lundi 25 janvier 2016
Tribunal de commerce de Paris, ordonnance de référé du 20 janvier 2016
Buzzee France / Free
adresse IP - blocage - consentement - courrier électronique - email - fournisseur d'accès - spam - vie privée
Pour les motifs énoncés en son assignation Introductive d’instance en date du 18 novembre 2015, signifiée à une personne habilitée à laquelle il conviendra de se reporter quant à l’exposé des faits, la Sarl Buzzee France nous demande de :
Vu l’article 873 du Code de Procédure Civile,
Faire injonction à la Société Free, sous astreinte de 10.000 € par jour de retard à compter de la date de la décision à intervenir, de procéder au déblocage du range d’IP de 80.239.174.128 à 80.239.174.191, correspondant aux serveurs de messagerie de la Société Buzzee France, blocage qui interdit à la Société Buzzee France de rendre destinataire de ses courriels ses prospects ou clients disposant d’une adresse <@free.fr>, en l’absence de toute injonction ou demande contraire d’une autorité administrative ou judiciaire.
Condamner la Société Free à lui payer une somme de 50.000 € à titre de provision sur dommages et intérêts.
Condamner la Société Free à lui payer la somme de 5.000 € en application de l’article 700 du CPC outre les dépens de l’instance.
La Sas Free se fait représenter par son conseil et dépose des conclusions motivées dans lesquelles elle nous demande, dans le dernier état de ses écritures de :
Juger la société Buzzee France irrecevable et mal fondée en ses demandes et les rejeter
A titre reconventionnel,
Interdire à la société Buzzee France d’adresser des courriers non sollicités aux abonnés de la société Free ;
Assortir cette Interdiction d’une astreinte de 1.000 euros par infraction constatée ;
Juger que chaque infraction constatée sera constituée par chacun des courriers électroniques/mails envoyé à chacun des titulaires d’une adresse électronique « @free » ;
Condamner la société Buzzee France à lui payer la somme de 20.000 euros au titre de l’article 700 du cadre de procédure civile et à tous les dépens.
Nous constatons que les parties se présentent à l’audience du 16 décembre 2015 par leur conseil respectif. A notre demande, l’audience est renvoyée au 5 janvier 2016, audience à laquelle les parties se présentent. Après avoir écouté leurs explications, nous avons clos les débats, mis l’affaire en délibéré et annoncé que l’ordonnance serait mise à leur disposition le 20 janvier 2016.
DISCUSSION
Nous relevons que la société Buzzee France a une activité de gestion de courriers internet de masse, et d’organisation de conférences téléphoniques ; par nature, cette activité s’adresse à des professionnels, même si les conférences téléphoniques peuvent aussi intéresser, parfois, des particuliers ;
Qu’il est constant que la société Free, à plusieurs reprises, et de façon définitive depuis juillet ou octobre dernier, bloque les courriels adressés à ceux de ses clients qui ont une adresse de type …. @free.fr en provenance des serveurs qu’elle a identifiés par leur adresse IP comme étant ceux de Buzzee ; que ce faisant, elle interdit à Buzzee de communiquer par courriel avec toute personne ayant une adresse de ce type, quand bien même serait-elle un de ses clients habituels ;
