû être consciente de leur teneur illicite, ne les avait pas retirés du portail de sa propre initiative, elle a jugé cette inertie illicite, la société requérante n’ayant pas « prouvé qu’elle n’avait pas commis de faute » au sens de l’article 1050 § 1 de la loi sur les obligations (paragraphe 16 de l’arrêt de la Cour d’État repris au paragraphe 31 ci-dessus).
142. À la lumière du raisonnement de la Cour d’État, la Cour doit, conformément à sa jurisprudence constante, déterminer si la décision des juridictions internes de tenir la société requérante pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances particulières de l’espèce (paragraphe 131 ci-dessus). Elle observe que pour trancher la question de savoir si les décisions par lesquelles les juridictions internes ont jugé la société requérante responsable des commentaires déposés par des tiers ont emporté violation de la liberté d’expression de l’intéressée, la chambre s’est appuyée sur les éléments suivants : premièrement le contexte des commentaires, deuxièmement les mesures appliquées par la société requérante pour empêcher la publication de commentaires diffamatoires ou retirer ceux déjà publiés, troisièmement la possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que la société requérante, et quatrièmement les conséquences de la procédure interne pour la société requérante (paragraphes 85 et suivants de l’arrêt de la chambre).
143. La Grande Chambre juge elle aussi ces éléments pertinents aux fins de l’appréciation concrète de la proportionnalité de l’ingérence en cause, compte tenu également de la portée de son examen en l’espèce (paragraphes 112 à 117 ci dessus).

ii. Le contexte des commentaires

144. En ce qui concerne le contexte des commentaires, la Cour admet que l’article relatif à la compagnie de navigation publié sur le portail d’actualités Delfi était équilibré et exempt de termes injurieux, et que nul n’a allégué au cours de la procédure interne qu’il contînt des déclarations illicites. Elle est par ailleurs consciente du fait que même cet article équilibré sur un sujet apparemment neutre peut provoquer des débats enflammés sur Internet. De plus, elle attache un poids particulier, dans le présent contexte, à la nature du portail d’actualités Delfi. Elle rappelle qu’il s’agissait d’un portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel dans le cadre d’une activité commerciale, qui visait à recueillir un grand nombre de commentaires sur les articles d’actualité qu’il publiait. Elle observe que la Cour d’État a expressément relevé que la société requérante avait intégré dans son site la zone de commentaires sur la page où les articles d’actualités étaient publiés et qu’elle y invitait les internautes à enrichir les actualités de leurs propres jugements et opinions (commentaires). Relevant que, dans cette zone, la société requérante appelait activement les lecteurs à commenter les articles publiés sur le portail, et que le nombre de commentaires publiés conditionnait le nombre de visites que recevait le portail, lequel conditionnait à son tour les revenus que la société requérante tirait des publicités qu’elle y publiait, la Cour d’État a conclu que les commentaires représentaient un intérêt économique pour la société requérante. La haute juridiction a estimé que le fait que celle ci ne rédigeait pas elle-même les commentaires n’impliquait pas qu’elle n’avait pas de contrôle sur la zone en question (paragraphe 13 de l’arrêt de la Cour d’État repris au paragraphe 31 ci-dessus).
145. La Cour note aussi à cet égard que la Charte des commentaires du site Delfi indiquait que la société requérante interdisait le dépôt de commentaires sans fondement et/ou hors sujet, contraires aux bonnes pratiques, contenant des menaces, des insultes, des obscénités ou des grossièretés, ou incitant à l’hostilité, à la violence ou à la commission d’actes illégaux. Ces commentaires pouvaient être supprimés et la possibilité pour leurs auteurs d’en laisser d’autres pouvait être restreinte. De plus, les auteurs des commentaires ne pouvaient pas les modifier ou les supprimer une fois qu’ils les avaient déposés sur le portail : seule la société requérante avait les moyens techniques de le faire. À la lumière de ce qui précède et du raisonnement de la Cour d’État, la Grande Chambre conclut comme la chambre qu’il y a lieu de considérer que la société requérante exerçait un contrôle important sur les commentaires publiés sur son portail.
146. En bref, la Cour juge que la Cour d’État a suffisamment établi que le rôle joué par la société requérante dans la publication des commentaires relatifs à ses articles paraissant sur le portail d’actualités Delfi avait dépassé celui d’un prestataire passif de services purement techniques. Elle conclut donc que la Cour d’État a fondé son raisonnement quant à cette question sur des motifs pertinents au regard de l’article 10 de la Convention.

iii. La responsabilité des auteurs des commentaires

147. En ce qui concerne la question de savoir s’il serait judicieux, dans une affaire telle que la présente espèce, de tenir les auteurs des commentaires eux-mêmes pour responsables en lieu et place du portail d’actualités sur Internet, la Cour prend en compte l’intérêt pour les internautes de ne pas dévoiler leur identité. L’anonymat est de longue date un moyen d’éviter les représailles ou l’attention non voulue. En tant que tel, il est de nature à favoriser grandement la libre circulation des informations et des idées, notamment sur Internet. Pour autant, la Cour ne perd pas de vue la facilité, l’ampleur et la vitesse avec lesquelles les informations sont diffusées sur Internet, et leur caractère persistant après leur publication sur ce média, toutes choses qui peuvent considérablement aggraver les effets des propos illicites circulant sur Internet par rapport à ceux diffusés dans les médias classiques. La Cour renvoie aussi à cet égard à l’arrêt rendu récemment par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Google Spain et Google, qui concernait, quoique dans un contexte différent, le problème de la présence sur Internet pendant une longue durée de données portant gravement atteinte à la vie privée d’une personne, et où la CJUE avait conclu que les droits fondamentaux de l’individu prévalaient, en règle générale, sur les intérêts économiques de l’exploitant du moteur de recherche et sur les intérêts des autres internautes (paragraphe 56 ci-dessus).
148. La Cour observe que différents degrés d’anonymat sont possibles sur Internet. Un internaute peut être anonyme pour le grand public tout en étant identifiable par un prestataire de services au moyen d’un compte ou de coordonnées, lesquelles peuvent ne pas être vérifiées ou faire l’objet d’une vérification plus ou moins poussée, allant d’une vérification limitée (par exemple grâce à l’activation d’un compte par une adresse électronique ou un compte de réseau social) à l’authentification sécurisée, que ce soit par l’utilisation d’une carte nationale d’identité électronique ou par des données d’authentification bancaire en ligne permettant une identification relativement sûre de l’internaute. Un prestataire de services peut aussi laisser à ses utilisateurs un degré considérable d’anonymat en ne leur demandant pas du tout de s’identifier, auquel cas on ne peut retrouver leur trace – et encore de manière limitée – qu’au moyen des informations conservées par les fournisseurs d’accès à Internet. La communication de telles informations nécessite généralement une injonction des autorités d’enquête ou des autorités judiciaires, et elle est soumise à des conditions restrictives. Elle peut néanmoins être requise dans certaines affaires pour identifier et poursuivre les auteurs d’actes répréhensibles.
149. Ainsi, dans l’affaire K.U. c. Finlande (no 2872/02, § 49, CEDH 2008), qui concernait une infraction de « diffamation » dans le contexte d’allégations relatives à la sexualité d’un mineur, la Cour a dit que « [m]ême si la liberté d’expression et la confidentialité des communications sont des préoccupations primordiales et si les utilisateurs des télécommunications et des services Internet doivent avoir la garantie que leur intimité et leur liberté d’expression seront respectées, cette garantie ne peut être absolue, et elle doit parfois s’effacer devant d’autres impératifs légitimes tels que la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales ou la protection des droits et libertés d’autrui ». La Cour a rejeté l’argument du Gouvernement consistant à dire que le requérant avait la possibilité d’obtenir des dommages et intérêts du fournisseur d’accès à Internet, jugeant que cette voie de réparation n’était pas suffisante dans les circonstances de cette affaire. Elle a précisé qu’il aurait dû y avoir un recours permettant d’identifier l’auteur des faits répréhensibles et de le traduire en justice. Or, à l’époque, le cadre réglementaire de l’État défendeur ne permettait pas d’ordonner au fournisseur d’accès à Internet de divulguer les informations requises à cette fin (ibidem, §§ 47 et 49). Même si l’affaire K.U. c. Finlande concernait des agissements constitutifs d’une infraction pénale en droit interne et une intrusion dans la vie privée de la victime plus grave que celle en jeu en l’espèce, il ressort à l’évidence du raisonnement tenu par la Cour dans cette affaire que, pour important qu’il soit, l’anonymat sur l’Internet doit néanmoins être mis en balance avec d’autres droits et intérêts.
150. En ce qui concerne l’établissement de l’identité des auteurs de commentaires dans le cadre d’une procédure civile, la Cour note que les parties ne sont pas du même avis quant à la possibilité en pratique d’y parvenir. Sur la base des informations qu’elles lui ont communiquées, elle observe que, dans le cadre de la « procédure d’administration de preuves avant le procès », prévue à l’article 244 du code de procédure civile (paragraphe 40 ci-dessus), les juridictions estoniennes ont fait droit à des demandes introduites par des justiciables qui, s’estimant diffamés, souhaitaient que des journaux en ligne ou des portails d’actualités révèlent les adresses IP des auteurs des commentaires supposément diffamatoires et que les fournisseurs d’accès à Internet des personnes auxquelles ces adresses IP avaient été attribuées divulguent les noms et adresses de ces personnes. Dans les exemples fournis par le Gouvernement, cette démarche a conduit à des résultats mitigés : il a été possible dans certains cas de retrouver l’ordinateur à partir duquel les commentaires avaient été envoyés, mais dans d’autres cas, cela s’est révélé impossible, pour différentes raisons techniques.
151. Selon l’arrêt rendu par la Cour d’État en l’espèce, la personne lésée avait le choix d’engager une action contre la société requérante ou contre les auteurs des commentaires. Les résultats inégaux des mesures visant à établir l’identité des auteurs des commentaires, joints au fait que la société requérante n’avait pas mis en place à cette fin d’instruments qui eussent permis aux éventuelles victimes de discours de haine d’introduire une action efficace contre les auteurs des commentaires, amènent la Cour à conclure que la Cour d’État a fondé son arrêt sur des motifs pertinents et suffisants. La Cour rappelle également dans ce contexte que, dans l’arrêt Krone Verlag (no 4), elle a jugé que faire peser sur l’entreprise de médias – dont la situation financière est généralement meilleure que celle de l’auteur des propos diffamatoires – le risque de devoir verser une réparation à la personne diffamée ne constituait pas en soi une ingérence disproportionnée dans l’exercice par pareille entreprise de sa liberté d’expression (Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche (no 4), no 72331/01, § 32, 9 novembre 2006).

