Jurisprudence : Droit d'auteur
Tribunal de grande instance de Paris, 3ème chambre 2ème section, jugement du 29 janvier 2016
Aquarelle.com / Réseau Fleuri “Flora Jet”
absence d’originalité - concurrence déloyale - concurrence parasitaire - contrefaçon - photographie - reproduction - site internet
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
La société Aquarelle.com exerce comme activité principale la vente sur Internet de fleurs, plantes et végétaux ; elle explique que chaque bouquet et chaque composition florale qui sera mis en ligne est réalisée par elle-même, dans des studios installés dans ses locaux.
La société Réseau Fleuri “Flora Jet” (ci-dessous désigné “la société Réseau Fleuri”) édite le site Internet www.florajet.com qui propose la vente de fleurs sur Internet ; elle explique qu’elle dispose d’un important catalogue de vues, d’un matériel photographique pointu et d’une école de formation.
Estimant que la société Réseau Fleuri avait commis des actes de contrefaçon voire de concurrence parasitaire à son encontre en ayant capturé et extrait de son site Internet (accessible à l’adresse aquarelle.com) des photographies de ses compositions les plus emblématiques et, après quelques « retouches » mineures, les avoir mis en ligne sur son propre site internet afin de vendre quatre type de bouquets, identiques aux siens (un bouquet de pivoines, des orchidées deux tiges, un bougainvillier et des roses rouges), la société Aquarelle.com a assigné par acte d’huissier délivré le 11 juin 2014 la société Réseau Fleuri aux fins de réparation du préjudice subi de ce fait.
Aux termes de ses conclusions n°3 notifiées par la voie électronique le 22 juin 2015, la société Aquarelle.com demande au tribunal, au visa des articles L.113-2, L.113-5, L.112-2, L. 122-4, L.331-1-3 et suivants du code la propriété intellectuelle et 1382 du code civil, sous le bénéfice de l’exécution provisoire, de :
– juger que la société Réseau Fleuri a contrefait quatre photographies (bougainvillier, pivoines, roses rouges, orchidées deux tiges) lui appartenant en les reproduisant sur son site Internet
www.florajet.com, pour vendre ses propres produits ;
– à titre subsidiaire, juger que la société Réseau Fleuri a ainsi commis des actes de concurrence parasitaire à son encontre ;
– en tout état de cause :
. condamner la société Réseau Fleuri à lui verser une somme de 80.000 € de dommages et intérêts, sauf à parfaire ;
. ordonner la publication de la décision à intervenir :
* En page d’accueil du site www.florajet.com, pendant trente jours consécutifs, en partie supérieure de la page d’accueil, dans un format correspondant à 1/4 de page, en caractères gras se détachant du fond de la page et d’une taille suffisante pour recouvrir intégralement la surface réservée à cet effet, et ce sous astreinte de 500 € par jour de retard à compter d’un mois suite à la signification de la décision ;
* Dans trois journaux au choix de la société Aquarelle.com et aux frais de la société Réseau Fleuri, sans que le coût à la charge de celle-ci ne puisse excéder 8.000 euros hors taxes par insertion ;
– condamner la société Réseau Fleuri à lui payer la somme de 5.000 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens, dont distraction au profit de la SCP Lehman & Associés, avocats, conformément à l’article 699 du même code.
Aux termes de ses conclusions n°3 notifiées par la voie électronique le 1 octobre 2015, la société Réseau Fleuri demande au tribunal, au visa des articles L.112-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle, de :
– juger que :
. les quatre photographies (pivoines, roses, orchidées à deux tiges, bougainvilliers) de la société Aquarelle.com ne sont pas originales et qu’elles ne bénéficient pas de la protection au titre du
droit d’auteur,
. la société Aquarelle.com n’a pas qualité à agir faute de prouver qu’elle est titulaire de droits d’auteur sur les quatre photographies litigieuses,
. aucun fait de parasitisme n’est qualifié,
. la société Flora Jet n’a réalisé aucun acte de contrefaçon ;
-en conséquence, rejeter l’intégralité des demandes de la société Aquarelle.com ;
-condamner la société Aquarelle.com à lui verser une somme de 5.000 € au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens, distraits au profit de Maître Bouze, sur son affirmation de droit ;
– si, à défaut de règlement spontané des condamnations prononcées dans le jugement, l’exécution forcée devrait être réalisée par l’office d’un huissier de Justice, dire que le montant des sommes retenues par l’huissier en application de l’article 10 du décret du 8 mars 2001 portant modification du décret 96/1080 du 12 décembre 1996 (tarif des Huissiers) devra être supporté par le débiteur en sus des frais irrépétibles prévus à l’article 700 du code de procédure civile.
