Jurisprudence : Responsabilité
Cour de cassation, Chambre sociale, arrêt du 19 mai 2016
M. X. / Cegedim
courrier électronique - email - liberté d'expression - salarié - syndicat
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l’arrêt suivant :
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Versailles, 4 décembre 2014), que M. X…, engagé en qualité d’analyste programmeur à compter du 22 septembre 1997 par la société Dentrite, aux droits de laquelle vient la société Cegedim, a été licencié pour faute grave le 12 février 2010, au motif d’un abus manifeste de son droit d’expression ; qu’il a saisi la juridiction prud’homale pour demander la nullité de son licenciement et la condamnation de l’employeur à lui payer diverses sommes à ce titre ;
Attendu que l’employeur fait grief à l’arrêt de prononcer la nullité du licenciement et de le condamner à payer au salarié diverses sommes au titre de la rupture du contrat de travail, alors, selon le moyen :
1°/ que la tolérance, par l’employeur, de la liberté de ton employée par le salarié à son égard dans des courriers dont il est seul destinataire, n’est pas de nature à autoriser le salarié à abuser de sa liberté d’expression, en critiquant en des termes excessifs et insultants la direction de l’entreprise dans un courrier adressé à de nombreux salariés ; qu’en l’espèce, il ressort des constatations de l’arrêt attaqué qu’à la suite de la présentation d’un projet en vue de l’harmonisation des statuts collectifs du personnel, M. X… a adressé à l’ensemble des salariés concernés par ce projet et aux représentants syndicaux de l’entreprise, un courrier électronique dans lequel il critiquait en des termes virulents ce projet d’accord, employait des termes excessifs et insultants pour dénigrer la direction de l’entreprise, et notamment le directeur du personnel nommément désigné dont il remettait ouvertement en cause la probité ; qu’il avait ainsi notamment qualifié le projet d’accord de « lamentable supercherie », avait accusé la Direction de l’entreprise de procéder à « un chantage » qui « relève davantage d’une dictature que d’une relation de travail loyale » et d’ « actions sournoises et expédiées » et avait comparé le directeur du personnel à un « vendeur de cuisines » cherchant à « vendre sa sauce » en tenant « des propos incomplets, voire fallacieux » ; qu’en retenant néanmoins que les termes de ce courrier électronique, auquel le salarié avait donné la plus grande publicité au sein de l’entreprise, n’excédaient pas le droit d’expression du salarié, au motif inopérant que M. X… démontrait, par la production de courriers antérieurs échangés avec l’employeur, qu’il s’était « arrogé » une liberté de ton que l’employeur avait « supportée sans protester », la cour d’appel a violé les conséquences légales qui s’évinçaient de ses propres constatations, en violation des articles L. 1121-1, L. 1234-1, L. 1234-5 et L. 1234-9 du code du travail ;
2°/ que « la liberté d’expression dont jouit le salarié dans l’entreprise ne l’autorise à émettre des critiques sur les projets présentés par l’employeur qu’à la condition que ces critiques ne soient pas formalisées en des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs à l’encontre de la direction de l’entreprise ; qu’en l’espèce, la cour d’appel a elle-même constaté que le courrier électronique que M. X… a adressé à l’ensemble des représentants syndicaux et de nombreux salariés contenait des termes excessifs et insultants, le salarié y accusant la direction de l’entreprise de « chantage », de « dictature », d’ « actions sournoises et expédiées », d’une « lamentable supercherie » ou bien encore de chercher à « enc…cerler (les salariés) par des dispositions plus ou moins (dés)avantageuses », tout en comparant le directeur du personnel à un « vendeur de cuisines » cherchant à « vendre sa sauce » ; qu’en retenant néanmoins que les propos du salarié contenus dans ce courrier électronique n’ont pas excédé le droit d’expression, au motif inopérant que « la forme des critiques, même vives, ne peut être dissociée des critiques sur le fond » et que ces propos « n’étaient destinés qu’à éclairer d’autres salariés concernés par le même projet d’harmonisation et à défendre des droits pouvant être remis en cause », la cour d’appel a encore violé les articles L. 1121-1, L. 1234-1, L. 1234-5 et L. 1234-9 du code du travail ;