iv. Les mesures prises par la société requérante

152. La Cour note que la société requérante affichait sur son site web le nombre de commentaires recueillis par chaque article. Elle estime dès lors que les éditeurs du portail d’actualités ne devaient avoir aucun mal à repérer les endroits où avaient lieu les échanges les plus animés. L’article en cause en l’espèce avait recueilli 185 commentaires, soit apparemment bien plus que la moyenne. La société requérante a retiré les commentaires en question environ six semaines après leur mise en ligne sur le site, sur notification des avocats de la personne visée (paragraphes 17 à 19 ci-dessus).
153. La Cour observe que la Cour d’État a dit dans son arrêt que, « [e]n raison de son obligation légale de faire en sorte de ne pas porter préjudice à autrui, la [société requérante] aurait dû empêcher la publication de commentaires clairement illicites de par leur teneur », tout en déclarant par ailleurs que, « une fois les commentaires publiés, [et alors qu’elle] aurait dû être consciente de leur teneur illicite, [elle] ne les [avait] pas retirés du portail de sa propre initiative (paragraphe 16 de l’arrêt repris au paragraphe 31 ci-dessus). La haute juridiction n’a donc pas tranché expressément la question de savoir si la société requérante était dans l’obligation d’empêcher la mise en ligne des commentaires sur son site web ou s’il aurait suffi en droit interne qu’elle retirât les commentaires en question sans délai après leur publication pour que sa responsabilité ne fût pas engagée au titre de la loi sur les obligations. La Cour considère que rien dans les motifs sur lesquels la Cour d’État a fondé sa décision entraînant une ingérence dans les droits de la requérante garantis par la Convention ne permet de dire qu’elle entendait restreindre les droits de l’intéressée plus que cela n’était nécessaire pour parvenir à l’objectif poursuivi. Sur cette base, et eu égard à la liberté de communiquer des informations consacrée par l’article 10, la Cour partira donc du principe que l’arrêt de la Cour d’État doit être compris comme signifiant que le retrait des commentaires par la société requérante sans délai après leur publication aurait été suffisant pour lui permettre de ne pas être tenue pour responsable en droit interne. En conséquence, et au vu des conclusions qui précèdent (paragraphe 145 ci-dessus), selon lesquelles il y a lieu de considérer que la société requérante exerçait un contrôle important sur les commentaires publiés sur son portail, la Cour ne n’estime pas que l’imposition à l’intéressée d’une obligation de retirer de son site web, sans délai après leur publication, des commentaires constitutifs d’un discours de haine et d’incitation à la violence, dont on pouvait donc comprendre au premier coup d’œil qu’ils étaient clairement illicites, ait constitué, en principe, une ingérence disproportionnée dans l’exercice par celle-ci de sa liberté d’expression.
154. La question pertinente en l’espèce est donc celle de savoir si la conclusion des juridictions nationales selon laquelle, la société requérante n’ayant pas retiré les commentaires sans délai après leur publication, il était justifié de la tenir pour responsable, reposait sur des motifs pertinents et suffisants. À cet égard, il y a lieu de rechercher tout d’abord si la société requérante avait ou non mis en place des mécanismes aptes à filtrer les commentaires constitutifs de discours de haine ou de discours incitant à la violence.
155. La Cour note que la société requérante avait pris certaines mesures à cette fin. Il y avait sur le portail d’actualités Delfi une clause limitative indiquant que c’étaient les auteurs des commentaires – et non la société requérante – qui assumaient la responsabilité de leurs propos, et avertissant qu’il était interdit de déposer des commentaires contraires aux bonnes pratiques ou contenant des menaces, des injures, des obscénités ou des grossièretés, ou incitant à l’hostilité, à la violence ou à la commission d’actes illégaux. De plus, le portail comportait un système automatique de suppression des commentaires repérés à partir de la racine de certains mots grossiers ainsi qu’un système de retrait sur notification dans le cadre duquel toute personne pouvait porter les commentaires inappropriés à l’attention de ses administrateurs en les signalant par un simple clic sur un bouton prévu à cet effet. En outre, il arrivait que les administrateurs du portail retirent de leur propre initiative des commentaires inappropriés.
156. La Cour considère donc que l’on ne peut pas dire que la société requérante ait totalement négligé son obligation de faire en sorte de ne pas porter préjudice à autrui. Néanmoins, et c’est là un élément plus important, le filtre automatique basé sur certains mots n’a pas permis de bloquer les propos odieux relevant du discours de haine ou de l’incitation à la violence déposés par les lecteurs et a ainsi limité la capacité de la société requérante à les retirer rapidement. La Cour rappelle que la majorité des mots et des expressions contenus dans ces commentaires n’étaient pas des métaphores sophistiquées, des tournures ayant un sens caché ou des menaces subtiles. Les propos en cause étaient des expressions manifestes de haine et des menaces flagrantes à l’intégrité physique de L. Ainsi, même si le filtre automatique a pu être utile dans certains cas, les faits de la cause démontrent qu’il n’a pas été suffisant pour détecter des commentaires dont le contenu ne constituait pas un discours protégé par l’article 10 de la Convention (paragraphe 136 ci dessus). La Cour observe qu’en conséquence de cette défaillance du mécanisme de filtrage, ces commentaires clairement illicites sont restés en ligne pendant six semaines (paragraphe 18 ci-dessus).
157. La Cour note à cet égard qu’à certaines occasions, les administrateurs du portail ont effectivement retiré des commentaires inappropriés de leur propre initiative et que, apparemment quelque temps après les faits à l’origine de la présente affaire, la société requérante a mis en place une équipe de modérateurs affectés spécialement à cette tâche. Eu égard au fait que tout un chacun dispose de multiples possibilités pour faire entendre sa voix sur Internet, la Cour considère que l’obligation pour un grand portail d’actualités de prendre des mesures efficaces pour limiter la propagation de propos relevant du discours de haine ou appelant à la violence – la problématique en jeu en l’espèce – ne peut en aucun cas être assimilée à de la « censure privée ». Tout en reconnaissant que « les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information » (Ahmet Yıldırım, précité, § 48, et Times Newspapers Ltd, précité, § 27), la Cour répète qu’elle est aussi consciente de ce que les communications en ligne et leur contenu risquent de porter préjudice à autrui (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel, précité, § 63 ; voir aussi Mosley, précité, § 130).
158. De plus, en fonction des circonstances, il peut ne pas y avoir de victime individuelle identifiable, par exemple dans certains cas de discours de haine visant un groupe de personnes ou d’un discours incitant directement à la violence, comme dans plusieurs des commentaires en cause en l’espèce. Par ailleurs, même lorsqu’il y a une victime individuelle, elle peut ne pas être en mesure de notifier au prestataire de services Internet la violation alléguée de ses droits. La Cour attache du poids à la considération qu’il est plus difficile pour une victime potentielle de propos constitutifs d’un discours de haine de surveiller continuellement l’Internet que pour un grand portail d’actualités commercial en ligne d’empêcher la publication de pareils propos ou de retirer rapidement ceux déjà publiés.
159. Enfin, la Cour relève que la société requérante la prie (paragraphe 78 ci-dessus) de tenir dûment compte du fait qu’elle avait mis en place un système de retrait sur notification. Accompagné de procédures efficaces permettant une réaction rapide, ce système peut, de l’avis de la Cour, constituer dans bien des cas un outil approprié de mise en balance des droits et des intérêts de tous les intéressés. Toutefois, dans des cas tels que celui examiné en l’espèce, où les commentaires déposés par des tiers se présentent sous la forme d’un discours de haine et de menaces directes à l’intégrité physique d’une personne, au sens de sa jurisprudence (paragraphe 136 ci dessus), la Cour considère, comme exposé ci-dessus (paragraphe 153), que pour protéger les droits et intérêts des individus et de la société dans son ensemble, les États contractants peuvent être fondés à juger des portails d’actualités sur Internet responsables sans que cela n’emporte violation de l’article 10 de la Convention, si ces portails ne prennent pas de mesures pour retirer les commentaires clairement illicites sans délai après leur publication, et ce même en l’absence de notification par la victime alléguée ou par des tiers.

v. Les conséquences pour la société requérante

160. Enfin, pour ce qui est des conséquences que la procédure interne a eues pour la société requérante, la Grande Chambre note que celle-ci a été condamnée à verser à la partie lésée pour dommage moral une somme équivalant à 320 EUR. Elle considère comme la chambre que cette somme ne peut nullement passer pour disproportionnée à l’atteinte aux droits de la personnalité constatée par les juridictions internes, compte tenu aussi du fait que la société requérante exploitait à titre professionnel l’un des plus grands portails d’actualités sur Internet d’Estonie (paragraphe 93 de l’arrêt de la chambre). La Cour souligne à cet égard qu’elle prend aussi en compte l’issue des affaires portant sur la responsabilité des exploitants de portails d’actualités sur Internet tranchées par les juridictions nationales après l’affaire Delfi (paragraphe 43 ci-dessus). Elle observe que dans ces affaires, les juridictions inférieures ont suivi l’arrêt rendu par la Cour d’État dans l’affaire Delfi mais n’ont pas octroyé de dommages et intérêts pour préjudice moral. En d’autres termes, le résultat concret pour ces exploitants dans les affaires postérieures à Delfi est qu’ils ont dû retirer les commentaires injurieux mais n’ont pas eu à verser d’indemnisation pour dommage moral.
161. La Cour observe aussi qu’il n’apparaît pas que la société requérante ait dû changer son modèle d’entreprise du fait de la procédure interne. Selon les informations disponibles, le portail d’actualités Delfi est demeuré l’une des plus grandes publications sur Internet d’Estonie, et de loin le plus populaire pour ce qui est du dépôt de commentaires, dont le nombre n’a cessé d’augmenter. Le dépôt de commentaires anonymes – à côté duquel existe désormais la possibilité de laisser des commentaires en tant qu’utilisateur inscrit, qui sont montrés aux internautes en premier – demeure prédominant, et la société requérante a mis en place une équipe de modérateurs qui exerce une modération a posteriori des commentaires publiés sur le portail (paragraphes 32 et 83 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour conclut que l’atteinte portée à la liberté d’expression de la société requérante n’a pas non plus été disproportionnée pour cette raison.

vi. Conclusion

162. Sur la base de l’appréciation in concreto des éléments précités, et compte tenu du raisonnement de la Cour d’État en l’espèce, en particulier du caractère extrême des commentaires en cause, du fait qu’ils ont été déposés en réaction à un article publié par la société requérante sur un portail d’actualités qu’elle exploite à titre professionnel dans le cadre d’une activité commerciale, de l’insuffisance des mesures que ladite société a prises pour retirer sans délai après leur publication des commentaires constitutifs d’un discours de haine et d’une incitation à la violence et pour assurer une possibilité réaliste de tenir les auteurs des commentaires pour responsables de leurs propos, ainsi que du caractère modéré de la sanction qui lui a été imposée, la Cour juge que la décision des juridictions internes de tenir la société requérante pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur. Dès lors, la mesure litigieuse ne constituait pas une restriction disproportionnée du droit de la société requérante à la liberté d’expression.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

DECISION

Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 16 juin 2015.