L’ordonnance de clôture de la procédure a été prononcée le 8 octobre 2015 et l’affaire, plaidée à l’audience du 10 décembre 2015, a été mise en délibéré au 22 janvier 2016, prorogé au 29 janvier 2016.
DISCUSSION
Sur la protection des photographies litigieuses
L’article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que « l’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ».
Les dispositions de l’article L.112-1 de ce même code protègent par les droits d’auteur toutes les oeuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination, pourvu qu’elles soient des créations originales.
Selon l’article L.112-2. 9° de ce code, les oeuvres photographiques sont considérées comme oeuvres de l’esprit.
En outre, l’originalité de l’oeuvre ressort notamment de partis pris esthétiques et de choix arbitraires qui lui donnent une physionomie propre de sorte qu’elle porte ainsi l’empreinte de la personnalité de son auteur.
Enfin, il appartient à celui qui invoque la protection au titre du droit d’auteur, d’établir et de caractériser l’originalité de l’oeuvre.
En l’espèce, la société Aquarelle.com explique que les photographies en cause, dont elle revendique par ailleurs la titularité, doivent toutes être protégées parce qu’elles sont originales en raison du choix du nombre de fleurs présentées, de leur couleur, de leur maturité, de la taille des tiges, du type de feuillage choisi (espèce, couleur, quantité, etc), de la présentation (nu, en vase, en vase avec de l’eau, en pot, matière et couleur du contenant éventuel etc.), du cadrage, de la mise en contraste des couleurs et de l’éclairage.
Elle décrit plus précisément l’originalité selon elle de ses clichés en ces termes :
– La photo des pivoines représente “un bouquet romantique par la couleur rose tendre des fleurs, mais également un bouquet prestigieux du fait du nombre important de tige”.
Elle est “Délibérément contrastée entre la couleur poudrée des fleurs rondes, et les feuilles très foncées et pointues qui parsèment le bouquet et en sortent pour mettre les fleurs en relief”.
Le bouquet est représenté “ nu sur fond blanc afin de mettre en valeur la pureté des fleurs”;
– La photo de l’orchidée représente “ des orchidées bicolores roses et blanches, dont les pointes des branches étaient encore en boutons afin de montrer aux internautes que l’épanouissement de la plante est en devenir.
La prise de vue est réalisée en léger surplomb afin que le haut de la plante soit mis en valeur par rapport au bas (puisque la plante est nécessairement achetée en pot), la lumière est assez crue (on peut voir d’ailleurs sur le montage en studio qu’un miroir a été placé derrière la plante pour accentuer encore la crudité de la lumière)”.
Le bouquet est représenté “sur fond blanc afin de mettre en valeur la pureté de la plante”;
– La photo du bougainvillier représente “ un bougainvillier très dense, avec des couleurs vives et contrastées entre le presque violet des fleurs le vert très accentué des feuilles, et les quelques boutons jaunes”, créant ainsi “une sensation de profusion autour d’une plante domptée pour l’intérieur”.
Le bouquet est représenté “sur fond blanc afin de mettre en valeur la plante”;
– La photographie des roses rouges représente “LE bouquet de roses parfait : parfaitement rond, aucune fleur ne dépasse”, la société Aquarelle.com ayant choisi de “contraster au maximum la couleur rouge pour le donner un effet proche du velour, elle ne l’a éclairé que sur la gauche afin d’accentuer encore le contraste et de mettre en valeur la forme et la couleur exceptionnelle du bouquet”.
Le bouquet est représenté “nu sur fond blanc afin de mettre en valeur la pureté des fleurs”.
Selon elle, ces choix esthétiques distinguent ses photographies de celles de ses nombreux concurrents proposant à la vente des bouquets similaires, sur leur propre site Internet.
En défense, la société Réseau Fleuri rétorque que la demanderesse, faisant l’amalgame entre l’originalité des compositions florales et celle des photographies, ne décrit pas d’élément de nature à caractériser, pour chacune des photographies, l’empreinte de sa personnalité, sauf à considérer que placer des fleurs sur un fond blanc serait un « non-choix » original.