3°/ qu’en affirmant, pour dire que les propos reprochés au salarié n’excédaient pas son droit d’expression, que la forme de ces critiques ne pouvait être dissociée du fond, sans même se prononcer sur le bien-fondé de ces critiques, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1121-1, L. 1234-1, L. 1234-5 et L. 1234-9 du code du travail ;
Mais attendu qu’après avoir rappelé à juste titre que pour apprécier la gravité des propos tenus par un salarié il fallait tenir compte du contexte dans lequel ces propos avaient été tenus, de la publicité que leur avait donné le salarié et des destinataires des messages, la cour d’appel, qui a relevé que les propos incriminés avaient été tenus dans un message destiné à des salariés et représentants syndicaux à propos de la négociation d’un accord collectif pour défendre des droits susceptibles d’être remis en cause, a pu déduire de ces seuls motifs que le salarié n’avait pas abusé de sa liberté d’expression ; que le moyen n’est pas fondé ;
DECISION
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Cegedim aux dépens ;
Vu l’article 700 du code de procédure civile, condamne la société Cegedim à payer à M. X… la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du dix-neuf mai deux mille seize.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt
Moyen produit par la SCP Célice, Blancpain, Soltner et Texidor, avocat aux Conseils, pour la société Cegedim
Il est fait grief à l’arrêt infirmatif attaqué d’AVOIR dit que le licenciement de Monsieur X… est nul et d’AVOIR en conséquence condamné la société CEGEDIM à verser à Monsieur X… les sommes de 16.213,33 euros à titre d’indemnité conventionnelle de licenciement, 10.635,57 euros à titre d’indemnité de préavis et 1.063,56 euros au titre des congés payés afférents, 35.000 euros à titre de dommages et intérêts pour nullité du licenciement et 3.000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile ;
AUX MOTIFS QUE « le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, d’une liberté d’expression ; qu’il ne peut cependant en abuser en tenant des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs ; que, pour apprécier la gravité des propos tenus par le salarié, il doit être tenu compte du contexte dans lequel ces propos ont été tenus, de la publicité que leur a donné le salarié et des destinataires du message ; qu’en l’espèce, M. X… a écrit un email intitulé « point sur la fusion Dentrite Cegedim après la réunion plénière: message destiné EXCLUSIVEMENT aux ex-salariés Dentrite et aux délégués syndicaux » ; qu’il manifeste la volonté de faire connaître son opinion personnelle sur un projet d’accord soumis par la direction de la société aux représentants syndicaux avant que ces derniers ne procèdent à la consultation des salariés lors d’une réunion fixée le 26 janvier 2010 à laquelle il ne peut assister: « Je donne un avis fortement défavorable à la signature de cet accord par les syndicats et vais m’en expliquer. Bien entendu il s’agit d’un avis strictement personnel, qui n’engage que moi. Chacun est libre d’avoir une opinion contraire et de l’exprimer. Je conçois tout à fait que nos situations et objectifs professionnels soient différents. Nos délégués vont recueillir l’accord de chacun lors de la réunion qu’ils organisent mardi avant de prendre une décision concernant la signature de cet accord Ils ne manqueront pas de nous faire part de leur propre expertise sur la question étant donné que Cegedim n’en est pas à sa première fusion. » ; que la suite du mail comporte les termes relevés dans la lettre de licenciement et dont certains sont en effet excessifs (« chantage », « forme employée scandaleuse », « couteau sous la gorge », « propos incomplets voire fallacieux de M. Y… qui semble bien pressé de voir signer ce texte », « dictature », « actions sournoises et expédiées », « laissons la direction s’enliser elle-même dans ses propres erreurs » ) ou familier (« génial l’accord », « merci l’accord » « , ainsi chaque salarié aura le choix de se faire encercler par des dispositions plus ou moins (dés)avantageuses ») ; cependant que ces termes sont disséminés dans