***

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante commune aux juges Raimondi, Karakas, De Gaetano and Kjølbro ;
– opinion concordante du juge Zupančič ;
– opinion dissidente commune aux juges Sajó et Tsotsoria.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI, KARAKAŞ, DE GAETANO ET KJØLBRO

(Traduction)

1. Nous souscrivons à la conclusion de non-violation de l’article 10 de la Convention. Nous aimerions toutefois préciser notre position sur deux points : 1) la lecture que fait la Cour de l’arrêt de la Cour d’État, et 2) les principes sur lesquels repose l’appréciation de la Cour.
2. Premièrement, la lecture que fait la Cour de l’arrêt de la Cour d’État (paragraphes 153 et 154 de l’arrêt) est déterminante pour l’appréciation de l’affaire.
3. La haute juridiction a adopté sa décision en considérant notamment qu’il découlait de l’obligation de faire en sorte de ne pas porter préjudice à autrui que Delfi « aurait dû empêcher la publication de commentaires clairement illicites de par leur teneur ». De plus, elle a dit que, une fois les commentaires publiés, Delfi, « qui aurait dû être consciente de leur teneur illicite, ne les a[vait] pas retirés du portail de sa propre initiative ». La Cour d’État a jugé que l’« inertie » de Delfi était « illicite » et que Delfi était responsable car cette société « n’avait pas prouvé qu’elle n’avait pas commis de faute » (extraits cités au paragraphe 31 de l’arrêt).
4. Il y a deux manières de lire l’arrêt de la Cour d’État : 1) Delfi est responsable car elle n’a pas « empêché » la publication des commentaires illicites, sa responsabilité étant aggravée par le fait qu’elle n’a pas « retiré » les commentaires par la suite, ou 2) Delfi n’a pas « empêché » la publication des commentaires illicites et, comme elle ne les a ensuite pas « retirés » rapidement, elle en est responsable.
5. La Cour a décidé d’adopter la deuxième lecture de l’arrêt de la Cour d’État, évitant ainsi de trancher la délicate question de la responsabilité éventuelle d’un portail d’actualités qui n’a pas « empêché » la publication de commentaires illicites déposés par les internautes. Or si la Cour avait adopté la première lecture de cet arrêt, l’affaire aurait peut-être connu une autre issue.
6. Si on lisait l’arrêt de la Cour d’État de la première manière, cela consacrerait une interprétation de la législation interne entraînant le risque d’imposer une charge excessive à un portail d’actualités tel que Delfi. En fait, pour éviter d’être tenu pour responsable des commentaires émanant des lecteurs de ses articles, un portail d’actualités devrait empêcher la publication de tels commentaires (et devrait également retirer les commentaires de ce type déjà publiés). Cela nécessiterait probablement en pratique la mise en place d’un système de contrôle efficace, qu’il soit automatique ou manuel. En d’autres termes, un portail d’actualités pourrait devoir exercer un contrôle préalable afin d’éviter de publier les commentaires manifestement illicites rédigés par ses lecteurs. En outre, si la responsabilité d’un portail d’actualités était étroitement liée au caractère manifestement illicite des commentaires sans qu’il soit nécessaire que le plaignant prouve que le portail savait ou aurait dû savoir que les commentaires allaient être ou avaient été publiés sur son site, le portail serait en pratique contraint de partir de l’hypothèse que les lecteurs pouvaient poster de tels commentaires et donc de prendre les mesures nécessaires pour éviter leur publication, ce qui concrètement requerrait la mise en place d’un système de contrôle préalable.
7. C’est pourquoi, à notre avis, si l’on juge un portail d’actualités responsable lorsqu’il n’a pas « empêché » la publication de commentaires déposés par les internautes, cela signifie que le portail doit exercer un contrôle préalable sur tous les commentaires émis par les internautes sans exception pour ne pas être tenu pour responsable de la présence de commentaires illicites. Or cela peut conduire à une ingérence disproportionnée dans l’exercice par le portail de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10.
8. Deuxièmement, la Cour aurait dû indiquer plus clairement les principes sur lesquels elle se fonde pour conclure à la non-violation de l’article 10, au lieu de suivre un raisonnement spécifiquement adapté à l’affaire en cause, avec la conséquence que les principes pertinents devront être énoncés plus clairement dans la jurisprudence ultérieure.
9. À notre avis, la Cour aurait dû saisir cette occasion pour exposer plus clairement les principes applicables pour l’appréciation d’une affaire telle que l’espèce.
10. Un portail d’actualités tel que Delfi, qui invite les lecteurs de ses articles à déposer des commentaires qu’il rend publics, assume les « devoirs et responsabilités » qui sont prévus dans la législation interne. De plus, il découle de l’article 8 de la Convention que les États membres ont l’obligation de protéger de manière effective la réputation et l’honneur des individus. Dès lors, l’article 10 de la Convention ne peut être compris comme interdisant aux États membres d’imposer des obligations à un portail d’actualités tel que Delfi qui autorise les lecteurs à déposer des commentaires qui sont rendus publics. En fait, les États membres peuvent dans certaines circonstances être tenus d’agir ainsi afin de protéger l’honneur et la réputation d’autrui. Ainsi, ils peuvent décider qu’un portail doit être considéré comme l’éditeur des commentaires en question. En outre, ils peuvent prévoir que les portails d’actualités pourront être tenus pour responsables des commentaires clairement illicites tels que les insultes, les menaces et les discours de haine qui sont émis par les internautes et qu’ils rendent publics. Toutefois, lorsqu’ils exercent leur pouvoir en ce sens, les États membres doivent respecter les obligations qui leur incombent en vertu de l’article 10 de la Convention. Partant, la législation interne ne doit pas limiter la liberté d’expression en imposant aux portails d’actualités un fardeau excessif.
11. À notre avis, les États membres peuvent tenir un portail d’actualités comme Delfi pour responsable de commentaires clairement illicites tels que des insultes, menaces et discours de haine provenant des lecteurs de ses articles si le portail savait ou aurait dû savoir que de tels commentaires avaient été ou allaient être publiés sur son site. En outre, les États membres peuvent tenir un portail d’actualités pour responsable en pareil cas si celui ci ne prend pas rapidement de mesure dès que la publication de tels commentaires sur son site est portée à sa connaissance.
12. Pour déterminer si le portail d’actualités savait ou aurait dû savoir que des commentaires clairement illicites avaient été ou pouvaient être publiés sur son site, on peut tenir compte de toutes les circonstances particulières de l’affaire qui sont pertinentes, comme la nature des commentaires, le contexte de leur publication, l’objet de l’article qui a provoqué les commentaires, la nature du portail d’actualités, l’historique de celui-ci, le nombre de commentaires suscités par l’article, l’activité sur le portail et la durée pendant laquelle les commentaires sont restés affichés sur le portail.
13. Dès lors, tenir un portail d’actualités pour responsable de commentaires clairement illicites comme des insultes, menaces et discours de haine dans de telles circonstances est de manière générale compatible avec l’article 10 de la Convention. De surcroît, les États membres peuvent aussi tenir un portail d’actualités pour responsable s’il n’a pas pris des mesures raisonnables pour empêcher la publication de commentaires clairement illicites sur son site ou pour les en retirer une fois publiés.
14. À notre avis, la Cour aurait dû exposer ces principes avec plus de clarté dans son arrêt.
15. Eu égard au caractère clairement illicite des commentaires en question ainsi qu’au fait qu’ils sont restés sur le portail pendant six semaines avant d’être supprimés, nous ne trouvons pas qu’il soit disproportionné que la Cour d’État ait jugé Delfi responsable au motif que, alors qu’elle « aurait dû être consciente de leur teneur illicite, [elle] ne les a pas retirés du portail de sa propre initiative ». Au demeurant, le fait qu’elle n’ait pas été consciente du caractère illicite de tels commentaires pendant une période aussi longue peut presque être considéré comme de l’ignorance délibérée, ce qui ne peut être invoqué comme motif pour se soustraire à la responsabilité civile.
16. C’est pourquoi nous n’avons eu aucun problème à voter avec la majorité. Nous estimons néanmoins que la Cour aurait dû saisir cette occasion pour exposer avec clarté les principes qui sous-tendent son appréciation, même si les questions que soulève l’affaire ont un caractère sensible.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE ZUPANČIČ

(Traduction)

De manière générale, j’approuve la conclusion donnée à cette affaire. J’aimerais néanmoins ajouter quelques considérations historiques et tout simplement éthiques.
L’affaire porte en substance sur la protection de l’intégrité personnelle, c’est-à-dire des droits de la personnalité en Estonie, et aura des répercussions sur la protection de ces droits ailleurs en Europe. Pendant de nombreuses années, les droits de la personnalité ont, si l’on peut dire, fait l’objet d’une discrimination par rapport à la liberté d’expression, en particulier la liberté de la presse. Dans mon opinion concordante jointe à l’arrêt Von Hannover c. Allemagne (no 59320/00, CEDH 2004 VI), j’ai écrit que « [l]a doctrine du droit de la personnalité consacre un niveau plus élevé de civilisation dans les relations interpersonnelles. » Je pense que les faits de la présente cause confirment ce constat.
Le problème vient de la grande dissemblance entre le droit coutumier, d’une part, et le droit continental, d’autre part. La notion de vie privée en droit américain, par exemple, ne trouve son origine que dans l’article fondateur de Warren et Brandeis [[Samuel D. Warren et Louis D. Brandeis, « The Right to Privacy », 4(5) Harvard Law Review 193-201 (1890). On trouvera l’article complet à l’adresse suivante :
http://www.jstor.org/stable/1321160?origin=JSTOR-pdf&seq=1#page_scan_tab_contents (mise à jour le 23 mars 2015)]], lequel, éduqué en Allemagne, a ainsi pu étudier les droits de la personnalité en allemand. La notion de vie privée, au sens du droit à ne pas être importuné, en particulier par les médias, était jusqu’alors plus ou moins inconnue dans le domaine du droit anglo américain. L’article lui-même traitait précisément de la question des abus commis par les médias. À l’évidence, il n’existait à l’époque que des médias écrits, mais cela était suffisant pour que le juge Brandeis montre son extrême indignation.
En revanche, la tradition du droit continental en matière de droits de la personnalité remonte à l’actio injuriarum du droit romain, qui protégeait contre le préjudice corporel mais aussi contre les atteintes non corporelles telles que convicium, adtemptata pudicitia et infamatio[[Voir « Personality Rights in European Torts Law », Gert Brüggemeier, Aurelia Colombi Ciacchi, Patrick O’Callaghan (éditeurs), Cambridge University Press, Cambridge 2010, p. 18 et note 51.]]. Ainsi, on peut considérer les droits de la personnalité comme les prédécesseurs des droits de l’homme et leur équivalent en droit privé. Par exemple, la protection contre la diffamation et les violations des autres droits de la personnalité procède sur le continent d’une tradition longue et impérative, tandis que les notions de libel et de slander n’en sont que les pâles copies en droit anglo américain.
D’après Jean-Christophe Saint-Paul :
« Les droits de la personnalité constituent l’ensemble des prérogatives juridiques portant sur des intérêts moraux (identité, vie privée, honneur) et le corps humain ou les moyens de leur réalisation (correspondances, domicile, image), exercés par des personnes juridiques (physiques ou morales) et qui sont sanctionnés par des actions en justice civiles (cessation du trouble, réparation des préjudices) et pénales.
Au carrefour du droit civil (personnes, contrats, biens), du droit pénal et des droits de l’homme, et aussi des procédures civile et pénale, la matière fait l’objet d’une jurisprudence foisonnante, en droit interne et en droit européen, fondée sur des sources variées nationales (Code civil, Code pénal, Loi informatique et libertés, Loi relative à la liberté de la presse) et internationales (CESDH, PIDCP, DUDH, Charte des droits fondamentaux), qui opère une balance juridictionnelle entre la protection de la personne et d’autres valeurs telles que la liberté d’expression ou les nécessités de la preuve. » [[Voir « Droits de la personnalité », Jean-Christophe Saint-Paul (éditeur), 2013 : http://boutique.lexisnexis.fr/jcshop3/355401/fiche_produit.htm (mise à jour le 23 mars 2015).]]
La situation en Allemagne est la suivante :
« Le droit général de la personnalité est reconnu dans la jurisprudence de la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof) depuis 1954 comme un droit fondamental constitutionnellement garanti par les articles 1 et 2 de la Loi fondamentale et en même temps comme l’un des « autres droits » protégés en droit civil par l’article 823 § 1 du code civil allemand (Bundesgesetzbuch – le BGB) (jurisprudence constante depuis BGHZ [Cour fédérale de justice, affaires civiles] 13, 334, 338 (…)). Il garantit face au monde entier la protection de la dignité humaine et le droit au libre développement de la personnalité. Des formes spéciales de manifestation du droit général de la personnalité sont le droit à l’image (articles 22 et suiv. de la KUG [Kunsturhebergesetz – loi sur les droits d’auteur]) et le droit au nom (article 12 du BGB). Ils garantissent la protection de la personnalité dans le domaine qu’ils régissent. »[[Voir l’affaire Marlene Dietrich, BGH 1 ZR 49/97, traduction en anglais sur le site de l’Institute for Transnational Law – Foreign Law Translations, Texas University School of Law :
http://www.utexas.edu/law/academics/centers/transnational/work_new/german/case.php?id=726 (mise à jour le 23 mars 2015).]]
Ainsi, il est presque difficile de croire que ce parallèle de droit privé avec la protection des droits de la personnalité humaine assurée plus explicitement en droit constitutionnel et en droit international a été non seulement méconnu, mais souvent même supplanté par des considérations contraires.
À mon avis, il est de plus totalement inacceptable qu’un portail Internet ou toute autre sorte de média de masse soit autorisé à publier quelque forme de commentaires anonymes que ce soit. Nous semblons avoir oublié que, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, on vérifiait l’identité des auteurs des lettres adressées à l’éditeur avant même d’envisager de les publier dans le courrier des lecteurs. Le Gouvernement convient (paragraphe 90 de l’arrêt) que les plus grands portails d’actualités internationaux n’autorisent pas les commentaires anonymes (c’est-à-dire déposés par des internautes non inscrits) et que la tendance est à ne plus permettre l’anonymat. Il indique par ailleurs que les commentaires déposés sous le couvert de l’anonymat sont souvent plus injurieux que ceux qui le sont par des utilisateurs inscrits, et que les propos virulents attirent plus de lecteurs. Il affirme que c’est précisément pour cette raison que Delfi s’est fait connaître.
En revanche, dans l’affaire Print Zeitungsverlag GmbH c. Autriche (no 26547/07, arrêt rendu le 10 octobre 2013, soit le même jour que l’arrêt de chambre dans l’affaire Delfi), la Cour a dit que l’octroi d’une somme de 2 000 euros (EUR) en dédommagement de la publication d’une lettre dans la presse écrite était – et ce à juste titre – compatible avec sa jurisprudence antérieure [[Voir l’arrêt, qui n’existe qu’en anglais, sur le site de la base de données de la Cour, Hudoc : http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx?i=001-126629 (mise à jour le 24 mars 2015)]].
Les médias de masse étaient par le passé régis par le principe évident selon lequel la grande liberté dont jouit la presse implique un niveau proportionné de responsabilité. Il est totalement inacceptable de permettre techniquement la publication de formes extrêmement agressives de diffamation, et ce uniquement dans un but grossier d’intérêt commercial, pour s’en laver ensuite les mains au motif qu’un fournisseur Internet n’est pas responsable de ces atteintes aux droits de la personnalité d’autrui.
D’après l’ancienne tradition de protection des droits de la personnalité, qui remonte au droit romain, le montant de 300 EUR environ alloué en l’espèce à titre de réparation est manifestement insuffisant pour compenser le préjudice subi par les personnes lésées. La simple comparaison avec l’affaire Print Zeitungsverlag GmbH susmentionnée, qui ne concernait que deux personnes lésées et un titre de la presse écrite au tirage très limité démontre qu’il convenait en l’occurrence d’octroyer une indemnité beaucoup plus élevée.
Je ne sais pas pourquoi les tribunaux internes hésitent à se prononcer dans ce type d’affaires et à protéger strictement les droits de la personnalité des personnes qui ont été la cible d’injures verbales aussi grossières et à leur accorder une indemnisation correcte, mais je soupçonne que notre propre jurisprudence à quelque chose à y voir.
Toutefois, la liberté d’expression, comme toute autre liberté, doit finir précisément là où commence l’atteinte à la liberté et à l’intégrité personnelle d’autrui.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SAJÓ ET TSOTSORIA