Selon elle, s’agissant du sujet même des photographies, les bouquets sont un simple assemblage de pivoines ou de roses effectué pour en faire un bouquet rond ; les orchidées à deux tiges et les bougainvilliers sont de simples plantes en pots, qui n’ont pas été composées par un fleuriste.
S’agissant des photographies en elles-mêmes, la défenderesse affirme qu’elles ne comprennent ni mise en scène originale du produit (les fleurs étant représentées seules ou dans un pot, sans éléments décoratifs particuliers), ni technique photographique particulière, choix de l’angle et de l’instant de la prise de vue.
Sur ce,
Sans qu’il soit nécessaire de distinguer le sujet des photographies et les photographies en elles-mêmes comme le fait la défenderesse, puisque ce sont ces photographies dont l’originalité est revendiquée par la demanderesse et contestée par la défenderesse, le tribunal constate en procédant à leur examen qu’elles ont pour objet des fleurs et des plantes faisant partie du fonds communs des fleuristes (à savoir des pivoines, des roses, des orchidées et des bougainvilliers) et qu’elles ont été prises par un photographe faisant état d’un simple savoir-faire technique, non protégeable par le droit d’auteur, dès lors qu’elles sont dénuées de partis pris esthétiques et de choix arbitraires (absence de décor, de lumière ou mise en scène particulière) qui leur donneraient une apparence propre, leur permettant de porter chacune l’empreinte de la personnalité de leur auteur.
En effet, non seulement le choix du sujet, à savoir des bouquets de fleurs et des plantes très courantes chez les fleuristes, est imposé au photographe, mais les choix du cadre de la prise de vue et de l’éclairage obéissent à des impératifs techniques justifiés par la nécessaire mise en valeur des produits aux fins de vente et de restitution d’une image fidèle, permettant à l’acheteur d’être par la suite satisfait de son acquisition, tout en empruntant les techniques de cadrage et de mise en lumière usuelles en la matière (fond blanc, absence de décor, fleur ou plante centrée).
Comme le souligne plus précisément la défenderesse, des représentations similaires sont très nombreuses et banales sur d’autres sites internet s’agissant tant des bouquets ronds de pivoines (sites bebloom.com, plantes-et-jardins.com), que des bouquets ronds de roses (sites mariage.fr, aunomdelarose.fr), des orchidées à deux tiges en pot ( sites florazur.fr et follementfleur.fr) et des bougainvilliers en pot ( site foliflora.com).
La société Aquarelle.com n’est en conséquence pas fondée à revendiquer la protection des clichés en cause, et dès lors, n’a pas qualité à agir en contrefaçon.
Sur la demande au titre de la concurrence parasitaire
La concurrence déloyale, tout comme le parasitisme, trouve son fondement dans l’article 1382 du code civil, qui dispose que “tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer.”
Elle doit être appréciée au regard du principe de la liberté du commerce qui implique qu’un produit qui ne fait pas l’objet de droits de propriété intellectuelle puisse être librement copié sous certaines conditions tenant à l’absence de faute par la création d’un risque de confusion dans l’esprit de la clientèle sur l’origine du produit, circonstance attentatoire à un exercice loyal et paisible du commerce.
L’appréciation de la faute au regard du risque de confusion doit résulter d’une approche concrète prenant en compte notamment le caractère plus ou moins servile, systématique ou répétitif de l’imitation, l’ancienneté d’usage, l’originalité, la notoriété de la prestation copiée.
Par ailleurs, l’action en concurrence déloyale ou en parasitisme doit reposer sur des agissements distincts de ceux qui ont été retenus pour établir la contrefaçon.
En l’espèce, la société Aquarelle.com explique que les agissements de la société Réseau Fleuri constituent à tout le moins des actes de concurrence parasitaires fautifs, condamnables sur le fondement de l’article 1382 du code civil puisqu’elle a réalisé des investissements importants en terme de travail, de savoir-faire, d’efforts intellectuels et de promotion afin de créer des photographies belles et attractives de ses produits, susceptibles de déclencher un acte d’achat, et que la reproduction de ces photographies a bien été effectuée à titre lucratif, sans d’autre justification que l’économie de l’investissement personnel ou financier à réaliser pour l’illustration d’un site commercial.
Elle affirme que ses photographies ont une valeur économique importante et que leur captation et leur usage par sa concurrente entraînent un risque de confusion important pour les internautes.