l’écrit de M. X… que cours duquel il examine et critique certains points de l’accord soumis à la signature puis envisage l’hypothèse où l’accord ne serait pas signé et ce qu’il adviendrait pour les salariés pour « dédramatiser » une telle hypothèse ; que la forme des critiques, même vives, ne peuvent être dissociées des critiques sur le fond ; qu’il ne peut être retenu, comme le fait l’employeur dans la lettre de licenciement que M. X… « remet ostensiblement en cause la capacité de réflexion de ses collègues et en particulier des représentants du personnel et les représentants syndicaux de l’entreprise » car son introduction démontre qu’il est au contraire prêt à en débattre ; qu’il a d’ailleurs immédiatement admis et corrigé une erreur sur l’un des points qu’il contestait et qu’il termine son mail en indiquant « Nos délégués corrigeront mes éventuelles erreurs d’interprétation lors de la réunion de mardi, textes à l’appui. Je ne suis pas juriste, par conséquent des jurisprudences plus récentes ont pu m’échapper » et par « je vous souhaite bonne réflexion pour donner votre avis » ; au surplus que M. X… démontre par la production d’autres courriels échangés avec l’employeur, que celui-ci a supporté sans protester, des échanges très familier et des mises en cause personnelles ; qu’ il n’a pas jugé bon d’avertir le salarié des limites de la liberté d’expression et ne lui a adressé aucun reproche sur la liberté de ton employée à son égard ; que c’est ainsi que l’employeur a déjà supporté que M. X… lui écrive en 2008, à propos de l’attribution de tickets restaurant: « expliquez moi de quel chapeau vous sortez vos barèmes de calcul. D’autant plus que vous m’annoncez cette fantaisie aujourd’hui avec un effet rétraoactif au 1er avril ! Sympa votre poisson ! que ma tête ne vous revienne pas est une chose, que vous vous la payez en est une autre! » ; que M. Thierry X… établit que cette réponse a été faite à la directrice des ressources humaines qui avait écrit : J’ai eu pour info Thierry en ligne qui bien évidemment a joué à l’imbécile », M. X… ayant été par erreur également destinataire du mail ;qu’à l’occasion d’un différend fin 2007 sur une inscription de M. X… à une formation, de dernier a écrit: « on pourrait s’amuser en vous lisant d’apprendre qu’une direction des ressources humaines peut être totalement désorganisée par… la seule absence d’un salarié (et..)Ne trouvez-vous pas contradictoire vos propos repoussant ma formation à la saint Glinglin (.) Faut-il que je m’habitue dès à présent aux promesses non tenues de la nouvelle direction? » ; que la liberté de ton que s’est arrogée M. X… est donc ancienne et n’a donné lieu à aucune sanction ni remarque ; que ce salarié compte douze ans d’ancienneté ; qu’en conséquence de ce qui précède, les propos reprochés au salarié, qui s’inscrivaient dans un mode d’expression déjà toléré à plusieurs reprises par l’employeur sans qu’il n’adresse au salarié aucune remontrance n’ont pas, au regard du contexte dans lequel ils ont été émis et des personnes à qui il était destiné, excédé le droit d’expression du salarié qui lui est reconnu par le droit du travail ; que ces propos vifs et parfois familiers trouvaient leur cause directe dans une communication de dernière minute avant une réunion où les autres salariés allaient être informés par des instances syndicales qui seraient amenées à critiquer ou approuver un projet, qu’ils n’étaient destinés qu’à éclairer d’autres salariés concernés par le même projet d’harmonisation et à défendre des droits pouvant être remis en cause ; que le droit à la liberté d’expression est une liberté fondamentale du salarié, que M. X… n’a fait qu’user de sa liberté d’expression quand il a critiqué l’accord d’harmonisation qui lui était soumis ; en conséquence le licenciement de M. X… sera donc annulé » ;