(Traduction)

Pour expliquer notre désaccord, nous présenterons une analyse détaillée et classique de l’affaire, comme le fait usuellement la Cour. Il y a toutefois des questions plus larges qui sont plus importantes que le fait que nous ne souscrivons pas au troublant écart que fait la majorité par rapport à la jurisprudence telle qu’elle est comprise par le plus grand nombre. Ces préoccupations fondamentales seront énoncées d’abord.

I.

Censure collatérale

1. Dans le présent arrêt, la Cour a approuvé un système de responsabilité qui impose aux intermédiaires Internet actifs [[L’expression « active Internet intermediaries » est utilisée dans la doctrine : voir Justin Hurwitz, « Trust and online interaction », University of Pennsylvania Law Review, Vol. 161: 1579.]] (c’est-à-dire aux hébergeurs qui fournissent leur propre contenu et ouvrent les services intermédiaires aux tiers, auxquels ils permettent de commenter ce contenu) une connaissance présumée (constructive knowledge) du contenu qu’ils hébergent. Nous estimons troublantes les conséquences potentielles de la norme ainsi fixée. Ces conséquences sont faciles à prévoir. Afin d’éviter les diffamations de toutes sortes, et peut-être toutes les activités « illégales », il faudra contrôler tous les commentaires dès le moment où ils seront déposés. En conséquence, les intermédiaires actifs et les exploitants de blogs seront fortement incités à cesser d’offrir la possibilité de laisser des commentaires, et la crainte de voir leur responsabilité engagée risquera en outre de les amener à pratiquer l’autocensure. Nous nous trouvons donc face à une invitation à l’autocensure de la pire espèce.
2. Nous regrettons que la Cour n’ait pas tenu compte des avertissements prophétiques du professeur Jack Balkin [[Jack M. Balkin, « Old-school/new-school speech regulation », Harvard Law Review 127, p. 2296 (2014)]]. Comme celui-ci l’a démontré, l’infrastructure technologique qui sous-tend les communications numériques est sujette à des formes moins visibles de contrôle de la part de régulateurs privés et publics, et la Cour vient d’ajouter une autre forme à cette panoplie. Les gouvernements n’imposent peut-être pas toujours une censure directe de l’expression, mais en exerçant une pression sur ceux qui contrôlent les infrastructures technologiques (fournisseurs d’accès Internet, etc.), et en leur imposant une responsabilité, ils créent un environnement qui a pour conséquence inévitable la censure collatérale ou privée. Il y a censure collatérale « lorsque l’État tient une partie privée (A) pour responsable des propos d’une autre partie privée (B), et que A a le pouvoir de bloquer ou de censurer les propos de B, ou de contrôler d’une autre manière l’accès à ces propos » [[Ibidem, p. 2309]]. Parce qu’il risque de voir sa responsabilité engagée par les propos d’un tiers, A est fortement incité à censurer exagérément ces propos, à en limiter l’accès, et à priver B de la possibilité de communiquer par l’intermédiaire de la plateforme que lui, A, contrôle. En pratique, la crainte d’être tenu pour responsable fait que A soumet les propos de B à un contrôle en amont et réprime même le discours protégé. « Ce qui apparaît comme un problème du point de vue de la liberté d’expression (…) peut apparaître comme une chance du point de vue des gouvernements qui ne peuvent pas facilement localiser les auteurs anonymes de certains propos et qui veulent s’assurer qu’un discours nuisible ou illégal ne se propage pas » [[Ibidem, p. 2311]]. Ces outils technologiques de contrôle du contenu avant mise en ligne aboutissent (entre autres choses) à des restrictions excessives en raison d’un manque de précision (deliberate overbreadth), à une limitation des protections procédurales (la mesure étant prise hors du contexte d’un procès), et à un transfert de la charge financière de l’erreur (l’entité chargée du filtrage privilégiera l’attitude consistant à se protéger d’une éventuelle mise en jeu de sa responsabilité plutôt que de protéger la liberté d’expression).
3. Pendant des siècles, l’imposition d’une responsabilité aux intermédiaires a été un obstacle majeur à la liberté d’expression. Ainsi, ce furent l’imprimeur Harding et sa femme que l’on arrêta pour avoir imprimé les Lettres du drapier, et non leur auteur anonyme (Jonathan Swift), qui continua de prêcher sans être inquiété. C’est pour cette raison que l’exonération de responsabilité des intermédiaires devint une question cruciale au moment de l’établissement du premier document durable dans l’histoire constitutionnelle européenne – la Constitution belge de 1831 [[Voir E. Chevalier Huyttens (éd.), Discussion du Congrès national de Belgique 1830 1831 (Tome premier, 10 novembre-31 décembre 1830), Bruxelles, Société typographique belge Adolphe Wahlen et Cie (1844). Voir le discours de Nothomb, pp. 651 652.
Le libellé spécifique de la Constitution de 1831 était le fruit d’un compromis et il ne reflétait pas l’approche fondée sur des principes des libéraux qui défendaient le constitutionnalisme (poussé), mais même ce compromis, reproduit aujourd’hui à l’article 25 de la Constitution belge, prévoit que « [l]orsque l’auteur est connu et domicilié en Belgique, l’éditeur, l’imprimeur ou le distributeur ne peut être poursuivi ». Retour en 1830 ?]]
Telle est la fière tradition humaniste de l’Europe que nous sommes appelés à faire perdurer.

Le contexte général

4. On dit souvent que la Cour est appelée à trancher le cas d’espèce, mais ce n’est là qu’une partie de notre tâche, et une telle déclaration est dangereuse de par son côté partial. Comme la Cour l’a résumé dans l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie (no 25965/04, § 197, CEDH 2010)[[Confirmé tout récemment par la Grande Chambre dans l’arrêt Konstantin Markin c. Russie ([GC], no 30078/06, § 89, CEDH 2012)]] :

« [L]es arrêts [de la Cour] servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect, par les États, des engagements qu’ils ont pris en leur qualité de Parties contractantes (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 154, série A no 25, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 86, série A no 39, et Karner c. Autriche, no 40016/98, § 26, CEDH 2003-IX). Si le système mis en place par la Convention a pour objet fondamental d’offrir un recours aux particuliers, il a également pour but de trancher, dans l’intérêt général, des questions qui relèvent de l’ordre public, en élevant les normes de protection des droits de l’homme et en étendant la jurisprudence dans ce domaine à l’ensemble de la communauté des États parties à la Convention (Karner, précité, § 26, et Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, §§ 78‑79, CEDH 2005-XII). »

5. De plus, comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC] no 48876/08, § 108, CEDH 2013) :

« Il ressort de cette jurisprudence que, pour déterminer la proportionnalité d’une mesure générale, la Cour doit commencer par étudier les choix législatifs à l’origine de la mesure (James et autres, précité, § 36). »

6. Le présent arrêt envisage expressément le contexte général (voir la section consacrée aux « remarques préliminaires », paragraphes 110 et suivants) mais sans trancher les « questions qui relèvent de l’ordre public ». Internet y est décrit comme « un outil sans précédent », et tout en indiquant qu’il présente des avantages, à peine évoqués, la majorité note que ceux-ci s’accompagnent d’un « certain nombre de risques ». Nous ne sommes pas d’accord. Internet est plus qu’une nouveauté exceptionnellement dangereuse. C’est une sphère de discours public vigoureux qui offre des possibilités nouvelles de renforcement de la démocratie. Les commentaires sont un élément crucial de ce nouveau mode, amélioré, d’échange d’idées entre les citoyens. Telle est d’ailleurs la manière dont la Cour l’a envisagé jusqu’à présent dans sa jurisprudence (Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 34, 10 janvier 2013, et Węgrzynowski et Smolczewski c. Pologne, no 33846/07, § 58, 16 juillet 2013) [[Si le passage de Pravoye Delo cité dans l’arrêt (paragraphe 128) semble refléter une position neutre quant à l’équilibre entre les bons et les mauvais côtés d’Internet, il est important de noter que dans cette affaire, les aspects négatifs ne l’ont pas emporté et que l’argument relatif au risque était suivi d’un « néanmoins » allant dans le sens des libertés sur Internet (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, §§ 63-64, CEDH 2011)]].