La société Réseau Fleuri rétorque que la demande de la société Aquarelle.com est contraire à la liberté du commerce et de l’industrie, qui permet l’instauration d’une concurrence saine, que la
société Aquarelle.com tente en réalité de s’arroger un monopole sur toute image de bouquets de pivoines, d’orchidées deux tiges, de roses rouges et de bougainvilliers, images pourtant banales et qu’en toute hypothèse, aucune des conditions du parasitisme n’est réunie à savoir:
– l’existence d’une valeur économique, individualisée, résultant du savoir-faire, d’un travail intellectuel et d’investissements ;
– la captation et l’utilisation intentionnelle de cette valeur économique, procurant un avantage concurrentiel ;
– une captation et une utilisation injustifiées et à titre lucratif.
Sur ce,
S’il est indéniable que la société Réseau Fleuri a fait usage de clichés similaires à ceux mis en ligne sur le site internet de la société Aquarelle.com, cette dernière est dépourvue de droit privatif sur les clichés revendiqués, étant rappelé que ces clichés sont d’une banalité telle en la matière qu’ils ne peuvent être porteur d’une valeur économique intrinsèque.
La seule reprise de quatre photographies banales, dépourvues de composition, qui s’avèrent similaires, mais non identiques, à celles utilisées aussi par d’autres fleuristes, ne permet pas davantage de retenir un usage contraire à la libre concurrence économique.
Par ailleurs, la société Aquarelle.com ne verse aux débats aucun justificatif des “investissements importants” qu’elle invoque, à savoir :
“un matériel photographique performant et des outils informatiques et logiciels nécessaires au traitement des clichés, l’organisation administrative des séances, un travail technique et intellectuel de prise de vue, la maîtrise d’un savoir-faire, un travail de sélection des clichés et de mise en ligne sur un site de commercialisation, des investissements en réalisation de site et en promotion des images vendue”, permettant de caractériser le reproche qu’elle fait à la société Réseau Fleuri de s’immiscer dans son sillage afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire.
Enfin, le risque de confusion auprès des internautes utilisateurs des sites des deux sociétés parties au litige, parmi d’autres sites, n’est pas démontré.
Il résulte de l’ensemble de ces éléments que la demande au titre de la concurrence parasitaire ne peut qu’être rejetée.
Sur les autres demandes
Compte tenu de l’issue du litige, la société Aquarelle.com sera déboutée de ses demandes d’indemnisation et de publication de la décision en page d’accueil du site www.florajet.com, ainsi que dans trois journaux de son choix.
Il y a lieu de condamner la société Aquarelle.com, partie perdante, aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
En outre, elle doit être condamnée à verser à la société défenderesse, qui a dû exposer des frais irrépétibles pour faire valoir ses droits, une indemnité au titre de l’article 700 du code de procédure civile qu’il est équitable de fixer à la somme globale de 4000 €.
En l’absence de demande formulée par la défenderesse à ce titre, il n’y a pas lieu de prononcer l’exécution provisoire.
DECISION
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et rendu en premier ressort,
-Dit que les quatre photographies dont la titularité est revendiquée par la société Aquarelle.com dans le cadre de la présente instance, à savoir des photographies de pivoines, roses, orchidées à deux tiges et bougainvilliers, ne sont pas originales et qu’en conséquence elles ne bénéficient pas de la protection au titre du droit d’auteur ;
-Dit que la société Aquarelle.com n’a pas qualité à agir en contrefaçon ;
-Dit que la société Aquarelle.com ne démontre pas de faits de concurrence parasitaire qu’aurait commis à son encontre la société Réseau Fleuri “Flora Jet” ;
-Déboute la société Aquarelle.com de ses demandes ;
-Condamne la société Aquarelle.com à verser à la société Réseau Fleuri “Flora Jet” la somme de quatre mille euros (4.000 €) au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
-Condamne la société Aquarelle.com aux entiers dépens qui seront recouvrés par Maître Marie-Laure Bouze, avocate, conformément à l’article 699 du même code.
Le Tribunal : François Ancel (1er vice-président adjoint), Françoise Barutel (vice-président), Julien Senel (vice-président), Jeanine Rostal (greffier)
Avocats : Me Hervé Lehman, Me Marie-Laure Bouze, Me Nicolas Courtier
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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.