1. ALORS QUE la tolérance, par l’employeur, de la liberté de ton employée par le salarié à son égard dans des courriers dont il est seul destinataire, n’est pas de nature à autoriser le salarié à abuser de sa liberté d’expression, en critiquant en des termes excessifs et insultants la direction de l’entreprise dans un courrier adressé à de nombreux salariés ; qu’en l’espèce, il ressort des constatations de l’arrêt attaqué qu’à la suite de la présentation d’un projet en vue de l’harmonisation des statuts collectifs du personnel, Monsieur X… a adressé à l’ensemble des salariés concernés par ce projet et aux représentants syndicaux de l’entreprise, un courrier électronique dans lequel il critiquait en des termes virulents ce projet d’accord, employait des termes excessifs et insultants pour dénigrer la direction de l’entreprise, et notamment le directeur du personnel nommément désigné dont il remettait ouvertement en cause la probité ; qu’il avait ainsi notamment qualifié le projet d’accord de « lamentable supercherie », avait accusé la Direction de l’entreprise de procéder à « un chantage » qui « relève davantage d’une dictature que d’une relation de travail loyale » et d’ « actions sournoises et expédiées » et avait comparé le Directeur du personnel à un « vendeur de cuisines » cherchant à « vendre sa sauce » en tenant « des propos incomplets, voire fallacieux » ; qu’en retenant néanmoins que les termes de ce courrier électronique, auquel le salarié avait donné la plus grande publicité au sein de l’entreprise, n’excédaient pas le droit d’expression du salarié, au motif inopérant que Monsieur X… démontrait, par la production de courriers antérieurs échangés avec l’employeur, qu’il s’était « arrogé » une liberté de ton que l’employeur avait « supportée sans protester », la cour d’appel a violé les conséquences légales qui s’évinçaient de ses propres constatations, en violation des articles L. 1121-1, L.1234-1, L.1234-5 et L.1234-9 du Code du travail ;
2. ALORS QUE la liberté d’expression dont jouit le salarié dans l’entreprise ne l’autorise à émettre des critiques sur les projets présentés par l’employeur qu’à la condition que ces critiques ne soient pas formalisées en des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs à l’encontre de la direction de l’entreprise ; qu’en l’espèce, la cour d’appel a elle-même constaté que le courrier électronique que Monsieur X… a adressé à l’ensemble des représentants syndicaux et de nombreux salariés contenait des termes excessifs et insultants, le salarié y accusant la direction de l’entreprise de « chantage », de « dictature », d’ « actions sournoises et expédiées », d’une « lamentable supercherie » ou bien encore de chercher à « enc…cerler (les salariés) par des dispositions plus ou moins (dés)avantageuses », tout en comparant le Directeur du personnel à un « vendeur de cuisines » cherchant à « vendre sa sauce » ; qu’en retenant néanmoins que les propos du salarié contenus dans ce courrier électronique n’ont pas excédé le droit d’expression, au motif inopérant que « la forme des critiques, même vives, ne peut être dissociée des critiques sur le fond » et que ces propos « n’étaient destinés qu’à éclairer d’autres salariés concernés par le même projet d’harmonisation et à défendre des droits pouvant être remis en cause », la cour d’appel a encore violé les articles L. 1121-1, L.1234-1, L.1234-5 et L.1234-9 du Code du travail ;
3. ALORS, ENFIN, QU’ en affirmant, pour dire que les propos reprochés au salarié n’excédaient pas son droit d’expression, que la forme de ces critiques ne pouvait être dissociée du fond, sans même se prononcer sur le bien-fondé de ces critiques, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1121-1, L.1234-1, L.1234-5 et L.1234-9 du Code du travail.
Décision attaquée : Cour d’appel de Versailles , du 4 décembre 2014
La Cour : M. Lacabarats (président)
Avocats : SCP Célice, Blancpain, Soltner et Texidor, SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel
Source : legifrance.gouv.fr
Notre présentation de la décision
En complément
Maître Blancpain est également intervenu(e) dans l'affaire suivante :
En complément
Maître Luc-Thaler et Pinatel est également intervenu(e) dans les 3 affaires suivante :
En complément
Maître SCP Célice est également intervenu(e) dans les 13 affaires suivante :
En complément
Maître SCP Fabiani est également intervenu(e) dans les 3 affaires suivante :
En complément
Maître Soltner et Texidor est également intervenu(e) dans l'affaire suivante :
En complément
Le magistrat Lacabarats est également intervenu(e) dans les 17 affaires suivante :
* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.