7. Il est à noter dans ce contexte que les treize lignes d’analyse de droit comparé de l’arrêt ne mentionnent pas de pratiques nationales spécifiques. Si de nouvelles restrictions à la publication de contenu sur Internet sont apparues récemment dans la législation d’un petit nombre de pays européens, l’approche estonienne est à peu près unique. Dans l’écrasante majorité des États membres du Conseil de l’Europe, ainsi que dans les véritables démocraties existant de par le monde, le système réglementaire repose (conformément aux exigences de l’état de droit) sur la notion de connaissance effective (actual knowledge). La règle de l’action sur notification (essentiellement du « retrait sur notification ») constitue une règle refuge. La Cour n’est pas connue pour développer des restrictions des droits lorsque ces restrictions vont à l’encontre des normes qui prévalent dans les États membres, sauf dans quelques cas où une faible majorité a jugé que des traditions morales profondément enracinées justifiaient une telle exception.

Conséquences

8. La Cour a souscrit à la norme appliquée par la Cour d’État estonienne, selon laquelle les intermédiaires actifs doivent retirer les commentaires « sans délai » après leur publication (paragraphe 153 de l’arrêt), et non sur notification ou pour d’autres motifs liés à la connaissance effective. Les intermédiaires actifs sont donc invités à exercer un contrôle en amont. De plus, les États membres vont se trouver contraints de suivre la même approche car autrement, selon la logique du présent arrêt, les droits des personnes se sentant diffamées par un commentaire ne seraient pas correctement protégés. Pour éviter les problèmes, les intermédiaires actifs se créeront donc leur propre règle refuge en désactivant tout simplement les commentaires [[Les exploitants de médias sociaux ont déjà institutionnalisé cette censure exagérée en autorisant une politique consistant à interdire les sites et les messages qui ont été « signalés », sans mener d’enquête sérieuse sur la question. La politique adoptée par Facebook est une nouvelle victoire pour la mentalité « troll ». Il est à noter que Facebook exige que (toute) la censure imposée par les internautes ait lieu dans un environnement juridique qui accorde aux prestataires de service l’immunité en vertu de l’article 230 a) de la loi sur la décence dans les communications (Communications Decency Act). Imaginez ce qui se passe là où il n’y a pas d’immunité]].
9. La Cour a conscience des conséquences malheureuses de l’adoption d’une norme que l’on ne peut respecter qu’en surveillant constamment tous les commentaires (et, implicitement, tout le contenu généré par les utilisateurs). Elle déclare donc que « la présente affaire ne concerne pas d’autres types de forums sur Internet (…), par exemple (…) les plateformes de médias sociaux où (…) le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs [hobby dans la version anglaise] » (paragraphe 116 de l’arrêt). On voit mal quelle peut être l’utilité de cette tentative de « limiter les dégâts ». La liberté d’expression ne peut être réduite aux loisirs.

II.

Le rôle de Delfi en tant qu’intermédiaire actif

10. Pour en venir au cas d’espèce, nous estimons que la Cour d’État estonienne n’a pas avancé de motifs pertinents et suffisants à l’appui de cette très forte ingérence dans l’exercice par la société requérante de ses droits et n’a pas procédé à une mise en balance adéquate, de sorte qu’il y a eu violation de la Convention.
11. La présente affaire concerne une ingérence dans l’exercice par Delfi de sa liberté d’expression en tant qu’intermédiaire actif. Delfi a publié sur son portail d’actualités un article sur la destruction de routes de glace par une compagnie de transports maritimes publics et elle a laissé aux internautes la possibilité de commenter cet article. Il est incontesté qu’il n’y avait rien d’illégal dans l’article lui-même. Les juridictions nationales ont admis, et nous sommes on ne peut plus d’accord avec cela, que Delfi se livrait à des activités journalistiques et que l’espace de commentaires qu’elle avait ouvert faisait partie du portail d’actualités. Cependant, le portail n’était pas l’auteur des commentaires, qui étaient publiés tels quels. De plus, au moins de l’avis de la chambre (voir le paragraphe 86 de son arrêt), le débat concernait un sujet qui présentait « un certain degré » d’intérêt public. Nous considérons que l’article portait sur une question d’intérêt public et que les commentaires qu’il a suscités, y compris les commentaires litigieux, faisaient partie de ce débat, même s’ils étaient peut-être excessifs ou inadmissibles. Delfi a été jugée responsable de diffamation en vertu du code civil estonien à raison des commentaires publiés dans la zone de commentaires liée à l’article. Cette condamnation concernait vingt commentaires.

La nature des commentaires

12. Tout au long de l’arrêt, la description ou la qualification des commentaires varie et demeure imprécise. La Cour d’État a sa propre interprétation : elle parle d’« insulter (…) pour rabaisser » et de « porter atteinte à la dignité humaine et (…) tourner une personne en ridicule », et juge Delfi responsable d’une atteinte à l’honneur et à la réputation de l’individu concerné. Au paragraphe 117 du présent arrêt, la Cour européenne dit que « les commentaires en cause en l’espèce (…) consistaient principalement en un discours de haine et en des propos appelant directement à la violence »[[L’expression « discours de haine » n’a pas été définie. « Il n’existe pas de définition universellement acceptée du discours de haine. Cette expression renvoie à une large gamme des messages de haine, qui vont des réflexions et commentaires injurieux, désobligeants, déplacés et véhiculant des stéréotypes négatifs relatifs à certaines personnes ou certains groupes, aux discours intimidants et provocateurs visant à susciter la violence à leur égard. En général, seuls les discours les plus haineux, c’est-à-dire ceux qui incitent à la discrimination, à l’hostilité et à la violence, sont considérés comme illégaux. » (Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les questions relatives aux minorités, Rita Izsák (A/HRC/28/64), Conseil des droits de l’homme, vingt-huitième session).
Voir aussi : http://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=15716&LangID=E#sthash.XYM1WUqO.dpuf
L’absence de notion reconnaissable dans vingt commentaires très différents rend l’application de l’arrêt imprévisible.]] (voir aussi le paragraphe 140). Cependant, selon le paragraphe 130 (« le but légitime consistant à protéger la réputation et les droits d’autrui »), l’infraction en cause concerne la réputation et les droits d’autrui, droits qui ne sont pas spécifiés. On ne sait pas bien alors à quels commentaires s’applique cette considération. Le commentaire selon lequel « un homme bien vit longtemps, un gros nul vit un jour ou deux » (commentaire no 9 – paragraphe 18 de l’arrêt) relève-t-il de l’appel à la violence ? [[La Cour a des exigences relativement claires quant à ce qui constitue un appel inadmissible à la violence (Sürek c. Turquie (no 1) ([GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999 IV), Dağtekin c. Turquie (no 36215/97, 13 janvier 2005), Erbakan c. Turquie (no 59405/00, § 56, 6 juillet 2006), Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France ([GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 56-58, CEDH 2007 IV), Otegi Mondragon c. Espagne (no 2034/07, § 54, CEDH 2011) et Vejdeland c. Suède (no 1813/07, § 55, 9 février 2012))]].
13. Il est dommage que la qualification des commentaires demeure obscure. Ce qui est réellement troublant dans ces commentaires n’a jamais été dit clairement : un certain nombre d’entre eux sont racistes. Ainsi, le commentaire no 2 est un catalogue de stéréotypes antisémites qui se termine par une référence à l’anéantissement par le feu du destinataire du commentaire, désigné comme juif.
14. Nous ne débattrons pas ici de la mesure dans laquelle certains des commentaires répondent aux exigences strictes en vertu desquelles ils seraient constitutifs d’incitation à la violence, compte tenu de la nature d’Internet. Un appel à la violence ou l’expression du souhait qu’une personne soit tuée ont-ils les mêmes effets sur Internet que les mêmes propos tenus face à face dans une situation telle que celle de l’espèce ? Il ne s’agit pas ici d’un appel aux armes lancé par un groupe extrémiste. La réponse à cette question doit être l’aboutissement d’un processus judiciaire en bonne et due forme. Il n’a pas été engagé d’action pénale contre les auteurs des commentaires, malgré la référence au lynchage [[Il était pertinent dans Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 54-56, CEDH 2007 V), aux fins de la détermination de l’intérêt du Gouvernement en jeu, qu’aucune action pénale n’eût été engagée contre le requérant ; c’est pourquoi l’argument relatif à la protection de la sécurité nationale a été jugé dénué de pertinence]]. La question de la mesure dans laquelle ces commentaires constituent une véritable menace aurait mérité une analyse sérieuse. Or l’arrêt admet tout simplement les conclusions de la Cour d’État, qui a seulement dit que le caractère illégal de ces commentaires était manifeste (et qui, comme la Cour, les a qualifiés de différentes manières).
15. Nous nous abstiendrons aussi d’analyser l’impact de ces messages haineux quant à leur potentiel d’incitation à la violence imminente ou même d’instauration d’une haine durable ayant pour conséquence le harcèlement de L. ou de véritables menaces à son encontre. Le racisme et la volonté de contraindre autrui à vivre dans un environnement empli de haine et de menaces réelles ne peuvent pas trouver refuge dans la liberté d’expression. Pour autant, cette préoccupation légitime ne doit pas aveugler ceux qui sont appelés à prendre des mesures, et ceux-ci doivent se voir rappeler que « les réglementations de lutte contre le discours de haine font passer les sentiments réels, souvent honorables, avant les droits abstraits – ce qui semble relever du pur bon sens. Résister à l’impulsion de réduire au silence les abrutis qui vous ont blessé demande un réel effort » [[George Packer, « Mute Button », The New Yorker, 13 avril 2015]].

L’ingérence et le droit des intermédiaires actifs

16. Nul ne conteste que l’arrêt de la Cour d’État a constitué une ingérence dans l’exercice par Delfi de sa liberté d’expression, même si la nature de ce droit demeure quelque peu floue. À notre avis, les droits concernés sont les droits de la presse. Les commentaires des internautes peuvent enrichir un article. Les droits d’un intermédiaire actif comprennent celui de permettre à autrui de communiquer et de recevoir des informations.