1. Sur te fond de la demande de Buzzee.
Nous retenons que la demanderesse qualifie ce comportement de Free comme un trouble manifestement illicite permettant au président du tribunal « même en présence d’une contestation sérieuse, [de] prescrire en référé /es mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite » en application de l’article 873 du code de procédure civile ;
Nous retenons que la licéité du contenu des messages adressés par Buzzee n’est pas en cause et que le blocage ne résulte d’aucune injonction ou demande d’une autorité administrative habilitée ou judiciaire en application de dispositions du code des postes et communications électroniques ou du code pénal ;
Nous constatons que la société Free, qui ne conteste pas la situation, justifie son comportement par la nécessité de lutter contre les spams, en expliquant que :
– d’une part, un certain nombre de prestataires spécialisés identifient Buzzee comme une société envoyant des spams ;
– d’autre part, Buzzee s’adresse nécessairement aussi à des particuliers puisque ses conditions générales de vente parlent de « commandes reçues … qu’elles émanent de professionnels, de commerçants de sociétés ou de particuliers » et que les adresses de type …. @free.fr sont des adresses de particuliers puisqu’en général les entreprises ont un nom de domaine propre ; que s’agissant des destinataires personnes physiques, les courriels adressés par Buzzee, notamment pour des campagnes de prospection commerciale, ne satisfont pas aux dispositions de l’article L34-5 du code de la poste et des communications électroniques destinées à protéger la vie privée des utilisateurs de réseaux et services de communication électroniques ;
Que Free ajoute que les spams encombrent inutilement les réseaux de télécommunications et, par leur volume croissant, rendent plus difficile, ou plus coûteux, le maintien de la continuité et de la qualité de service que lui impose le code des postes et communications électroniques ;
Nous retenons cependant que la notion de « spams » ne découle d’aucune définition juridique et que Free n’invoque aucune disposition législative ou réglementaire qui l’autoriserait, de sa propre initiative et suivant des critères qu’elle définirait, à supprimer des messages ainsi qualifiés par elle-même de « spams » et destinés à ses clients ;
Nous constatons également que la société Free, que nous avons spécifiquement interrogée à ce sujet, reconnaît qu’aucune clause de ses conditions générales de vente à ses clients, ou contrats types, ne la mandate pour filtrer, directement ou indirectement, les messages destinés à ses clients, de manière générale ou selon des critères que préciseraient ces conditions ;
Nous notons qu’il est possible que certains messages de prospection commerciale de Buzzee, envoyés à partir de fichiers d’adresses achetés ou loués à cette fin, soient adressés à des personnes physiques et ne respectent pas les dispositions de l’article L34-5 du code des postes et communications électroniques, qui Interdit « la prospection directe au moyen de système automatisé de communications électroniques eu sens du 6° de l’article L. 32. d’un télécopieur ou de courriers électroniques utilisant les coordonnées d’une personne physique, abonné ou utilisateur, qui n’a pas exprimé préalablement son consentement à recevoir des prospections directes par ce moyen », interdiction dont la mise en oeuvre se traduit par le double principe que la personne physique destinataire du message doit avoir donné son accord préalable pour le recevoir (régime de l’ « opt-in ») et doit pouvoir revenir de manière simple, à tout moment, sur ce consentement (régime de l’ « opt-out »);
Nous retenons cependant que la société Free n’est pas chargée de veiller au respect de ces dispositions et que, quand bien même le voudrait-elle, elle n’en a pas les moyens puisqu’elle ne peut être informée du consentement du client destinataire, ni ne peut vérifier les possibilités de révocation de ce consentement, sauf à prendre connaissance du contenu des messages qu’elle achemine, ce qui lui est interdit par l’article L32-3 du code des postes et communications électroniques ;
En outre, nous relevons que Free ne justifie pas, ni même n’allègue, que sa décision de ne pas distribuer tes messages en provenance des serveurs de Buzzee est consécutive à des réclamations de certains de ses clients qui se sont plaints de recevoir des messages non sollicités et indésirables de la part de Buzzee ;
De manière plus générale, nous retenons que l’article 098·5 du code des postes et communications électroniques dispose que « l’opérateur prend les mesures nécessaires pour garantir la neutralité de ses services vis-à-vis du contenu des messages transmis sur son réseau et le secret des correspondances. A cet effet, l’opérateur assure ses services sans discrimination quelle que soit la nature des messages transmis et prend les dispositions utiles pour assurer l’intégrité des messages » et qu’ainsi l’opérateur n’a pas la liberté de ne pas acheminer certains messages de sa propre initiative et selon des critères d’appréciation qui lui sont propres ; qu’en outre, si la mauvaise foi est établie, « le fait, commis de mauvaise foi, d’ouvrir, de supprimer, de retarder ou de détourner des correspondances arrivées ou non à destination et adressées à des tiers » est une infraction pénale en application de l’article 226-15 du code pénal ;
En conséquence, retenant qu’en l’absence d’infractions spécifiques, l’accès à un réseau et la transmission de messages par internet est un droit qui s’impose aux opérateurs de télécommunications,
– Nous ordonnerons à la société Free de procéder au déblocage des serveurs d’adresses IP 80.239.128 à 80.239.191, et de les maintenir accessibles aux clients d’adresse …@free.fr, pour l’envoi comme pour la réception de courriels, sauf injonction ou demande contraire d’une autorité administrative habilitée ou judiciaire, dans les 15 jours de la signification de la décision à venir, et ce sous astreinte de 5.000 € par jour de retard pendant une durée provisoire de 30 jours à l’issue de laquelle if sera éventuellement dit droit à nouveau, déboutant pour le surplus de la demande