Légalité de l’ingérence : le problème de la prévisibilité

17. Selon la méthode qui prévaut à la Cour, la question qu’il faut se poser ensuite concerne la légalité de la mesure. Dans ce cadre, il faut vérifier si la loi était prévisible. La Cour a admis que la loi applicable était le code civil et non la loi sur les services de la société de l’information. La loi sur les services de la société de l’information semble exonérer de toute responsabilité les prestataires de service et leur offrir une « règle refuge », dans le sens où, à partir du moment où le prestataire de services, lorsqu’il prend connaissance de la présence de contenu illicite, le retire promptement, sa responsabilité ne peut être engagée à raison de ce contenu. Ni les autorités internes ni la Cour n’ont expliqué pourquoi la disposition du droit contraignant de l’Union européenne, qui fait partie de l’ordre juridique national, est dénuée de pertinence en l’espèce, sauf à dire que la présente affaire porte sur la publication et non le stockage de données. Bien entendu, il n’appartient pas à notre Cour d’interpréter le droit de l’Union européenne en tant que tel. Cela ne veut pas dire, toutefois, que nous ne devons pas le considérer comme faisant partie du système interne et lui attribuer le poids constitutionnel qui lui revient. Quoi qu’il en soit, l’article 10 (responsabilité en cas de stockage) de la loi sur les services de la société de l’information fournit une « règle refuge » pour les prestataires d’un service de stockage. Dans ces conditions, une justification raisonnable devrait être requise si les juges choisissent d’appliquer le niveau de responsabilité plus élevé prévu par le code civil. Le choix (hautement problématique) d’imposer à la société requérante une responsabilité en tant que publicatrice (editor) ne traite pas la question de la suprématie du droit de l’Union européenne ni le problème de la lex specialis. Il est possible que lorsque le prestataire d’un service de stockage d’informations génère du contenu, la loi sur les services de la société de l’information soit inapplicable, mais cela doit alors être démontré et être prévisible. De plus, le prestataire de service n’a pas généré le contenu litigieux en l’espèce : ce contenu émanait des internautes. L’argument consistant à dire que la nature commerciale du stockage des données fait relever l’activité en cause du régime de responsabilité applicable aux publicateurs n’est pas convaincant. Le stockage est considéré comme une activité commerciale, sans que cela ait d’incidence au regard de la loi sur les services de la société de l’information, qui fournit une « règle refuge » pour cette activité.
18. L’une des exigences qui découlent de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. Ainsi, on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Les conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007 IV) [[Il est remarquable que le reste de cette citation n’ait pas été pris en compte dans cet arrêt. Le paragraphe d’origine renferme une nuance importante : « Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique ». En l’espèce, en revanche, la question n’est pas celle de l’emploi de termes vagues, par exemple le fait que l’expression « prestataire de services » employée dans la directive soit elle-même vague. La problématique résidait dans le fait qu’il y avait deux lois et que la société requérante croyait que la directive était applicable en tant que norme du droit de l’Union et en tant que loi spéciale, tandis que la Cour d’État a estimé que c’était l’autre loi qui était applicable, parce que le prestataire de services était un éditeur]]. Or un conseiller juridique n’aurait pas pu informer Delfi de manière suffisamment certaine que la directive relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information ne s’appliquait pas à son cas. La réponse à la question de savoir quelle loi serait applicable n’était pas évidente, à tel point même qu’en 2013 un tribunal chypriote a jugé nécessaire de poser à la Cour de justice de l’Union européenne une question préjudicielle sur un problème connexe, celui de la responsabilité des publicateurs de portail d’actualités (voir l’affaire CJUE C 291/13, Papasavvas). Si une incertitude planait en 2013 dans l’Union européenne sur une question analogue mais moins compliquée – incertitude levée en 2014 –, comment les conseils d’un juriste auraient-ils pu présenter un degré suffisant de certitude en 2006 ?
19. Qui plus est, il n’était pas prévisible que la société requérante verrait sa responsabilité engagée en vertu du code civil en tant que publicatrice des commentaires. L’arrêt de la Cour d’État lui-même mentionne un autre arrêt de la même cour en date du 21 décembre 2005. Cet arrêt, qui était peut-être déjà accessible à Delfi le 24 janvier 2006 (date de l’article), a été résumé par la Cour d’État comme suit :

« [A]ux fins de l’article 1047 de la loi sur les obligations, on devait entendre par « révélation » [avaldamine] la communication d’informations à des tiers, et par « révélateur » la personne qui communique des informations à des tiers (…) [D]ans le cas de la publication [avaldamine] d’informations dans les médias, le publicateur/révélateur [avaldaja] pouvait être aussi bien l’entreprise de médias que la personne qui lui avait transmis les informations en question. »

La Cour d’État a ensuite appliqué cette considération de la manière suivante :

« La publication d’actualités et de commentaires sur un portail Internet est aussi une activité journalistique. Cependant, la nature des médias sur Internet fait que l’on ne peut raisonnablement exiger d’un exploitant de portail qu’il édite les commentaires avant de les publier comme si son site était une publication de la presse écrite. Si l’éditeur [d’une publication de la presse écrite] est, parce qu’il les soumet à un contrôle éditorial, à l’origine de la publication des commentaires, sur un portail Internet en revanche, ce sont les auteurs des commentaires qui sont à l’origine de leur publication et qui les rendent accessibles au grand public par l’intermédiaire du portail. L’exploitant du portail n’est donc pas la personne à qui l’information est révélée. Néanmoins, en raison de l’intérêt économique que représente pour eux la publication des commentaires, aussi bien l’éditeur [väljaandja] de publications imprimées que l’exploitant d’un portail Internet sont les publicateurs/révélateurs [avaldajad] de ces commentaires en qualité de professionnels. »

20. Cela – par ailleurs – pose un sérieux problème de prévisibilité du code civil tel qu’il a été appliqué en l’espèce. La Cour d’État dit clairement que « l’on ne peut raisonnablement exiger d’un exploitant de portail qu’il édite les commentaires avant de les publier comme si son site était une publication de la presse écrite ». L’exploitant de portail Internet est appelé « publicateur/révélateur » dans la traduction française. Le terme employé en estonien (« avaldajad ») ne semble pas être le même que celui utilisé pour un éditeur (« väljaandja »). La société requérante arguait que les autres « révélateurs » ou diffuseurs (bibliothèques, librairies) n’étaient pas considérés comme des éditeurs dans le cadre du droit positif de la responsabilité délictuelle. Pourquoi présumerait-on qu’incombe à l’exploitant d’un site Internet le devoir de vigilance applicable au « väljaandja » plutôt que celui applicable au « avaldajad » ? Il y a là une contradiction qui entrave la prévisibilité. Comme la chambre l’a bien justement reconnu (au paragraphe 75 de son arrêt), les dispositions pertinentes de la Constitution, de la loi sur les principes généraux du code civil et de la loi sur les obligations étaient « assez générales et peu détaillées ». Les dispositions de la loi sur les obligations visent toutes la personne ou l’entité qui diffame – l’auteur du dommage, en l’espèce les auteurs des commentaires litigieux publiés sur le site de la société requérante – et ne traitent pas directement la situation nouvelle où un intermédiaire ouvre une plateforme pour accueillir l’expression de propos dont il n’est ni l’auteur ni l’éditeur au sens traditionnel du terme. Seul un avocat prophète aurait pu être suffisamment certain que l’exploitant du portail serait tenu pour responsable d’un commentaire dont il n’avait pas connaissance, en vertu du type de responsabilité objective appliqué aux publicateurs (éditeurs) qui ont parfaitement connaissance de tout ce qu’ils publient. On observera que les trois niveaux de juridiction compétents ont appliqué trois théories différentes de la responsabilité. Les lois formulées en termes imprécis et ambigus, et donc imprévisibles, ont un effet inhibiteur sur l’exercice de la liberté d’expression. Or une incertitude troublante persiste ici [[Dans l’affaire Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine (précitée), qui concernait un litige lié à Internet examiné sous l’angle de l’article 10, différent toutefois de celui de la présente affaire, la Cour a conclu à la violation de l’article 10 au seul motif que l’ingérence n’était pas suffisamment prévue par la loi, compte tenu notamment des problèmes particuliers qui se posent à l’ère d’Internet]].
21. La Cour a déjà dit par le passé que « la reproduction de matériaux tirés de la presse écrite et celle de matériaux tirés de l’Internet peuvent être soumises à un régime différent. Les règles régissant la reproduction des seconds doivent manifestement être ajustées en fonction des caractéristiques particulières de la technologie de manière à pouvoir assurer la protection et la promotion des droits et libertés en cause » (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel, précité, § 63). Ce point de principe fournit un repère important pour l’examen de la question de savoir si l’appli¬cation du droit interne en l’espèce était raisonnablement prévisible pour la société requérante en ce qui concerne le contenu généré par les internautes qu’elle hébergeait sur son site. Dans sa recommandation CM/Rec(2011)7 sur une nouvelle conception des médias, le Comité des Ministres a relevé que « [l]es rôles des différents acteurs [pouvaient] aisément changer et évoluer de manière fluide et sans heurts », et que la situation appelait « une approche graduelle et différenciée ».

Nécessité dans une société démocratique

22. Il faut ensuite déterminer à quel point la mesure litigieuse ayant visé à bannir le discours de haine [[L’incitation à la violence est aussi mentionnée quelquefois.]] (ce qui était la justification la plus probable pour l’ingérence, du moins de l’avis de la Cour, mais non de celui des autorités internes – voir le paragraphe 140 de l’arrêt) était nécessaire dans une société démocratique [[Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, § 88, 7 février 2012) et Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012). C’est probablement pour cette raison que l’analyse de la Cour en l’espèce se concentre sur le caractère suffisant des motifs avancés par les juridictions internes. Celles-ci n’ont toutefois examiné que de manière sélective les critères posés dans la jurisprudence de la Cour]]. La référence au conflit entre les droits protégés par l’article 8 et celui protégé par l’article 10 faite au paragraphe 139 renvoie à l’applicabilité d’un exercice de mise en balance dans le cadre d’une marge d’appréciation élargie.
23. La Cour dit d’abord, et nous sommes d’accord sur ce point, que certains des propos en cause ne sont pas protégés par la Convention. Ce constat en lui-même ne résout pas le problème, car on ne peut, dans les circonstances de l’espèce, assimiler les expressions employées par les auteurs des commentaires aux activités d’un intermédiaire actif.

Le passage à une analyse des « motifs pertinents et suffisants »

24. La Cour considère au paragraphe 142 de l’arrêt que dans le cadre de l’analyse de la proportionnalité, sa tâche consiste à déterminer « [à] la lumière du raisonnement de la Cour d’État, (…) si la décision des juridictions internes de tenir la société requérante pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances particulières de l’espèce (paragraphe 131 ci-dessus) ». Elle ne fait ici aucune référence au principe établi selon lequel, dans l’exercice de son rôle de contrôle, elle n’est pas satisfaite si l’État défendeur a usé de son pouvoir d’appréciation uniquement de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable. Il ne suffit pas que des motifs soient raisonnables pour qu’ils soient suffisants.
25. Surtout, le critère des « motifs pertinents et suffisants » n’est qu’une partie de l’analyse de la proportionnalité [[Dans les principes cités dans l’arrêt, les motifs pertinents et suffisants font partie des critères d’évaluation de la marge d’appréciation. Cela a du sens, par exemple, lorsque les autorités nationales avancent des motifs quant au caractère approprié des moyens ou des buts : si ceux-ci sont pertinents, la marge d’appréciation peut s’en trouver modifiée et l’ampleur du contrôle rétrécie. En l’espèce, toutefois, l’exigence que soient donnés des motifs pertinents et suffisants est détachée de la marge d’appréciation. La restriction d’un droit protégé par la Convention est arbitraire lorsqu’aucun motif n’est avancé pour la justifier, et elle ne peut dès lors pas être tenue pour nécessaire dans une société démocratique. Il est important pour l’état de droit et l’exercice des droits que la mesure restrictive elle-même soit assortie de motifs et que ceux-ci n’y soient pas ajoutés a posteriori. Il serait encore moins acceptable que la Cour se permette de spéculer d’elle même sur ce qu’auraient pu être ces motifs]]. Une fois que la Cour a conclu que les motifs avancés étaient pertinents et suffisants, l’analyse de la proportionnalité commence plutôt qu’elle ne finit. Le critère des « motifs pertinents et suffisants » est une question fondamentale qui permet de déterminer si et comment il y a lieu d’appliquer la marge d’appréciation ; il est pertinent aux fins de la détermination de l’existence d’un besoin social impérieux (voir toutes les références citées au paragraphe 131 de l’arrêt). Pourquoi faut-il vérifier que les motifs invoqués par les autorités internes sont pertinents et suffisants (et non pas seulement raisonnables – voir ci dessus) ? Parce que, comme la Cour l’a toujours dit, et comme elle le répète d’ailleurs dans cette affaire (paragraphe 131), « la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (…) » (elle ne s’est toutefois pas livrée en l’espèce à une évaluation de l’appréciation par les autorités nationales des faits pertinents, bien que cela eût probablement été utile).
26. La Cour a conclu que la Cour d’État avait effectivement avancé des motifs pertinents et suffisants à l’appui du niveau de responsabilité qu’elle avait appliqué. Elle est parvenue à cette conclusion après avoir examiné les éléments pertinents suivants : le contexte des commentaires, les mesures appliquées par la société requérante pour empêcher la publication de commentaires diffamatoires ou retirer ceux déjà publiés, la possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que la société requérante, et les conséquences de la procédure interne pour la société requérante. Ces éléments sont peut-être pertinents, mais d’autres considérations peuvent l’être aussi. Nous ne traiterons que le caractère suffisant de certains de ces éléments.

Extension de la responsabilité des éditeurs : les intérêts économiques de base

27. L’arrêt de la Cour d’État repose sur la présomption qu’un intermédiaire actif est un éditeur. Jusqu’à présent, la jurisprudence de la Cour européenne allait dans le sens inverse [[Ashby Donald et autres, précité, § 34, et Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 58]]. Les textes de droit international cités par la Cour soulignent l’importance d’une différenciation, compte tenu de la nature spécifique de la technologie Internet. Comme mentionné précédemment, la pertinence de cette différenciation avait été reconnue quelques mois auparavant par la Cour d’État elle-même. Or en l’espèce, elle a assimilé les éditeurs à des intermédiaires actifs : « en raison de l’intérêt économique que représente pour eux la publication de commentaires, aussi bien l’éditeur de publications imprimées que l’exploitant d’un portail Internet sont les publicateurs/révélateurs de ces commentaires en qualité de professionnels » (cité au paragraphe 112 de l’arrêt). La Cour dit ne pas voir de raison de remettre en question cette approche, même si elle relève ceci : « [Il y a eu] une certaine évolution en faveur de l’établissement d’une distinction entre les principes juridiques régissant les activités des médias imprimés et audiovisuels classiques, d’une part, et les activités des médias sur Internet, d’autre part (…) Dès lors, la Cour considère qu’en raison de la nature particulière de l’Internet, les « devoirs et responsabilités » que doit assumer un portail d’actualités sur Internet aux fins de l’article 10 peuvent dans une certaine mesure différer de ceux d’un éditeur traditionnel en ce qui concerne le contenu fourni par des tiers » (paragraphe 113 de l’arrêt). Nous sommes on ne peut plus d’accord, mais il nous est impossible de saisir comment la reconnaissance d’une différence peut conduire à assimiler les éditeurs et les intermédiaires actifs du seul fait de leur objectif commercial. La Cour semble estimer pertinente et suffisante la position de la Cour d’État. Selon cette approche, l’intérêt économique est suffisant pour que l’intermédiaire actif soit assimilé au publicateur, bien que les deux aient été considérés comme distincts dans la phrase précédente. La Cour n’explique nullement comment cela se concilie avec le texte auquel elle se réfère, à savoir la recommandation CM/Rec(2011)7 du Comité des Ministres (citée au paragraphe 46 de l’arrêt), qui appelle une « approche graduelle » à appliquer à l’intermédiaire. Les raisons complémentaires visées aux paragraphes 115 à 117 concernent la nature des propos formulés et la taille de l’intermédiaire, éléments qui ne sont ni pertinents ni suffisamment liés à la responsabilité d’un éditeur traditionnel.
28. Juger que la responsabilité de la presse (ou, dans ce contexte, de tout auteur de propos) est accrue par l’existence d’un intérêt économique s’accorde mal avec la jurisprudence. Il est vrai que la marge d’appréciation est plus large dans la sphère commerciale (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 61, CEDH 2012). « Il y a toutefois lieu de relativiser l’ampleur de [cette marge] lorsqu’est en jeu non le discours strictement « commercial » de tel individu mais sa participation à un débat touchant à l’intérêt général » (Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI). Le fait que l’article à l’origine des commentaires et la zone de commentaires (offerte gracieusement aux internautes !) relèvent de l’activité économique d’un exploitant de portail d’actualités ne change rien. L’article et son espace dédié aux commentaires sont protégés parce qu’ils facilitent et nourrissent un débat sur une question d’intérêt public.
29. Au cours des trois siècles passés, les idées développées dans le cadre d’activités à but lucratif n’ont jamais été perçues comme justifiant un abaissement du niveau de protection autrement offert à l’expression. Nous ne vivons pas dans le monde aristocratique de l’auctor romain, qui pouvait se permettre de ne pas se soucier du produit financier des idées (même s’il dépendait bien souvent du bon plaisir de l’empereur). On ne peut reprocher à un journal ou à un éditeur d’exploiter un débouché comme une entreprise commerciale. On ne peut pas s’attendre à ce que la production d’idées soit gratuite. Pour générer des idées, il faut des moyens financiers adéquats ; le bénéfice matériel et la nature commerciale de l’entreprise de presse ne sont pas (et ne peuvent pas être) des raisons de réduire le niveau de protection accordé à la presse. L’information coûte cher et une communication efficace de celle-ci est plus qu’un simple passe-temps. La même plateforme qui est comprise comme commerciale, et donc objet d’une responsabilité accrue, est aussi une plateforme permettant l’intensification et l’interactivité du discours sur une question d’intérêt public. Cet aspect n’a pas été pris en compte dans l’exercice de mise en balance.
30. Toutefois, la Cour présente au moins une considération pertinente justifiant d’étendre la responsabilité d’un intermédiaire actif. Il est vrai, certes, que l’intermédiaire actif peut exercer un contrôle sur les commentaires qui paraissent sur son site, et il est vrai également qu’en créant une zone pour les commentaires et en invitant les internautes à participer, il se livre à une activité en lien avec l’expression qui implique une responsabilité. Cependant, la nature de ce contrôle ne signifie pas que l’on puisse assimiler l’intermédiaire actif à un éditeur traditionnel.
31. Il existe d’autres différences entre celui qui publie (compris ici comme un éditeur de presse, quelqu’un qui contrôle le contenu) et un intermédiaire actif :
a) dans un journal, le journaliste est d’ordinaire un employé (bien qu’il existe de bonnes raisons de protéger un journaliste de son éditeur/employeur) ; et
b) en principe, l’éditeur est en mesure de connaître par avance le contenu d’un article à publier et possède le pouvoir décisionnel ainsi que les moyens de contrôler la publication en amont.
Contrairement à celui qui publie, l’intermédiaire actif qui, comme Delfi, héberge son propre contenu et surveille activement toutes les données (c’est-à-dire est en mesure de les lire et de les retirer après qu’elles ont été rendues accessibles), n’est qu’en partie dans une telle situation.
L’intermédiaire actif n’exerce un contrôle en amont que dans la mesure où un système de filtrage le lui permet. Il a également le pouvoir de retirer un message ou de bloquer l’accès à celui-ci. Cependant, en situation normale l’intermédiaire actif n’a aucun contrôle personnel sur l’individu qui dépose le message. Le commentateur n’est pas l’employé de celui qui publie et, dans la plupart des cas, n’est pas connu de ce dernier. La publication intervient en dehors de toute décision de celui qui publie. Ainsi donc, le niveau de connaissance et de contrôle diffère sensiblement.
32. Le contrôle présuppose la connaissance. À cet égard, la différence entre l’éditeur/le publicateur et l’intermédiaire actif est évidente.

Le niveau de responsabilité

33. Si la société Delfi ne peut être qualifiée de société d’édition, elle offre volontairement la possibilité de déposer des commentaires et, même si cette activité relève de la liberté d’expression à caractère journalistique, elle n’est pas exonérée de toute responsabilité. La loi sur les services de la société de l’information prévoit bel et bien cette responsabilité, notamment pour le stockage, comme c’est ici le cas. Cette loi fonde la responsabilité sur la « connaissance effective » et comporte une obligation de retrait prompt. Or la Cour a jugé cela insuffisant.
34. La Cour voit une considération pertinente et suffisante dans le fait que la Cour d’État ait limité la responsabilité de la société requérante à une responsabilité a posteriori. Cependant, comme indiqué au paragraphe 153 de l’arrêt, la Cour d’État a déclaré que la société requérante « aurait dû empêcher la publication de commentaires ». Que la haute juridiction ait également estimé qu’il existait une obligation de retrait une fois les commentaires publiés ne change rien à sa première déclaration. Tant une responsabilité a priori qu’une responsabilité a posteriori sont ici évoquées, ce que l’on ne peut négliger dans l’évaluation des « motifs suffisants » [[Nous comprenons l’appréciation faite par la Cour comme le constat d’un manque de clarté dans l’arrêt de la Cour d’État : « La haute juridiction n’a donc pas tranché expressément la question de savoir si la société requérante était dans l’obligation d’empêcher la mise en ligne des commentaires sur son site web ou s’il aurait suffi en droit interne qu’elle retirât les commentaires en question sans délai après leur publication pour que sa responsabilité ne fût pas engagée au titre de la loi sur les obligations » (paragraphe 153 de l’arrêt).]]. C’est selon ce critère que Delfi a été jugée responsable pour avoir révélé les informations en question, ce à quoi un retrait sur demande n’aurait rien changé.
35. L’obligation de retirer des commentaires injurieux sans connaissance effective de leur existence et immédiatement après leur publication suppose que l’intermédiaire actif exerce une surveillance constante. En pratique, il s’agit là d’une responsabilité absolue et objective, qui n’est absolument pas différente du contrôle général en amont. Aucune raison n’est présentée pour expliquer en quoi seul ce niveau de responsabilité satisfait à la protection des intérêts pertinents.
36. Existe-t-il des motifs suffisants pour justifier cette responsabilité objective, [[Il n’y a aucun moyen de disculper l’intermédiaire actif puisqu’il aurait dû savoir que du contenu illégal avait été déposé et aurait dû le retirer immédiatement.]] sous couvert des règles du code civil sur la faute ? La Cour s’est penchée sur les mesures de précaution adoptées par Delfi et les a jugées inadéquates. Il s’agissait de mesures relativement ordinaires : une clause par laquelle la société déclinait toute responsabilité en cas de contenus illégaux, un système de filtrage, une séparation entre l’article et la zone de commentaires, et un retrait immédiat sur notification. Pour la Cour, il est déterminant que le système de filtrage ait échoué. La Cour ne se penche pas sur le caractère adéquat ou non du système de filtrage (était-il à la pointe de la technologie ? peut-il y avoir une obligation d’appliquer un système de pointe ? existe-t-il une raison d’être tenu pour responsable lorsque l’on dispose d’un système de filtrage de pointe ?). La Cour estime elle-même que le filtrage aurait dû être aisé et que le système a été défaillant. Il n’y a pas d’expertise, pas de débat. On nous assure simplement que la mise en place d’une équipe de modérateurs affectés au retrait des commentaires inappropriés ne peut être assimilée à de la « censure privée ». On n’envisage pas la possibilité de mesures moins intrusives ; seul un retrait « sans délai », c’est-à-dire lors du dépôt (paragraphe 159), répond à l’objectif consistant à éliminer le discours de haine et ce qu’il engendre. [[Dans une affaire de responsabilité ordinaire, la participation de la victime est un élément à prendre en compte. Il a été reproché à Delfi d’avoir laissé le contenu illicite en ligne pendant six semaines. Pourquoi L. et son entreprise n’ont-ils pas fait suite à un article publié sur un grand portail d’actualités à propos de leurs activités économiques et signalé ces commentaires plus tôt ?]] Cet appétit insatiable de protection préventive débouche sur un raisonnement circulaire : une société d’édition a une responsabilité similaire, donc un intermédiaire actif est comme une société d’édition.
37. Ni les juridictions nationales ni l’arrêt ne présentent de motifs suffisants et pertinents justifiant une règle de responsabilité objective de facto. La Cour constate qu’elle décèle des motifs pertinents et suffisants dans l’arrêt de la Cour d’État estonienne, à savoir le caractère extrême des commentaires en cause, la nature commerciale de l’activité, l’insuffisance des mesures appliquées par la société requérante, l’intérêt d’assurer une possibilité réaliste de tenir les auteurs des commentaires pour responsables de leurs propos, et le caractère modéré de la sanction. Ce sont là apparemment les raisons qui obligent la Cour à souscrire à la connaissance présumée. La Cour considère que l’obligation absolue de retrait immédiat dès la publication (tel qu’appliquée à la société requérante) était proportionnée au but consistant à protéger les particuliers contre le discours de haine.
38. Nous dirions quant à nous que, selon l’ensemble des documents internationaux cités, un intermédiaire actif qui fournit un espace pour les commentaires ne peut pas avoir de responsabilité absolue – c’est-à-dire d’obligation absolue de connaissance ou, en pratique, de connaissance présumée. La protection de la liberté d’expression ne peut se muer en un exercice consistant à imposer des obligations. La clause des « devoirs et responsabilités » figurant au paragraphe 2 de l’article 10 n’est pas une disposition autonome : elle a été insérée dans cet article afin d’expliquer pourquoi l’exercice de la liberté en question peut faire l’objet de restrictions, lesquelles doivent être nécessaires dans une société démocratique. Elle n’est qu’une partie de l’équilibre requis par l’article 10 § 2.