2. Sur les dommages et intérêts demandés par Buzzee.
Nous constatons que Buzzee réclame 50.000 € de dommages et intérêts, mais que la demanderesse, au-delà de l’affirmation qu’elle a perdu des clients et que certains de ses investissements ont été anéantis, n’apporte aucune justification, même sommaire du quantum du préjudice allégué ;
Qu’ainsi ne sont pas remplies les conditions de l’article 873 deuxième alinéa du code de procédure civile, qu’invoque Buzzee, et selon lesquelles le président du tribunal « dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, peut accorder une provision au créancier » ;
En conséquence,
– Nous débouterons la société Buzzee France de sa prétention que la société Free lui verse la somme de 50.000 € à titre de dommages et intérêts.
3. Sur les autres demandes des parties.
Compte tenu de la décision principale, nous débouterons Free de sa prétention qu’il soit fait interdiction à Buzzee, sous astreinte, d’adresser des courriels non sollicités à ses abonnés ;
Relevant que le demandeur, pour faire valoir ses droits, a dû engager des frais irrépétibles qu’il serait inéquitable de laisser à sa charge,
– Nous condamnerons la société Free à verser à la société Buzzee France la somme de 5.000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Et relevant que la société Free succombe, nous la condamnerons aux dépens de l’instance.
DECISION
Statuant par ordonnance rendue de façon contradictoire et en premier ressort, nous :
Vu l’article 873, alinéa 2, CPC.
• Ordonnons à la SAS Free de procéder au déblocage des serveurs d’adresses IP 80.239.128 à 80.239.191, et de les maintenir accessibles aux clients d’adresse … @free.fr pour l’envoi comme pour la réception de courriels, sauf injonction ou demande contraire d’une autorité administrative habilitée ou judiciaire, dans les 15 jours de la signification de la présente décision, et ce sous astreinte de 5.000 € par jour de retard pendant une durée provisoire de 30 jours à l’issue de laquelle il sera éventuellement dit droit à nouveau, déboutant pour le surplus de la demande ;
• Déboutons la Sarl Buzzee France de sa prétention que la SAS Free lui verse la somme de 50.000 € à titre de dommages et intérêts ;
• Rejetons la demande de la SAS Free qu’il soit fait interdiction à la SARL Buzzee France, sous astreinte, d’adresser des courriels non sollicités aux abonnés de la SAS Free ;
• Condamnons la Sas Free à verser à la Sarl Buzzee France la somme de 5.000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
• Condamnons en outre la Sas Free aux dépens de l’instance, dont ceux à recouvrer par le greffe liquidés à la somme de 48,74 € TTC dont 7,90 € de TVA.
La présente décision est de plein droit exécutoire par provision en application de l’article 489 CPC.
Le tribunal : Patrick Jeanjean (président), Laurence Baali (greffier)
Avocats : Me Firas Mamoun, Me Olivier lteanu, Me Yves Coursin
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