Mise en balance (absence de)

39. Si l’on applique l’approche de la mise en balance, il faut aussi prendre en considération l’autre plateau de la balance. Selon la jurisprudence, il convient de bien tenir compte, notamment, des facteurs suivants :
– l’ingérence concerne la presse et le journalisme. Delfi se livrait à des activités journalistiques, en proposant un portail d’actualités et en liant aux articles un espace destiné aux commentaires. Le journalisme n’est pas exempt de toute responsabilité mais appelle un contrôle plus strict. « [L]a garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique » (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 103, CEDH 2007 V). Dans son arrêt, la Cour ne se penche pas sur la question de la bonne foi. De plus, s’agissant de journalisme en ligne et de la responsabilité d’un intermédiaire actif, il convient de tenir dûment compte du rôle de l’autorégulation de la profession ;
– la Cour a déclaré que « [s]anctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d’un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses » (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 35, Série A no 298). La Cour a jugé qu’il s’agissait là d’un principe pertinent et nous pensons nous aussi qu’il est important pour la presse, y compris pour les portails d’actualités et les intermédiaires actifs. Cependant, ce principe n’est tout simplement pas examiné dans l’arrêt ;
– ouvrir un espace pour les commentaires revient à offrir un forum permettant d’exprimer des avis sur des questions publiques. À ce titre, un tel espace contribue à un discours plus vigoureux et permet à autrui de recevoir et de communiquer des informations qui ne dépendent pas de décisions de médias centralisés. Toute restriction apportée aux moyens touche le droit de recevoir et communiquer des informations (voir, par exemple, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 49, CEDH 1999-VI) [[La Cour n’a pas inclus cette partie de la jurisprudence constante dans l’analyse des responsabilités journalistiques qu’elle a livrée au paragraphe 132, où elle note qu’il « incombe néanmoins [à la presse] de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt public ». Elle examine en l’occurrence une affaire relative à un débat sur une question d’intérêt public. Ce n’est pas ici le lieu pour exprimer nos doutes concernant l’interprétation des droits de la presse en tant que devoirs, mais nous notons que d’autres formulations sont aussi employées dans notre jurisprudence : « À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit pour le public d’en recevoir » (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche (no 31457/96, § 56, CEDH 2000‑I), Dupuis et autres c. France (no 1914/02 § 35, 7 juin 2007) et Campos Dâmaso c. Portugal (no 17107/05, § 31, 24 avril 2008)). Voir aussi Axel Springer AG (précité), §§ 80 et 79.]] ;
– le débat concernait une question d’intérêt public. Les commentaires portaient sur le comportement hautement controversé d’une grande entreprise.
40. La Cour se montre réticente à envisager la possibilité de moyens moins intrusifs, mais à notre avis quelques éléments de justification au moins s’imposent pour expliquer pourquoi seul l’équivalent d’un contrôle en amont et d’une responsabilité absolue répond aux devoirs et responsabilités mal définis des intermédiaires actifs.
41. Sans spéculer sur l’issue d’un exercice de mise en balance, nous observons que ces considérations ont été omises. Lorsqu’une partie des considérations requises n’ont pas été prises en compte dans l’exercice de mise en balance opéré par la juridiction nationale, la Cour se doit de conclure à la violation.
42. Loin de nous l’intention d’ignorer le problème du discours raciste. Le fait que l’espace réservé aux commentaires ait techniquement facilité la diffusion du racisme doit faire partie intégrante de l’analyse de la proportionnalité. En fait, la zone de commentaires facilite la diffusion de tous les points de vue de la même manière. Nous admettons toutefois, même en l’absence d’éléments spécifiques, que la probabilité que des commentaires racistes soient formulés est d’autant plus élevée qu’il y a de commentaires. Nous concédons cela, bien qu’à titre d’hypothèse uniquement, car aucun élément en ce sens n’a été produit dans le cadre de la procédure ni été évoqué par la Cour.
43. Même à supposer qu’il y ait un accroissement de la probabilité de voir figurer des propos racistes dans les zones de commentaires (hypothèse qui reste à prouver, encore une fois), il convient de s’interroger sur ce qu’est le niveau adéquat de vigilance face à un tel risque. Peut-être que le système de filtrage était inapproprié pour répondre à cette difficulté. Telle est la position que la Cour a adoptée, sans déterminer quel aurait été le niveau adéquat de vigilance en 2006, en Estonie. Nous ne savons pas et ne pouvons pas savoir. La Cour ne peut pas remplacer l’absence d’analyse au niveau interne par sa propre analyse. De plus, il n’appartient pas à la Cour d’assumer le rôle de législateur national. Nous ne pouvons pas exclure que la nécessité de combattre le discours raciste (qui est une question à caractère public et non pas simplement un droit individuel) pourrait commander un devoir de vigilance qui imposerait des obligations allant au-delà des mesures appliquées par Delfi. Mais la tâche de la Cour est de déterminer si l’ingérence des autorités nationales reposait en fait sur des motifs adéquats et crédibles. Ceux-ci sont ici absents ; il y a donc eu violation de la Convention.

ANNEXE

Nous espérons que cette affaire n’est pas le début (ou la confirmation et l’accélération) d’un autre chapitre de « mise sous silence » et ne restreindra pas le potentiel de renforcement de la démocratie que présentent les nouveaux médias. Bien souvent, les nouvelles technologies parviennent à surmonter les barrières les plus astucieuses et récalcitrantes imposées au niveau politique ou judiciaire. Mais l’histoire nous offre des exemples décourageants – et aux effets durables – de régulation des intermédiaires au moyen de la censure. À titre de rappel, nous présentons ici un bref résumé d’une tentative de censure ayant visé les intermédiaires.
Dans l’Angleterre de la Réforme, le régime d’autorisations (licensing) de l’Église catholique fut repris par l’État et devint pour celui-ci un moyen de contrôler l’ensemble des publications imprimées. Le régime d’autorisations permit à la Couronne de « censurer en amont de la publication et de condamner facilement les contrevenants ». [[Philip Hamburger, « The development of the law of seditious libel and the control of the press » (Stanford Law Review 37, pp. 661 et 673 (1985)). Voir aussi John Feather, A history of British publishing (Routledge, seconde édition (2002)).]] Ces lois éliminaient les écrits séditieux à l’endroit où se faisait la production de masse, c’est-à-dire l’imprimerie. Le système d’autorisations, qui au début prévoyait des poursuites devant la Chambre étoilée (Star Chamber), châtiait tout imprimeur qui n’avait pas reçu d’autorisation pour l’ouvrage qu’il entendait imprimer (autorisation qui dépendait de l’aval du roi). Avec l’abolition de la Chambre étoilée, les lois sur le régime d’autorisations cessèrent brièvement d’exister pendant la guerre civile anglaise. Le Parlement, toutefois, n’appréciait pas la diffusion d’idées religieuses et politiques radicales. Il décida de remplacer la censure de la Couronne par sa propre censure, ce qui permettait également de protéger les intérêts commerciaux de la corporation des imprimeurs. C’est ainsi que fut adoptée l’ordonnance (Licensing Order) du 14 juin 1643, qui restaura au profit du Parlement le régime précédemment honni de l’ordonnance sur la Chambre étoilée (autorisation en amont de la publication ; enregistrement de tout document imprimé avec le nom de l’auteur, de l’imprimeur et de l’éditeur ; recherche, saisie et destruction de tout ouvrage offensant pour le gouvernement ; et châtiment des imprimeurs et éditeurs). Après une révolution, on observe une tendance à réinventer les instruments d’oppression contre lesquels les révolutionnaires s’étaient élevés (voir aussi la loi sur les étrangers et la sédition – Alien and Sedition Act – adoptée aux États-Unis). La Compagnie des imprimeurs (Stationers’ Company) fut chargée d’exercer la censure, en échange d’un monopole sur le secteur de l’imprimerie. Le régime d’autorisations, avec les intérêts financiers de la confédération des éditeurs/imprimeurs, se révéla être un censeur plus efficace que les lois sur la diffamation séditieuse.
Ce nouveau régime d’autorisations fut ciblé par John Milton dans Areopagitica ou De la liberté de la presse et de la censure, paru en novembre 1644. C’est la résistance à l’autocensure imposée aux intermédiaires (les imprimeurs) qui a engendré Areopagitica, le premier et le plus important des manifestes pour la liberté d’expression. L’objet d’Areopagitica était de convaincre le Parlement que le régime d’autorisations n’avait pas sa place dans la libre quête de la vérité. L’auteur y plaidait qu’une presse non soumise à un tel régime déboucherait sur un marché d’idées où la vérité pourrait prévaloir. Cet ouvrage n’est pas parvenu à vaincre le sectarisme du Parlement. Nous espérons qu’il aura plus de succès aujourd’hui.

La Cour : Dean Spielmann (président), Josep Casadevall, Guido Raimondi, Mark Villiger, Işıl Karakaş, Ineta Ziemele, Boštjan M. Zupančič, András Sajó, Ledi Bianku, Nona Tsotsoria, Vincent A. De Gaetano, Angelika Nußberger, Julia Laffranque, Linos-Alexandre Sicilianos, Helena Jäderblom, Robert Spano, Jon Fridrik Kjølbro (juges) et Johan Callewaert (greffier adjoint de la Grande Chambre)

Avocats : Mes V. Otsmann et K. Turk

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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.